L'histoire de la Sérénissime et de son État, étudiée par le biais des procédures judiciaires.

 

Pour son dernier numéro de 2015, la revue des Annales consacre un dossier au rapport entre « Droit et société à Venise (XVIe-XVIIIe siècle) ». Il réunit deux articles qui analysent les mécanismes judiciaires de la République, déclenchés par des requêtes émises par une large gamme d’acteurs de la société vénitienne. Dans un premier temps, l’étude d’Alessandra Sambo porte sur des pratiques essentiellement politiques, tandis que Jean François Chauvard consacre la sienne à des procédures davantage marquées par des enjeux économiques ; mais finalement, les deux recherches se complètent aussi bien par leurs sources que dans leur démarche. 

 

La supplique comme outil de négociation politique

 

Dans le premier article   , Alessandra Sambo revient sur le problème de l'«  l’État moderne », une thématique qui, depuis le célèbre ouvrage du professeur Angelo Ventura, Nobiltà e popolo nella società veneta del Quattrocento e Cinquecento   , est au centre de l’intérêt de la recherche italienne et marque particulièrement l’historiographie vénitienne : la carrière scientifique de Giorgio Chittolini   en est la preuve, comme l’anthropologie juridique qui était hier celle de l’historien Gaetano Cozzi   et aujourd’hui celle de Claudio Povolo   .

Alessandra Sambo inscrit son étude dans un espace vaste et complexe, celui de l’État vénitien qui est alors composé de la Dominante (Venise), la Terre Ferme et des territoires maritimes. Si les sujets de la Sérénissime sont soumis aux autorités locales, ils ont toutefois la possibilité d’y échapper. En effet, l’État assure à l’ensemble de ses sujets, qu’ils soient engagés dans une cause judiciaire ou qu’ils cherchent simplement à remédier à leur condition, la possibilité de s’adresser directement au Doge par le biais d’une supplique dans laquelle ils demandent à la Seigneurie de transférer leur cause à une cour vénitienne. L’auteur s’intéresse donc au rôle des transferts de procès à la Seigneurie dans le cadre de la construction d’un État moderne qui impose progressivement sa souveraineté à la périphérie. Cette élaboration est basée sur les usages d’une justice où les gouvernants conservent leur rôle de justiciers de l’Etat neutre et désintéressé   .

Les relations dans cet État  polycentrique et polyjuridictionnel reposent sur des bases paritaires qui demandent, pour fonctionner, un réajustement permanent, mais qui toujours marquées par l’empreinte de l’idéologie vénitienne. Ainsi, les tribunaux des Quarantie et de l’Avogaria di Comun ne sont pas administrés par des magistrats professionnels mais par le patriciat, censé être plus souple et posséder un sens inné de l’équité (equitas) et de l’arbitrage (arbitrum). Dans un contexte d’intensification des conflits sociaux et institutionnels, les demandeurs peuvent contourner les règles et les procédures ordinaires et sortir du droit coutumier et traditionnel dont ils relèvent pour accéder par la voie de la grâce à une justice qui intervient de manière « discrétionnaire ». Les suppliques par délégation sont définies comme un « outil réticulaire de communication et de négociation »   , elles permettent à l’historienne d’entrer dans le cœur de l’État vénitien à travers l’analyse d’une procédure complexe. Le parcours des requêtes est analysé du point de vue de son instrumentalisation et apparaît comme une « ingérence dans le conflit »   , ce qui maintient l’idée d’un « État à vocation réactive »   .

Dans cette construction idéologique, les recteurs, c’est-à-dire les magistrats vénitiens dans les territoires de la Terre-Ferme, voient leur rôle évoluer : jusqu’au XVIIe siècle, ils se contentent de transmettre les suppliques, puis ils deviennent de véritables enquêteurs qui croisent les informations et les données et participent à un dialogue entre les parties pour trouver des solutions sans effusion de sang. Ce principe du compromis more veneto permet de faire cohabiter deux systèmes juridiques différents et même de faire naître un embryon « de langues communes »   , tout en affaiblissant le pouvoir des élites locales au profit des personnes privées et de l’Etat.

L’article problématise donc le rapport entre l’aspect politique et juridique de l’État, il fournit une description d’un aspect essentiel de la construction de l’autorité centrale dans un État polycentrique. A l’issue de la démonstration, l’État apparaît comme un pouvoir juridictionnel qui instaure sa domination par sa médiation.

 

Le régime successoral comme police des familles

 

La contribution de Jean François Chauvard porte sur les dérogations des fidéicommis à Venise au XVIIIe siècle. Le fidéicommis est une des pratiques de succession qui, dans l’Europe moderne, permet de rendre des biens inaliénables : les héritiers en ont l’usufruit sans en avoir la propriété. Ni proprement aristocratique ni uniquement masculin, il est un des moyens utilisés par les familles pour assurer leur perpétuation. Derrière cette apparente immuabilité, l’auteur montre une réalité plus complexe dans laquelle «  l’État apparaît comme un acteur central de la police des familles »   et peut, au besoin, en être le défenseur au travers du tribunal de la Quarantia Civil Vecchia.

L’État vénitien, tout en adoptant une position favorable à l’institution fidéicommissaire, fait en effet preuve d’un grand pragmatisme en offrant des possibilités de mutation du contenu du fidéicommis, et donc de mise en valeur des biens qui y sont assujettis, à travers deux procédures initiées par des suppliques. L’une permet la levée de l’inaliénabilité des biens immeubles : elle est longue et complexe car la supplique adressée à la Seigneurie est examinée par deux instances avant le vote par la Quarantia Civil Vecchia puis le Grand Conseil. La seconde procédure – qui est ici pour la première fois mise en lumière – concerne les capitaux sous forme de rentes publiques ou de prêts : codifiée et fréquente, elle autorise le magistrat de la Corte del Procurator à accepter et contrôler le placement des capitaux si celui-ci ne porte pas atteinte à la valeur du fidéicommis.

L’objectif de Jean François Chauvard est de corriger l’idée d’une fixité du fidéicommis, de montrer comment et sous quelles conditions certains biens pouvaient circuler ou non. La démonstration est nourrie par des études de cas qui illustrent cette « plasticité »   . En portant son attention sur les procédures, cet article contribue à approfondir la connaissance que nous avons des cours vénitiennes tout en mettant l’accent sur l’importance en tant que sources des archives de la Corte del Procurator, qui, pour rendre son jugement, croise différents documents tels que les rapports d’expertises, les contrats de prêts, les testaments.

A travers ces procédures ordinaires et extraordinaires peu connues, voire inconnues, de l’historiographie, Alessandra Sambo et Jean François Chauvard interrogent la nature de l’État. Ils montrent qu'à Venise, un pouvoir juridique formel et a piori intangible cohabite avec d'autres formes de procédures qui, elles, s'attachent à des valeurs supposées appartenir au patriciat permettant une forme d'adaptabilité tant dans les domaines économiques (Chauvard) que politiques (Sambo). Cette approche met en lumière le dynamisme de la cité qui évolue et étend son influence au travers d'une documentation encore peu utilisée, elle permet ainsi de questionner l’innovation procédurale et de nuancer l’image d’un État réformateur. Dans leurs articles respectifs, les deux historiens soulignent  que le recours à ces procédures constituait, pour les hommes et les femmes, une ressource flexible plus qu’une contrainte

 

« Droit et société à Venise (XVIe-XVIIIe siècle) »

Annales. Histoire, Sciences Sociales

70e année, n° 4, octobre-décembre 2015