Au Moyen Age, les "bonnes gens" participent à la vie publique et contribuent à la naissance des communautés politiques.

Thierry Dutour se penche ici sur un phénomène largement ignoré par l’historiographie : les « bonnes gens ». Loin de se cantonner à un pays ou à une région, l’auteur s’intéresse au monde dans lequel on parle et écrit l’ancien français, du xiiie au xve siècle, qui s’étend donc de l’Écosse à Jérusalem et de l’Espagne aux Flandres. C’est dans cet espace linguistique et culturel que l’auteur cherche à retrouver une réalité sociale, fondamentale pour reconstituer l’horizon mental des médiévaux : les bonnes gens sont en effet omniprésents dans les sources du temps. Il s’agit bien, comme le note l’auteur dans son introduction et sa conclusion, de retracer un « monde disparu », un monde dans lequel la confiance était pensée comme le ciment social par excellence et les bonnes gens comme les plus estimables qui soient.

 

Bonnes gens et gens de bien

 

Que sont ces bonnes gens ? Le terme désigne des personnes estimées, reconnues dignes de foi. On les croise en ville comme à la campagne ; ils remplissent un grand nombre d’activités différentes ; ils ne se confondent ni avec la bourgeoisie ni avec la noblesse, même si ces deux catégories sont très souvent qualifiées de bonnes gens. Ils sont respectables, et cette honorabilité se traduit par un ensemble de devoirs que l’auteur relève soigneusement : pour être une bonne personne, il faut mener une bonne vie. Pas de chahut, de vie en concubinage, de révolte, de mensonge ou de fraude : les bonnes gens remplissent scrupuleusement leurs devoirs sociaux. Ce sont avant tout des habitants, autrement dit des résidents permanents, qui s’investissent à la fois financièrement et socialement dans leur lieu de vie. Bons chrétiens, bons maris, bons travailleurs, bons citoyens et bons sujets, ils sont donc jugés dignes de confiance. C’est la notion-clé travaillée par Thierry Dutour : la place faite aux bonnes gens dans ces différentes sociétés souligne l’importance de la confiance, qui structure les relations sociales. La confiance engage, elle garantit : la parole des bonnes gens vaut plus que celle des autres. Pour ne prendre qu’un exemple, les bonnes gens déclarent eux-mêmes le montant de leurs revenus imposables, la vérification n’étant qu’exceptionnelle : c’est la confiance qui est la norme. Et cette valeur est à la base d’une hiérarchisation du corps social, car on ne fait pas confiance à tous. Aux bonnes gens, estimables et honorables, s’opposent les « oiseuses gens » – chômeurs, étrangers, criminels, déviants, étudiants, tous ceux qui mènent une « mauvaise vie », tous ces « sans nom » auxquels Giacomo Todeschini a récemment consacré un bel ouvrage   . D’un côté, les habitants, de l’autre les gens qui passent ; aux uns, la confiance, le dialogue avec le pouvoir, aux autres, le mépris, la méfiance. La valeur morale fonde donc une véritable supériorité sociale : glosant Aristote, Nicole Oresme peut ainsi écrire que « les bons sont nobles et les mauvais sont non nobles »   . La noblesse va d’ailleurs récupérer cette idée, ce qui sonnera la fin de ce temps des bonnes gens : en 1574, François de Rosières inverse la proposition de Nicole Oresme en affirmant que les nobles sont les gens de bien, dans un chapitre intitulé « d’aristocratie, ou puissance des gens de bien »   .

 

Participer à la vie publique

 

Avant de disparaître, les bonnes gens jouent un rôle majeur dans la vie publique : ils sont en effet ceux dont les interventions dans les affaires publiques sont jugées à la fois légitimes et nécessaires. Légitimes, car on fait confiance à leur parole, à leurs actions. Ils ont le droit de s’adresser au prince, et sont en retour les destinataires privilégiés des messages d’un pouvoir qui préfère toujours s’adresser à des personnes qu’à des entités collectives. Nécessaires, dans la mesure où l’on requiert leur témoignage – par exemple dans des affaires de justice ou des enquêtes – mais aussi leurs engagements : ainsi du cri annuel de Tournai, au xiiie siècle, qui précise qu’en cas de trouble dans la ville, tous les bonnes gens doivent aussitôt sortir de chez eux pour aider les sergents du guet. Les bonnes gens, en quelque sorte, sont à la fois policés et poliçant. C’est autour d’eux que se forment non seulement les communautés sociales mais surtout les communautés politiques – on pourra seulement regretter que la notion ne soit pas plus clairement définie   . Les bonnes gens participent à la défense, conseillent le pouvoir, paient l’impôt ; en retour, le pouvoir doit respecter leur personne et leurs biens.

 

Le bien commun comme horizon

 

D’où la troisième dimension de l’ouvrage : cette place faite aux bonnes gens ne se comprend que dans une société qui place le bien commun comme horizon ultime. Les bonnes gens vivent « sous l’empire du bien ». Dans cet univers mental et social, le profit individuel est suspect. On fait confiance aux voies normales de résolution des problèmes : les enquêtes, la justice, les serments. Le prince n’est que le protecteur de tous, toujours à l’ombre du tyran, le grand contre-modèle de la philosophie politique médiévale. Les bonnes gens doivent obéir au pouvoir, mais même cette obéissance est limitée : nul ne peut aller contre sa conscience   . On redoute le scandale, qui déchire la communauté, la violence, l’injustice, la peur. Thierry Dutour décrit ici un monde dans lequel la violence et la peur sont anormales, donc toujours limitées dans le temps – à l’heure où l’on prolonge sans débat l’état d’urgence, comment ne pas réfléchir sérieusement sur ces conclusions ?

                                 

Penser le sens commun

 

Comme le souligne plusieurs fois l’auteur, l’historiographie, à partir du xviiie siècle, a confondu « bonnes gens » et « simples gens » : les citoyens honorables au cœur du pacte social sont devenus des gens stupides, un peu idiots, presque bovins. Cette vision est chargée d’une condescendance savante, ce que Thierry Dutour appelle joliment le « mépris des doctes »    : encore aujourd’hui, les historiens se méfient volontiers des discours qui invoquent la confiance, le bien de tous, le dévouement à la communauté. On y voit le plus souvent une forme de manipulation plus ou moins cynique des émotions, un pur jeu sur les mots pour légitimer des dominations. Mais, comme le dit bien Thierry Dutour, l’historien n’a accès qu’à des textes, à un discours sur le discours. Les textes qui ne cessent de parler de confiance, d’estime, de valeur morale, renvoient bien à une conception partagée du monde. C’est l’immense mérite du livre que de se recentrer sur le sens commun, la « pensée du quotidien, de l’ordinaire, de l’action pratique »   , autrement dit sur la pensée de ces « gens qui ne font pas profession de penser »   , au lieu de privilégier des auteurs originaux. Magnifique perspective pour l’avenir de l’histoire : au lieu de toujours se pencher sur l’exceptionnel et l’unique, s’intéresser au normal, au banal.

Il est impossible de résumer en quelques lignes un livre de près de six-cents pages de texte, extrêmement dense, mais toujours clair, notamment grâce à des chapitres courts, toujours introduits et conclus dans une plume limpide. Nourri de l’historiographie la plus récente, l’auteur sait également reprendre, pour les prolonger, ses propres travaux – l’ouvrage gagne vraiment à être lu dans la continuité de ses précédents travaux sur les notables à Dijon   ou sur la supériorité sociale   . L’ouvrage s’appuie surtout sur un énorme travail de recherche, brassant des centaines de sources à travers plusieurs siècles, mais mobilisant aussi de nombreux travaux philosophiques ou sociologiques pour penser la nature de la réalité ou de l’interaction sociale – la partie plus philosophique peut d’ailleurs déconcerter un lecteur qui ne serait pas familier des auteurs convoqués, notamment d’Alfred Schütz, souvent utilisé. Si la lecture intégrale de l’ouvrage est probablement à réserver aux spécialistes, tous gagneront à en lire quelques pages : les remarques de Thierry Dutour sur la confiance, sur la formation des communautés politiques   ou encore sur la prudhommie sont absolument brillantes.

 

Le livre de Thierry Dutour ouvre sur de nouvelles perspectives : autour des bonnes gens se cristallisent des idées capitales, comme le respect des droits des personnes et de leur propriété, le principe du consentement, la réciprocité des obligations entre gouvernants et gouvernés, l’exigence de l’assemblée et du débat. Autrement dit, ce qui se joue avec les bonnes gens, c’est l’origine de la tradition républicaine   , avant les dates de naissance qu’on veut lui fixer et hors des régions auxquelles on l’attache. Cela revient à rappeler que la véritable rupture n’est pas la Révolution française mais l’instauration de l’absolutisme monarchique, qui rompt avec ce pacte de confiance. Peut-être le moment est-il venu de signer à nouveau ce contrat social qui place le bien de tous au cœur des préoccupations du pouvoir