Une actualisation nécessaire de la pensée politique de Hobbes.  

Avec sa manière de résoudre le problème de la nature du politique, Thomas Hobbes (1588-1679) semble bien impopulaire. Beaucoup ont tranché sur son sort en identifiant le Léviathan (ici d’abord l’État) à un totalitarisme ou au totalitarisme. En quoi ils se trompent. Mais au lieu de partir au combat contre cette idée, mieux vaut se demander en quoi la pensée de Hobbes peut nous aider à approfondir notre compréhension de la démocratie aujourd’hui, et le refus de fonder la politique sur une théorie morale. C’est l’objectif affiché de l’ouvrage de Luc Foisneau, fruit d’une vingtaine d’années de recherches et d’enseignement. Plutôt que de mener une analyse continue de l’œuvre de Hobbes, l'auteur expose un certain nombre d’hypothèses concernant sa philosophie, en soulignant tous les échos qu'elle peut trouver dans la société de notre époque.

 

Les titres des différents chapitres placent le lecteur en situation de double réflexion : vis-à-vis de Hobbes et de notre époque. Ils sont chacun intitulés à partir de la notion de « changement » : changement d’État politique, changement d’anthropologie, changement d’état moral et juridique, changement d’État théologico-politique, changement d’ère. Dans les dernier chapitres, nous sommes directement plongés dans les rapports que la philosophie hobbesienne entretient avec des penseurs comme Marcel Mauss   , Eric Voegelin   , Michel Foucault   et John Rawls   .

 


L’Etat, condition de la vie sociétale plutôt que monstre totalitaire


La thèse défendue est la suivante : Le Léviathan (l’État encore, non le livre) apparaît, chez Hobbes, non pas comme un monstre totalitaire, mais comme la condition d’effectivité de relations morales pensées à partir du droit que nous avons de nous conserver en vie. A l’appui de la science galiléenne   , Hobbes ne caractérise l’État ni comme un appareil administratif, ni comme une hiérarchie de normes, mais comme la condition de possibilité de tout jugement fondé sur le souci de la préservation de soi. Encore faut-il comprendre ce qu’est une « vie inquiète ». Car c’est d’abord de cela dont il est question chez Hobbes. Rappelons que « inquiet » ou « inquiète » est un adjectif qui provient du latin et signifie : ce qui nous empêche de connaître la paix, ou encore l’absence de repos (quies), dans la mesure où chaque individu vit sous la crainte de la mort violente. Mais cette absence de repos, selon Hobbes, a deux lieux d’expansion que l’on repère dans une double fragilité : instituer un État ne suffit pas. Certes, l’État pallie l’insécurité permanente, mais si l’État a pour finalité principale de garantir les conditions de la sécurité publique, la démocratie apparaît à Hobbes comme le régime le moins susceptible de lui permettre d’atteindre ce but. C’est ainsi que les textes antérieurs au Léviathan (l’ouvrage) ne cessent de mettre la démocratie à la question, tant sous la forme de la constitution du demos que sous celle de la formation du kratos.


C’est à partir de cette critique que la théorie du Léviathan se déploie. Sur le fondement d’une philosophie mécaniste, elle lie de façon indissociable souveraineté et contrat social. Le souverain dérive ses droits fondamentaux du contrat, qui n’a lui-même d’autre finalité que de conférer une plénitude de pouvoir au souverain qu’il institue. Ce qui ne signifie pas que l’État soit « neutre » comme le veulent les théoriciens éthérés du pouvoir. Pour entendre cela, l’auteur revient sur la question de la souveraineté : le principe de souveraineté implique le fait d’accorder au souverain, quel qu’il soit, une autorité normative illimitée. La souveraineté relève d’un principe aussi bien juridique que politique, au terme duquel est désigné un détenteur du droit de représentation, ainsi que sa supériorité sur les sujets et ce qu’il peut faire. Toute tentative de remise en cause qui se voudrait fondée sur la convention initiale (et débouchant sur le droit d’intervenir en matière d’opinion) est ainsi empêchée. Cette approche permet ensuite à l’auteur un examen tout à fait pertinent de la notion de pouvoir chez Hobbes. On sait que la tradition philosophique distingue sur ce plan la potestas et la potentia (successivement, le pouvoir et la puissance), sauf que la langue anglaise n’a qu’un terme pour ces deux notions. De là le travail linguistique de Hobbes pour forger sa théorie du pouvoir, sans négliger l’usage de ces termes en physique. Les explications de l’auteur sont remarquables sur ce plan.

 


Une approche comparatiste de la pensée hobbesienne


L’un des points fort de cet ouvrage réside dans son approche comparatiste de la pensée hobbesienne. L’auteur ne cesse de considérer Hobbes à partir de ses contemporains : René Descartes, Gottfried Wilhelm Leibniz, etc., mais aussi à partir de personnalités plus récentes comme Hans Kelsen, Léo Strauss, Foucault et Rawls. Aussi, l’auteur établit-il la généalogie de certaines notions utilisées par Hobbes. Au chapitre IV consacré à la notion de vertu, il entreprend un parcours brillant de la question chez Aristote, puis chez Machiavel, pour mieux revenir sur le chapitre XV du Léviathan, dans lequel Hobbes montre que la vertu dépend de la seule force des raisons et non du cours imprévisible des événements.

 


L’anthropologie hobbesienne : un matérialisme mécaniste


Cette question de la vertu conduit aisément à la conception anthropologique (matérialiste et mécaniste) de Hobbes. Elle est entièrement orientée vers la fonction centrale accordée à l’État. L’idée clef n’est plus du tout de lutter contre les passions – le matérialisme de Hobbes l’interdirait par ailleurs, même s’il est peu étudié ici -, mais de permettre à certaines passions de s’épanouir. L’État fonctionnerait comme un principe de sélection des passions, selon qu’elles contribuent ou non à l’instauration et au maintien de la paix civile. D’où le choix d’une passion prédominante, la crainte de la violence exercée par autrui, que l’État transforme en crainte de l’État, afin de produire des dispositions pacifiques. Ainsi le modèle politique de Hobbes n’est-il pas neutre du point de vue des passions qu’il met en jeu. On le voit encore dans l’examen qu’il fait de l’esprit humain et des dispositions mentales des individus. Imagination et jugement sont des facultés privilégiées dans la mesure où elles servent l’individualisme sur lequel le philosophe appuie sa théorie politique. S’il réduit la vie passionnelle au désir de puissance, cela s’effectue d’ailleurs en deux temps : il isole d’abord quelques passions privilégiées, puis il condense ces passions dans celle de la puissance, qui permet à l’individu de se comparer à autrui. Ce qui fait l’individu, c’est sa capacité à se comparer à autrui, et ce qui rend possible une telle capacité, c’est l’usage conjoint de l’imagination et du jugement. Le droit naturel hobbesien n’est rien d’autre, en ce sens, que la justification philosophique des passions de l’individu.


Mais alors qu’en est-il de la volonté ? Autour de la cause suffisante de l’action, on sait que le XVII° siècle se déchire. Pour Hobbes la querelle n’a pas lieu d’être : la volonté est « portée par le jugement de l’entendement et par des inclinations antérieures des appétits » à se déterminer pour tel ou tel parti. En un mot, la volonté ne se meut pas d’elle-même. Elle est motivée par des désirs. Au travers des descriptions que fait Hobbes de l’action volontaire, l’auteur en vient à expliquer le matérialisme mécaniste. Celui-ci implique une critique de la théologie. Et il dissout les apories des espèces intentionnelles : il leur substitue le conatus (un mouvement orienté par la représentation du but de l’action) qui permet de fonder une théorie de la conscience dont l’erreur est de mettre un « je » (une intériorité) à la genèse du mouvement.


La vie psychique des humains est donc semblable à un flux continu auquel il n’est pas possible d’assigner de but ultime. La conséquence est que le bonheur ne peut plus être associé à la possession sereine d’un souverain bien. Hobbes récuse donc les philosophies antiques. Il associe plutôt l’idée de bonheur, la question du plaisir et de la peine, à l’inquiétude que suscite l’incertitude où nous sommes de parvenir à nos fins. Où l’on remarque aussi le paradoxe qui fait de l’inquiétude un aiguillon incitant les humains à l’action plutôt qu’à une crainte paralysante. En un mot, le philosophe inscrit notre félicité à même l’inquiétude des vies désirantes.

 


La justice, émancipée de la nature et de la moralité


Partant de l’ensemble de ces analyses, dont nous n’avons relevé qu’une toute petite partie, l’auteur se lance dans deux directions attendues des lecteurs du Léviathan : la théorie du contrat et la critique du théologico-politique, ce qui lui permet de revenir au problème posé en début de cette chronique. La dévalorisation de la notion antique de justice   implique une nouvelle conception fondée cette fois sur les mécanismes de l’échange (dont le modèle est puisé dans l’utilité). Tout le chapitre XI prend en mains cet aspect de la théorie du contrat. Hobbes refonde le concept de justice : elle consiste désormais uniquement dans le respect des accords contractuels, non sans que l’on puisse reconduire cette thèse à un ordre économique et social fondé sur la contractualisation des échanges. Les humains doivent s’acquitter de leurs conventions (ce que MacPherson, commentateur de Hobbes, avait déjà analysé de près), c’est le point central (avec son inverse, le tort, ou la violation des règles). Encore faut-il examiner un autre point, ce que l’auteur nous propose : rompre de manière unilatérale une convention constitue certes un tort à l’égard de celui avec qui on l’a passée, mais pas nécessairement une injustice à l’égard de la cité. Autant dire qu’il faut apprendre à distinguer : un dommage, un tort et une injustice. Et qu’il importe de statuer sur les garanties imposées par l’État, à l’encontre de toutes les théories qui renvoient la justice à la nature (Cicéron) ou à la moralité. Il est d’abord question de la loi et d’une loi civile qui ne peut correspondre qu’à l’État.

 


Quelle place pour les Ecritures ?


Dès lors, il convient encore de statuer sur les Écritures, si importantes à l’époque, et leur lien à des Églises. La vérité y est une fonction du Livre, et de la parole de l’autorité suprême de la religion. Évidemment, dans sa logique même, Hobbes affirme la primauté de la loi civile sur la loi religieuse. Un texte dit sacré ne pourrait faire office de loi que par l’autorité de l’État, ou plutôt d’un État, or une telle situation montre fort bien que ce n’est pas Dieu qui confère autorité à ces textes. C’est au souverain de déclarer quel est le texte sacré, en l’occurrence la loi. La fin de cet ouvrage s’intéresse alors à l’usage que fait Hobbes de la théologie.

 

Quel intérêt pouvons-nous trouver à lire Hobbes aujourd’hui ? Ne convient-il pas de reconnaître que l’ordre juridico-politique est une réponse à une situation de conflit, réelle ou virtuelle ? À la violence des relations entre les humains, constitutive de l’anthropologie de Hobbes, il n’y aurait donc qu’une seule solution : la menace d’une contre-violence étatique. La justification rationnelle ainsi entreprise de l’État ne prétend-elle pas cependant faire valoir un dépassement des relations de pouvoir et de domination ?