Un petit pamphlet certes savoureux, mais qui se dégage difficilement de l'imprécation stérile.

Soyons clairs : "BHL" irrite. Plus précisément : "BHL" indigne. Il est aux yeux de beaucoup une injure à l’humilité qu’exige toute forme authentique d’intelligence engagée. Une pensée encroûtée à l’image de ces initiales qui se laissent si aisément contracter. Un de ces "philosophes d’estrade et de plateaux", avec Finkielkraut, Trom ou Marty, comme l’écrit Bensaïd   . Son dernier avorton cadavérique   n’est pas exactement l’ouvrage du siècle, en effet, et BHL incarne à merveille (ce qui compense une reconnaissance que son champ lui refusera toujours) le modèle de l’intellectuel déférent "qui ne perd pas une occasion de manifester son respect pour toutes les formes de pouvoir, économiques, politiques et médiatiques, les autorités morales et religieuses, les croyances populaires et même, le cas échéant, les idées reçues"   (Jacques Bouveresse). Pierre Bourdieu allait même jusqu’à le traiter d’"épiphénomène", l’expression d’un champ (médiatique) qui le produit et qui lui donne sa petite force et que, à ce titre, il ne sert à rien d’en parler. Bref, "BHL" n’est rien et en parler serait presque une erreur de logique : peut-on parler de rien et sur rien ?

Pour Daniel Bensaïd, non seulement il faut en parler, mais aussi dénoncer cet épiphénomène. Il ne s’en prive donc pas dans un pamphlet qui se veut autant contre "BHL" et son cadavre (Ce grand cadavre à la renverse, Grasset, 2007) que contre cette "gauche d’imposture" dont ce clerc contracté serait le prophète et dont les fidèles disciples, docilement réunis en conclave rue de Solférino, écouteraient sagement la bonne parole.

Or là est sans doute la double faiblesse du livre de Bensaïd : s’engager dans les sables mouvants de la polémique "béhachellienne" au lieu de s’interroger plus largement sur l’indigence intellectuelle, dont "BHL" serait une figure parmi d’autres ; réduire cette gauche conspuée à la pensée fanfaronne du godillot sartrien, en oubliant qu’il ne suffit pas de s’autoproclamer l’idéologue d’un parti pour l’être de fait, en dépit des Moscovici, des Valls ou des Royal qui en usent comme d’un bouche-trou commode. En oubliant ses propres paroles, quand il écrit que "l’énergumène a décidément (…) une fâcheuse propension, fort peu "participative", à parler au nom de "tout le monde   ". En oubliant donc que "BHL" n’est simplement pas (pas encore par bonheur) au PS ce que Bensaïd est à la LCR. En oubliant, et c’est peut-être plus grave, que l’ennemi est en face et pas à côté : la gauche socialiste se dénature, nous n’en disconviendrons pas, mais il revient alors à cette gauche dite "radicale" de la ramener à elle-même et non pas de la vitrifier à la moindre occasion.

En même temps, Bensaïd inscrit son libelle dans son dada du moment : "Quand la politique est à la baisse, la théologie est à la hausse. Quand le profane recule, le sacré prend sa revanche"   , ce qui lui fait dire qu’"il était donc logique et prévisible dès ses débuts que l’entreprise philosophique Lévy and Sons, ayant commencé par nier la politique, finisse dans la théologie"   . Une "logique" fort contestable à bien des égards, car il se pourrait que ce ne soit pas à la politique que la théologie fait face, mais plutôt à la connaissance et à la rationalité, auxquelles elle opposerait la foi et la croyance lénifiantes. Mais soit. Admettons que l’essentiel ici, pour Bensaïd, c’est la castagne !


Bensaïd lecteur de "BHL"

La lecture du livre de "BHL" pousse Bensaïd à réagir. Réaction compréhensible, car "pour que la gauche d’imposture que M. Lévy s’empresse de secourir puisse encore faire illusion en se présentant comme la seule possible (…), il se doit de disqualifier l’autre gauche"   . Cette disqualification est l’expression même d’une crétinisation caractérisée, certes. Mais Bensaïd lui-même n’est pas loin d’avoir le même réflexe en disqualifiant à son tour celle qu’il appelle la gauche "frelatée".

Méthodiquement, Bensaïd passe en revue les fameux six péchés de la gauche radicale (l'antilibéralisme, le nationalisme, l'anti-américanisme, le fascislamisme, la tentation totalitaire, le culte de l'Histoire), pour passer à tabac tous les arguments de "BHL", après avoir raillé la quadripartition béhachellienne qui définirait la gauche (Vichy pour l’antifascisme, la guerre d’Algérie pour l’anticolonialisme, Mai 1968 pour l’anti-autoritarisme et "l’Affaire" (Dreyfus) pour l’antiracisme). Verdict : tout est à jeter. Mauvaise foi, imprécision, raccourcis, invectives : alors là "BHL", pour DB, c’est non ! Mais le "non" le plus vigoureux (un chapitre entier lui est consacré) porte sur le septième péché et l’accusation d’antisémitisme.

Bensaïd succombe pourtant à certaines facilités. En parlant de l’anti-américanisme par exemple, quand il écrit un peu rapidement qu’"il y a toujours eu leur Amérique [celle de "BHL"] et la nôtre [celle de Bensaïd]. La leur, celle de Truman et de Bush, de Kissinger et du KKK (…), celle de Guantanamo et d’Abou Ghraïb. Et la nôtre, celle des martyrs de Chicago, des IWW, (…) des victimes du maccarthysme, des Rosenberg, (…) de Malcolm X, du Free-jazz et du Black Power, (…) des objecteurs à la guerre d’Irak"   . Une caricature qui vire à l’argument puéril quand, sur le même sujet (car pour "BHL", l’anti-américanisme est "une métaphore de l’antisémitisme"), Bensaïd tonne : "Nous avons des amis israéliens qui ne sont pas moins Israéliens que les vôtres. Ce ne sont pas les mêmes. C’est tout". Alors que sur le fond, on ne peut pas donner tort à Bensaïd, la forme décrédibilise le propos.

Mais il arrive à notre pamphlétaire de s’exprimer plus clairement. C’est le cas quand il dénonce, avec raison, cette accusation d’antisémitisme dont malheureusement il n’y a pas que "BHL" pour ne pas être frappé par l’idiotie d’une telle attaque. Bensaïd fait les distinctions nécessaires et remarque à juste titre qu’"en assimilant l’antisionisme à un "néo-antisémitisme" (sic), Bernard-Henri Lévy, tout comme ses confrères en ex-nouvelle philosophie, rabat une question politique et historique, le sionisme, sur une question raciale et théologique, l’antisémitisme"   , en reprenant notamment les textes célèbres d’Hannah Arendt à ce sujet.


Bensaïd et la gauche frelatée

Après avoir expédié l’"affaire BHL", Bensaïd s’en prend à cette gauche impure, "cette gauche qui, en apprenant à gouverner, a désappris le socialisme"   . Entendons-nous : il se pourrait que notre satiriste-philosophe n’ait pas tout à fait tort, mais l’on ne peut s’empêcher de penser qu’il est facile de soulever le dévoiement des autres quand par principe l’on se soustrait à l’épreuve du pouvoir. Et Bensaïd sait bien que son socialisme à lui, pour pasticher Charles Péguy qu’il cite sans cesse, a peut-être les mains pures – mais il n’a pas de mains (Charles Péguy à propos du kantisme dans Victor-Marie, comte Hugo, in Œuvres en prose complètes, Gallimard, 1992). De surcroît, la manière de s’y prendre est trop peu nuancée pour ne pas le soupçonner lui aussi de quelque mauvaise foi et d’une certaine cécité par rapport aux enjeux réels qui se posent au socialisme.

La mauvaise foi est évidente quand Bensaïd résume le projet des Gracques (groupement de hauts fonctionnaires qui se proposent de rénover les idées socialistes), en citant leur manifeste (Le Monde, 13 septembre 2007) de manière tronquée ou en concluant de manière sophistique : "La gauche, martèlent les Gracques, "doit être favorable aux entrepreneurs". Mais comment l’être sans être défavorable aux salariés ?"   . Pas très différent de ce qu’il reproche à "BHL". Mauvaise foi également, ou ignorance, quand il voit dans la désintermédiation financière l’œuvre maléfique de Pierre Bérégovoy, au lieu de voir que c’est la globalisation financière et l’ensemble du système, dépassant l’action d’un seul homme, qui amène ladite désintermédiation.

Bensaïd n’a probablement pas tort non plus quand il remarque que "la gauche du centre, pour cacher sa conversion fervente aux délices du marché, célèbre des idéaux désincarnés et des idoles creuses (…). Lancée en 2003 par Dominique Strauss-Kahn comme une bouleversante nouveauté à la tribune du congrès socialiste de Dijon, la formule magique d’un "réformisme de gauche" eût passé naguère pour un maladroit pléonasme. (…) À l’instar des redites de la mode radoteuse, ce formalisme du renouveau piaffe sur place dans la répétition du même"   . Mais que propose Bensaïd ? Une analyse du capitalisme qui n’est ni exacte ni convaincante : quand il parle du travail émietté et dispersé   ou d’"inverser le rapport entre le capital et le travail"   on ne sait pas trop ce qu’il veut dire au juste et on ne voit pas bien non plus en quoi, dans son esprit, le travail aujourd’hui diffère du travail industriel et fordiste – condition préalable pour contester, comme il le fait, l’idée que "l’époque salariale est finie"   . C’est le même sens des réalités et de la nuance qui lui fait défaut quand de manière dangereusement imprécise il va jusqu’à soutenir qu’il faut "rompre avec les critères de convergence en vigueur depuis Maastricht et avec le Pacte de stabilité, reprendre le contrôle politique de l’outil monétaire"   , sans mesurer au juste quelles pourraient être les conséquences de telles propositions, aux relents d’ailleurs vaguement sarkozystes.

Qu’attendons-nous alors de cette gauche radicale ? D’être la conscience constructive de cette gauche qui s’oublie. Non pas une arrière-garde   qui s’isole volontairement par le torpillement gratuit, mais une conscience capable de décrire avec précision les forces à l’œuvre au sein du capitalisme et d’apporter à la gauche dans son ensemble les moyens de se renouveler. Comprendre que le problème n’est pas dans ce "minuscule filet d’eau tiède"   qu’est "BHL" et que les idées qui manquent à gauche ne bourgeonnent pas davantage à l’extrême gauche. Comprendre que ce qui manque, c’est une analyse comme celle que Karl Marx, avant tout économiste avisé, a pu déployer en son temps. Et, en effet, "BHL" n’est pas Marx – Bensaïd, hélas, non plus.