Avec Michel Dollé, Denis Clerc vient de sortir Réduire la pauvreté. Un défi à notre portée . Il revient dans cet entretien sur les raisons de son écriture et sur ses principales conclusions et propositions.
Nonfiction.fr : Vos précédents ouvrages respectifs sur le sujet sont encore récents, et une importante part des constats et propositions que vous faites s’y trouvent déjà. Pourquoi ce nouveau livre maintenant ? Est-ce lié à une forme d’échec du RSA, qui comme vous le dites, « n’a empêché ni extension de la pauvreté monétaire, ni son approfondissement » ? Et/ou au succès montant, notamment sous l’impulsion européenne, des thématiques « d’investissement social » ?
Refaire un nouveau livre pourquoi ? Parce qu'il y a urgence face à l'offensive sur les pauvres (assistanat, allocation sociale universelle, travail obligatoire de contrepartie) ; parce qu'il faut montrer que, en limitant le débat sur l'aide aux pauvres et sa conditionnalité, on passe à côté des réformes à entreprendre aussi bien sur le marché du travail que sur le séparatisme social ou dans le domaine de l'éducation et de la politique familiale. Un nouveau livre car on a conjugué nos efforts et nos analyses sur la pauvreté laborieuse (Denis Clerc), sur l'investissement social (Jacques Delors – Michel Dollé) sur la reproduction intergénérationnelle (Michel Dollé) en les replaçant dans une optique particulière de justice sociale (la juste égalité des chances de John Rawls).
Nonfiction.fr : La France est peut-être minée par la pauvreté laborieuse et le manque d’investissement social, mais aussi par le regard peu empathique et peu compréhensif que pose toute une partie de la société sur ses pauvres. Comment mieux lutter contre ces stigmatisations injustes et ce qu’ATD Quart Monde appelle les « idées reçues » ? Comment parvenir à rendre socialement et politiquement audible le fait que ce ne sont pas les pauvres qui manquent au travail, mais le travail qui manque aux pauvres ?
Ce regard critique vise surtout les aides sociales (monétaires ou en nature : hébergement, repas, soins médicaux), les pauvres étant soupçonnés d’être des profiteurs. Nous essayons de montrer qu’il s’agit largement de légendes : par exemple, les familles percevant le RSA sont privées d’allocations familiales (plus exactement, le montant de leur RSA est diminué d’autant, ce qui revient au même), ce qui ne semble pas perturber les associations familiales qui ont dénoncé la décision du Parlement de réduire – pas de supprimer ! - ces mêmes allocations pour les familles situées dans le dixième le plus favorisé. Autre exemple : ces mêmes ménages allocataires du RSA sont moins aidés (10 milliards) que les ménages qui bénéficient de réductions d’impôt sur le revenu au titre de leurs enfants, de la propriété de logements locatifs ou de services à domicile (12 milliards), alors même que les premiers disposent en moyenne de 4 à 5 fois moins de revenus que les seconds. Dernier exemple : entre 2008 et 2012, en France, l’ensemble des ménages a vu son niveau de vie stagner, aux alentours de 1950 € par mois. Mais, pour les 6 millions de personnes les plus pauvres, le niveau de vie moyen est passé de 710 € mensuels à 665, tandis que, pour les 3 millions de personnes les plus riches, il est passé de 6000 à 6280 € par mois. La crise est payée essentiellement par les pauvres : ce sont eux dont le niveau de vie a le plus reculé (- 6,5 %), alors qu’il stagnait au milieu de la pyramide sociale et progressait en haut (+ 5 %). Or, qui accuse-t-on de tricher, de tirer au flanc, de vivre aux dépens d’autrui ? Justement ceux qui acquittent la note la plus lourde. C’est cela qui nous révolte, et nous pousse à penser que nous vivons un grand retour en arrière historique : si les pauvres sont pauvres, ce serait de leur faute, et la société, comme au temps de Dickens, n’aurait pas d’autre responsabilité que de les punir, pour qu’ils renoncent à leurs mauvaises habitudes. C’est donc un cri d’alerte que nous poussons, en espérant qu’il sera entendu par tous ceux qui croient à l’importance d’instaurer une société plus juste.
Nonfiction.fr : Les travaux les plus sérieux aujourd’hui montrent que la croissance des Trente glorieuses n’était qu’une parenthèse de rattrapage ; que la perspective la plus probable pour les décennies (voire les siècles) à venir est celle d’une croissance faible ; et que cette croissance faible est en outre souhaitable – c’est notamment la seule voie tenable pour la planète. Vous montrez inversement que les 35 heures sont parvenues à créer 350.000 emplois – une forme de « quand on veut, on peut ». Mais est-ce réellement possible d’envisager par ce biais, à terme, une réelle réduction du chômage ? Dit autrement, ne faut-il pas envisager de beaux jours à la « lutte des places », à de nouvelles formes de « sous-emploi », ou encore des modifications non plus réformistes, mais de modèle de société – même si vous défendez votre opposition au revenu de base ?
Notre livre n’est pas un plaidoyer en faveur de la réduction du temps de travail, mais en faveur de politiques publiques réduisant le risque de pauvreté. L’une d’entre elles consiste à lutter contre le travail paupérisant : sur les 4,5 millions d’adultes en situation de pauvreté qui ne sont ni étudiantes, ni retraités, 2 millions sont en emplois et 1 million en recherche active d’emploi (au sens du Bureau international du travail : il ne suffit donc pas d’être inscrit à Pôle emploi). Pour réduire la pauvreté laborieuse, il faut non pas augmenter le salaire minimum, mais la durée du temps d’emploi, car ce sont les CDD de courte durée ou les temps partiels de courte durée qui, pour l’essentiel, produisent ce type de pauvreté. Nous avançons un certain nombre de propositions sur ce terrain (notamment un système de bonus/malus pour l’assurance chômage). Mais il faut aussi permettre aux chômeurs de longue durée de sortir de leur situation et, à plus long terme, réduire le nombre de jeunes (environ 120 000 par an) qui arrivent sur le marché du travail sans aucun atout à faire valoir et versent dans des formes d’exclusion : taux de chômage de l’ordre de 50 %, petites combines illégales, etc. Nous insistons donc sur le rôle essentiel des institutions publiques, depuis la petite enfance jusqu’au parcours de formation, et avançons là aussi un certain nombre de propositions sur la réforme du congé parental, sur les crèches familiales, etc. Nous pensons que l’emploi n’est pas une donnée fixe, déterminée uniquement par des éléments macroéconomiques, mais une variable qui dépend largement du niveau de qualification des personnes concernées : entre 2008 et 2014, en France, un peu plus de 100 000 emplois ont disparu. Tous dans les emplois peu ou pas qualifiés, alors que le nombre de cadres et de professions intermédiaires continuait de progresser (+ 6 %). Un employeur n’hésite pas embaucher quand il perçoit que la personne qui recherche un emploi est susceptible de dynamiser son entreprise ou de faire face aux changements technologiques en cours. Mais, comme vous le suggérez, il est possible que la croissance économique ne soit à l’avenir ni possible, ni souhaitable : dans ce cas, il faudra aussi des politiques de partage de l’emploi ou de développement de services publics sur lesquelles nous ne nous prononçons pas, mais que d’autres pays, au nord de l’Europe, ont explorées et qui pourraient inspirer les partenaires sociaux. Nous nous contentons de mettre l’accent sur les structures d’insertion par l’activité économique, au bilan très positif parce que la remise en emploi s’y effectue avec un accompagnement à la fois professionnel et social. Nous suggérons qu’il s’agit là d’une transition vers l’emploi bien plus souhaitable (dans le cadre de l’économie sociale et solidaire) et plus efficace que les actuels contrats aidés du secteur non marchand.
Nonfiction.fr : Vous plaidez avec Michel Dollé, dans vos précédents ouvrages respectifs, sur une nécessaire hausse de qualification comme voie possible de sortie du chômage des pays développés. Cette piste, qui entre d’ailleurs pour partie en conflit avec vos positions ambiguës, d’un ouvrage à l’autre, sur la création d’emplois peu qualifiés, n’est pas réellement reprise ici. Pourquoi ?
Il n’y a pas antagonisme, mais complémentarité entre ces deux voies. La formation, qu’elle soit initiale ou continue, est un investissement dans l’homme, et tous devraient pouvoir en bénéficier. Alors que nous constatons au contraire que la formation de ceux qui en auraient le plus besoin mobilise nettement moins de ressources que la moyenne : c’est l’inverse qu’il faudrait faire, car la justice implique de donner plus à ceux qui ont moins. Si les familles n’ont pas les moyens ou les compétences nécessaires pour aider leurs enfants à effectuer ce parcours éducatif, c’est à la société de faire en sorte qu’il ne débouche pas sur un échec. De même pour la formation continue : il s’agit d’équiper les gens pour le marché, donc de cibler davantage cette formation sur ceux menacés par une perte d’emploi, et pas seulement, comme cela se fait aujourd’hui, pour renforcer les meilleurs. Mais il s’agit aussi d’équiper le marché pour les gens, comme le dit Jérôme Gautié. Les gens en question sont notamment ceux qui, dépourvus d’atouts, doivent se contenter d’emplois de faible qualification et de médiocre qualité, et sont guettés par l’exclusion. Il faut donc faire en sorte qu’ils puissent accéder à l’emploi, parfois par le biais des structures d’insertion par l’activité économique mentionnées plus haut, mais aussi qu’ils puissent progresser en termes de qualification dans leur emploi, et que ce dernier leur permette de vivre décemment. On dit souvent que les services à la personne sont un énorme réservoir d’emplois. Certes, mais nous proposons que les aides publiques, destinées à réduire le coût de ces emplois pour les usagers, soient réservées aux structures prenant des engagements en termes de nombre d’heures prestées par travailleur, en termes de formation, de reconnaissance des savoir-faire professionnels, etc. Là encore, les exemples des pays nordiques montrent qu’il est possible de beaucoup progresser dans cette voie.
Nonfiction : Le député Christophe Sirugue vient de remettre au Premier ministre un rapport proposant une vaste refonte des minima sociaux par simplification, et recommandant d’accorder les minima sociaux dès l’âge de 18 ans. Que pensez-vous de ces propositions ?
Dans notre livre, nous soulignons le déni de justice que représente l’exclusion du RSA pour les jeunes de moins de 25 ans, sauf lorsqu’ils sont chargés de famille. C’est aussi la position du rapport Sirugue, ce dont nous nous réjouissons. De même, ce rapport reprend l’idée que nous avançons de supprimer la discrimination dont les familles relevant du RSA sont victimes, du fait de l’inclusion des allocations familiales dans la base ressource du RSA (il semble d’ailleurs que ce soit par le biais de la Fnars, que nous avions informée sur ce point, que cette proposition ait été incluse dans le rapport Sirugue). Reste maintenant à ce que ce rapport soit concrétisé, ce qui est loin d’être acquis : à peine était-il rendu public que les refrains sur l’assistanat ont monté de plusieurs tons. Punir les pauvres demeure décidément à l’ordre du jour !
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