Une reconstruction du printemps arabe trop partielle, mais une intéressante approche historique du Moyen Orient.
Le livre de Samir Amin, Le monde arabe dans la longue durée. Le "printemps" arabe ? , qui vient d’être réédité dans une édition revue et augmentée, se donne comme objectif, clairement exprimé dès son titre, de clarifier le rapport entre le printemps arabe et l’histoire du monde arabe dans la longue durée. Il faut entendre ici la longue durée au sens littéral du terme, en ceci que l’auteur essaie d’esquisser un portrait du monde arabo-musulman durant les vingt-cinq derniers siècles. C’est justement ce qui fait l’intérêt principal du livre : on peut y trouver une image potentiellement complète du monde arabo-musulman, expliquant non seulement la place centrale qu’occupait ce monde dans le système mondial ancien, mais également son déclin au sein du monde moderne – qui a porté à l’émergence des régimes politiques corrompus et non démocratiques contre lesquels les peuples arabes se sont soulevés.
Pourtant, si l’objectif que se donne le livre est très clair, l’analyse manque parfois de cohérence. En effet, l’auteur, bien qu’il se focalise souvent sur l’Égypte, tente de fournir une analyse socio-éco-politique de l’ensemble des pays arabes, voire musulmans. Mais un objet aussi vaste demanderait à être développé sur des centaines, voire des milliers de pages ! À moins de disposer d’outils conceptuels assez efficaces, qui permettent de dégager des thématiques communes à travers l’hétérogénéité considérable de l’histoire des pays concernés. Ce qui ne semble pas être atteint par le livre, qui, au-delà des deux thèmes récurrents de l’impérialisme et du passéisme islamiste, ne fournit pas de fils conducteurs majeurs : ainsi on y trouve, par exemple, des positions très contradictoires à l’égard d’un seul mouvement politique.
Toutefois, l’ouvrage d’Amin fournit des analyses intéressantes et nouvelles, surtout dans la deuxième partie traitant du développement historique du monde arabe (et musulman) au cours des vingt-cinq derniers siècles. La première partie, concernant les printemps arabes, et plus spécifiquement le printemps égyptien, adopte un point de vue selon nous plus sujet à caution.
Le printemps égyptien, 2011-2015 : les Frères Musulmans
Les deux premiers chapitres sont écrits à quatre ans de distance . Ainsi, dans le premier, écrit peu après l’éclatement du mouvement en 2011, l’auteur essaie-t-il de mettre en avant les raisons pour lesquelles le peuple égyptien est descendu dans la rue contre le régime de Moubarak. Dans le deuxième, il s’efforce d’expliquer pourquoi le peuple l'a fait pour la seconde fois, cette fois-ci contre le gouvernement de Morsi, des Frères Musulmans.
Tout d’abord, l’auteur analyse les conditions politiques et économiques qui ont conduit au printemps arabe, en montrant ainsi qu’il n’y avait là rien d’imprévisible. Il insiste notamment sur le fait que dans le monde arabe, on trouvait à peu près partout des régimes capitalistes « compradors » et périphériques, dont les dirigeants n’aspiraient à rien d’autre qu’à obtenir de leurs partenaires américains et européens de meilleurs contrats pour eux-mêmes et leur entourage – ce qui devait conduire à une révolte de la part des populations. Selon Amin, si ce sont les islamistes – les Frères musulmans – qui ont gagné les élections après la chute de Moubarak, c’est parce qu’ils avaient été soutenus par le régime, qui « leur avait confié la gestion de trois institutions fondamentales : l’éducation, la justice et la télévision » , et avaient ainsi gagné la confiance de la population. L’auteur insiste également sur le soutien financier et idéologique apporté par l’Arabie Saoudite aux Frères Musulmans.
Toutefois, les développements ultérieurs survenus en Égypte – c’est-à-dire le coup d’État militaire, soutenu par l’Arabie Saoudite, contre le gouvernement de Morsi en 2013 – semblent invalider cette analyse. L’auteur présente cependant le renversement de Morsi (le 30 juin 2013) comme le fait d’une révolte du peuple égyptien, en refusant la thèse du coup d’État militaire. Il argumente en insistant sur le soutien que les États-Unis et « leurs alliés subalternes européens » auraient apporté aux Frères Musulmans, afin de « désorienter et récupérer la révolution » . De même, il souligne l’acceptation volontaire de l’Islam politique réactionnaire dans les « recettes » des politiques économiques libérales, pour de nombreuses raisons, notamment la sacralisation de la propriété privée dans le Coran. Aussi, selon lui, le peuple égyptien aurait renversé le gouvernement de Morsi après avoir reconnu son caractère réactionnaire et sa connivence avec les puissances étrangères. Mais, au vu ce qui se passe actuellement en Égypte – une répression épouvantable non seulement contre les partisans des Frères Musulmans, mais aussi contre toute expression dissidente – il semble très difficile de donner crédit à la position défendue par Amin ici.
D’autre part, la raison pour laquelle l’Arabie Saoudite a rompu ses relations avec le gouvernement de Morsi reste inexpliquée. L’auteur se contente d’affirmer que le régime saoudien soutient en général les islamistes pour autant qu’ils n’essaient pas de débarrasser la théocratie de la tutelle royale. Autrement dit, dans les pays arabes du Golfe persique, l’alliance scellée dès le XVIIIe siècle par le fondateur du wahhabisme et le clan des Saoud peut être menacée si les islamistes visent à établir des régimes islamistes dirigés directement par les islamistes eux-mêmes – un peu à l’instar de ce qui s’est passé en Iran suite à la révolution de 1979. Mais cette analyse ne permet pas de rendre compte des raisons qui ont amené l’Arabie Saoudite à soutenir l’État Islamique en Iraq et en Syrie, alors même que ce dernier vise également à établir un régime islamiste dirigé directement par les islamistes !
Amin semble donc sous-estimer les développements théologiques et politiques qui ont eu lieu au sein des Frères Musulmans au cours des dernières décennies. Pour lui, du moins à l’intérieur du monde Sunnite, et hormis les confréries « soufi » , tous les courants islamistes sont réactionnaires. Pour étayer cette thèse, il donne plusieurs exemples, tirés de l’histoire récente du Moyen Orient, où les États Unis, Israël et l’Arabie Saoudite ont soutenu les groupes islamistes afin de saper et détruire les mouvements politiques progressistes et laïcs (par exemple : les Talibans en Afghanistan, ou même le Hamas en Palestine, du moins au moment de sa création). Cependant, les trajectoires historiques totalement divergentes des différents groupes islamistes les ont conduits, peut-être malgré eux-mêmes, à développer des pratiques, et par la suite des interprétations de l’Islam, fort différentes les unes des autres. La lecture que propose Amin de l’Islam politique souffre ainsi d’une tendance à l’anhistorisme, ce qui l’empêche de proposer une compréhension profonde du problème posé par l’Islam dans le Moyen Orient. Il néglige, par ailleurs, le fait que le seul pays musulman dans lequel la majorité de la population a des tendances bel et bien laïques, à savoir l’Iran, est justement le seul pays musulman où les gens ont pu constater véritablement au cours des dernières décennies qu’un régime islamiste crée beaucoup plus de problèmes sociaux qu’il n’en résout.
Ceci ne veut évidemment pas dire que tous les autres pays musulmans devront répéter, ou passer par, l’expérience iranienne. Mais, au lieu de proposer des lectures très anhistoriques et essentialistes de l’Islam, il serait peut-être plus intéressant de prendre davantage au sérieux, parmi les expériences islamistes, celles dont la portée dépasse les complots perpétués par la triade de l’Arabie Saoudite, des États Unis et d’Israël. L’Iran après la révolution de 1979, le Hezbollah libanais, le Hamas, et les Frères Musulmans égyptiens constituent de tels exemples. C’est seulement en proposant une critique certes sévère mais précise et non essentialisée de ces expériences qu’on peut espérer qu’elles ne se répètent pas ailleurs dans le monde musulman.
Le système mondial ancien
Afin d’entreprendre une analyse historique du monde arabe et musulman, l’auteur se penche sur ce qu’il appelle le « système mondial ancien », qui va de 500-300 avant notre ère jusqu’à l’avènement du modernisme capitaliste en Europe au XVe siècle. Ce monde se constituait principalement de trois centres : la région du Moyen-Orient qui se prolongeait en Asie centrale, la région du sous-continent Indien, et la région de la Chine. Selon l’auteur, dans ce monde ancien, c’était plutôt l’instance politico-idéologique qui dominait le système social, contrairement au monde actuel dans lequel c’est l’instance économique qui joue ce rôle. En effet, ce qui distingue le monde ancien de l’époque précédente c’est l’apparition de plusieurs mouvements philosophiques et religieux universalistes, qui constituent « la première grande vague des révolutions de l’histoire universelle, qui s’exprime par une vision à vocation universaliste dépassant les horizons de la pensée de terroir des époques antérieures » .
Le Moyen-Orient avait un rôle décisif dans le commerce entre l’est et l’ouest, jusqu’au XVe siècle, au moment où les puissances européennes de l’époque conduisent à contourner la région et établir une voie directe, maritime, vers la Chine et le reste du monde. C’est ainsi que la région perd, de plus en plus, sa place centrale dans le monde. À l’inverse, l’Europe avait un caractère périphérique au sein de l’ancien monde. Mais c’est justement cela, argumente l’auteur, qui lui a permis, au XVe siècle, de réaliser un saut qualitatif pour constituer un nouveau système social . Le contraste entre flexibilité des périphéries et rigidité des centres nous permet de constituer une vision des changements historiques bien différente de celle proposée dans le cadre du marxisme classique, où l’histoire est marquée par des changements incrémentaux et quantitatifs qui donnent lieu, au bout d’un certain seuil, à des changements qualitatifs. Selon la vision mise en avant par Amin, ce n’est pas tant la présence que l’absence de changements quantitatifs qui semblent rendre possible les sauts qualitatifs.
Le monde arabe entre modernité et passéisme
L’auteur se penche ensuite sur les raisons qui ont conduit au déclin du monde arabe et musulman. Il insiste sur le fait que, face à un monde capitaliste dans lequel le Moyen Orient ne joue plus de rôle central, ce sont souvent les tendances passéistes, et avant tout celles inspirées par l’Islam, qui s’imposent. Or, les sociétés musulmanes ne peuvent pas devenir véritablement modernes en suivant ce type d’orientation car « la modernité est fondée sur le principe que les êtres humains, individuellement et collectivement font leur histoire et que pour le faire ils ont le droit d’innover, de ne pas respecter la tradition » . Selon Amin, ce que les Arabes ont appelé leur Renaissance, la « Nahda », du XIXe siècle, ne constitue pas un vrai pas vers la modernité car elle a réduit celle-ci « à l’apparence immédiate de ce qu’elle produit : le progrès technique » . Cette mauvaise compréhension de la modernité, conjuguée avec l’entrée de l’impérialisme européen dans le monde arabe, a fait que ce dernier est « intégré pleinement dans le système mondial mais soumis et ajusté en permanence aux exigences de la reproduction du système dans ses centres dominants » .
Les tentatives, au sein du monde arabe et musulman, de dépasser cette triste réalité n’ont pas manqué. De l’Égypte de Méhémet Ali au nationalisme nassérien, elles connaissent quelques succès considérables mais se soldent finalement par un échec. De même, si l’auteur juge favorablement les expériences communistes qui ont eu lieu en Afghanistan, en Irak, au Yémen et au Soudan, dont il souligne les avancées révolutionnaires remarquables, elles finissent aussi par échouer. Ceci à cause de l’intervention – d’une violence extrême – des grandes puissances impérialistes, mais aussi des difficultés des partis communistes à intégrer certains segments des classes moyennes dans leur bloc, et enfin du caractère sommaire de leur marxisme, ce qui les empêchait d’avoir une vision claire de la conjoncture et de ses exigences propres.
Enfin, dans le dernier chapitre, Amin analyse la « recompradorisation » du monde arabe suite à l’échec des mouvements nationalistes populaires ou des mouvements communistes. Les deux causes principales seraient à chercher dans le déploiement du projet militaire des États Unis et de ses alliés (Israël avant tout), et dans le développement de l’Islam politique passéiste et réactionnaire, surtout dans ses courants wahhabites et salafistes, soutenus et financés par l’Arabie Saoudite – ce qui nous ramène aux analyses des premiers chapitres. L’auteur écrit ainsi que, face à la brutalité de la modernité capitaliste, et face à la marginalisation du monde arabe au sein de cette modernité, « la mise en avant du faux contraste modernité/authenticité a constitué l’axe majeur de l’offensive obscurantiste dans laquelle l’Islam politique s’est engouffré » .
Amin fait enfin l’effort louable d’envisager plusieurs solutions à cette situation. On peut imaginer un développement capitaliste indépendant, l’émergence d’une sorte de « bourgeoisie nationale », ce qui permettra à ces pays de refuser l’ajustement unilatéral aux demandes des pays impérialistes et rattraper, pour ainsi dire, leur retard. Amin est très sceptique concernant cette voie, et pense qu’à l’exception de l’Iran, elle est illusoire. La deuxième possibilité consiste en une sorte de « despotisme éclairé ». Amin insiste, à plusieurs reprises, sur le fait que ce choix est bien préférable à celui d’un despotisme obscurantiste ou d’un despotisme tout court. Il semble que c’est la raison principale pour laquelle Amin a implicitement soutenu le coup d’état du maréchal al-Sissi contre le gouvernement des Frères Musulmans. Or, il est devenu très clair, aujourd’hui, que le régime d’al-Sissi ne constitue pas même un despotisme « éclairé », mais un régime despotique tout court ! Le troisième choix pour ces pays est la voie socialiste, c’est-à-dire le rejet simultané de la modernité capitaliste et du passéisme islamiste, au profit d’une nouvelle modernité, un progrès social et une démocratisation de ces sociétés. C’est évidemment l’option préférée par l’auteur. Il reste que pour y parvenir, il faut des analyses encore plus précises des problèmes actuels du Moyen Orient. Le livre de Samir Amin, malgré ses défauts, constitue un pas vers ce but
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