À travers le regard d'un enfant, Riad Sattouf analyse la société contemporaine

En octobre 2014, à la faveur d’un changement de formule qui voit Le Nouvel Observateur se transformer en L’Obs, l’hebdomadaire accueille entre ses pages Riad Sattouf pour une série inédite, Les cahiers d’Esther. La parution suscite peu de commentaires alors qu’en même temps le dessinateur connaît un solide succès critique pour son autobiographie, L’Arabe du futur, récompensé notamment du prix du meilleur album à Angoulême (2015), et plus récemment du Los Angeles Times Book Prize, catégorie graphic novel (2016). Près de deux ans plus tard, Allary Éditions (par ailleurs éditeur de L’Arabe du futur) fait paraître un premier recueil sous le titre Les cahiers d’Esther - histoires de mes 10 ans. Ce passage de la presse à l’album est, dans le contexte d’une bande dessinée contemporaine survalorisant le livre et le «  roman graphique  » au détriment de la bande dessinée de presse, une consécration méritée pour un feuilleton jusqu’ici fort discret, et pourtant parfaitement réussi à bien des égards.  

Les Cahiers d’Esther raconte à la première personne une suite d’anecdotes de la vie d’une écolière âgée d’une dizaine d’années, Esther, plutôt bonne élève dans une école privée des beaux quartiers à Paris. Son univers tourne autour des récréations, de sa famille (un père vénéré, une mère presque invisible, un grand frère qu’elle déteste, une grand-mère bretonne), de ses amies (Eugénie, Cassandre, Violette, Romane qui en réalité s’appelle Rachida) et de son obsession pour les smartphones ; une enfant suffisamment aimable pour ne pas être agaçante, et suffisamment avisée pour ne pas être ennuyeuse. Les Cahiers d’Esther peut se lire avec cette simplicité qui caractérise aussi le trait lisible, sans effets ostentatoires, du dessinateur : de courts récits de vie ne prêtant pas à conséquence et qui rappelleront aux uns leur propre enfance, aux autres des nièces, enfants, petits-enfants. Ce type d’anecdotes quotidiennes (pas de magie, pas d’aventures, pas de science-fiction) est devenu un genre en soi dans la bande dessinée de ces vingt dernières années.

 

Il y a souvent chez Sattouf cette apparence de l’anodin, du quotidien dans ce qu’il a de plus trivial, à l’instar de sa première série Les pauvres aventures de Jérémie (Dargaud 2003-2005), récit amusé d’un loser sans prétention. Ce n’est là qu’apparence tant il semble qu’au fil de ses travaux, l’auteur parvient à donner davantage de profondeur à sa représentation de la société et de l’actualité. Il faut creuser un peu pour percevoir, au-delà de l’anecdote, la voix d’un observateur attentif de notre monde contemporain.

 

Aller vers le réel

Peut-être faut-il commencer par se pencher sur la petite phrase manuscrite qui, juste avant la signature, termine chacune des planches (et l’éditeur a eu la bonne idée de ne pas la retirer malgré la répétition) : «  (D’après une histoire vraie racontée par Esther A., 9 ans)  ». La parole est donnée ici au dessinateur qui se pose en transcripteur d’une voix qui n’est pas la sienne. Ce rapport au réel, Sattouf l’a expliqué dans de nombreuses interviews : Les Cahiers d’Esther est le résultat d’un dialogue régulier avec la fille d’un couple d’amis, avec une «  vraie  » Esther. Les anecdotes racontées sont vécues, simplement mises en scène par le dessin ; mais comme dans toute œuvre c’est cette «  mise en scène  » qui compte. Ne pas choisir n’importe quelle situation, n’importe quel dialogue, n’importe quels personnages. Le réel est une matière, et le développement de plus en plus visible de la bande dessinée documentaire (chez Étienne Davodeau, dans La Revue Dessinée) montre, s’il fallait en douter, qu’il est aussi une matière pour la bande dessinée.

 

Que Sattouf soit un excellent observateur de la société contemporaine, nous nous y étions habitués. S’il est connu, aussi, pour des séries humoristiques, tout particulièrement l’excessif et jubilatoire Pascal Brutal publiée dans Fluide Glacial depuis 2006, son intention semble toujours avoir été de parler de l’actualité et de faire passer, derrière les ressorts comiques, un vrai discours sur la société. À cet égard, Les Cahiers d’Esther s’inscrit dans un cycle d’albums et de séries à travers lesquelles l’auteur explore les sociabilités enfantines et adolescentes : de Manuel du puceau (2003) jusqu’à La Vie secrète des jeunes (publié dans Charlie Hebdo de 2004 à 2014 puis en album à l’Association) dont ce nouveau feuilleton est la suite directe, en passant bien sûr par son long-métrage Les Beaux Gosses (2009). Sattouf, en tant que dessinateur, est un héritier de la tradition du dessin de mœurs, si vivace au cours des XIXe et XXe siècle, dont les maîtres furent Honoré Daumier, Henry Monnier, Caran d’Ache, Jean-Louis Forain, Dubout… Observer la société et en rendre compte par le dessin pour en faire ressortir les traits les plus saillants, telle est sa principale méthode. Malheureusement, la parution en album, mais c’est inévitable pour cette modalité de publication, présente le désavantage de rompre le lien avec l’actualité qui fait aussi le cœur de la lecture des Cahiers d’Esther telle qu’elle peut se faire dans L’Obs toutes les semaines. Le lecteur de l’album se projettera donc quelques mois en arrière pour apprécier au mieux l’état d’esprit de la jeune Esther.

 

L’actualité est bel et bien présente dans Les Cahiers d’Esther, et sans doute plus que ne pourrait le laisser supposer le point de vue d’une enfant. Le recours au «  vrai  » discours d’une préadolescente permet bien sûr de multiplier les effets de réel, souvent comiques pour le lecteur adulte complètement étranger à la culture des jeunes : quelques cases sur Violetta, une planche entière sur Kendji Girac (qui «  a dépassé Black M en célébrité  ») et des réflexions qui amusent sur la fascination de la célébrité facile («  ce qui importe pour s’en sortir dans la vie, c’est la beauté  »). Mais, concentré sur l’année scolaire 2014-2015, le récit laisse aussi émerger des problématiques plus sérieuses. L’attentat de janvier contre Charlie Hebdo est évoqué au détour d’une planche, tout comme plusieurs sujets de société : les SDF qu’Esther appelle des «  zombis  », les ambiguïtés du communautarisme et du racisme, les inégalités sociales. Le ton des Cahiers d’Esther prend ici une autre tournure, par exemple quand une élève s’étonne, à l’évocation de la Guerre de Cent Ans par la maîtresse, que le livre d’histoire ne parle pas des «  rebeus  » et des «  renois  », pour conclure que, «  si ça se trouve (…) Jeanne d’Arc elle était raciste  ». À travers l’anecdote de classe transparaissent les obsessions de notre société contemporaine, et la réflexion peut naître chez le lecteur.

 

L’enfance comme témoin

C’est là sans doute une évolution importante dans le travail de Riad Sattouf si on considère Les Cahiers d’Esther dans la continuité de La Vie secrète des jeunes. Jusqu’à présent l’auteur se présentait en observateur : le point de vue était le sien, un point de vue presque ethnographique, documentaire, sur l’adolescence, un moment de la vie qui semble obséder l’auteur et qu’il donnait à comprendre avec précision.

 

Si on retrouve cette précision dans sa nouvelle série, le dessinateur n’y est cette fois pas présent, ou alors dans ce rôle effacé de «  transcripteur  » («  D’après une histoire vraie  »). Le regard proposé est celui d’Esther (sa «  voix  » est omniprésente dans les récitatifs), et en un sens ce choix de déplacement du point de vue constituait une prise de risque. D’abord parce que c’était abandonner l’humour un peu facile des albums précédents (l’adolescence vue de loin est une source inépuisable de gags) : pas question de se moquer d’Esther, qui est dans le récit une vraie «  héroïne  ». Ensuite parce qu’il ne fallait pas trahir la vision du monde d’un autre, même si elle peut nous mettre mal à l’aise. Cela, Sattouf le réussit parfaitement, y compris lorsque la voix d’Esther propose une forme de décrochage par rapport au politiquement correct ou aux normes sociales. Une des vraies réussites de l’album est la peinture d’une certaine cruauté enfantine : un enfant chétif et rejeté par tous est mis à terre et battu par le groupe d’amies parce qu’il a osé déclarer sa flamme à l’une d’entre elles ; Esther abandonne sans aucun scrupule sa meilleure amie à la colonie de vacances après avoir rencontré une autre fille plus «  géniale  » qu’elle («  Elle me hait, la pauvre  »). Cette enfant si sympathique, que nous avions prise en amitié, n’est-elle pas en réalité aussi égocentrique que chacun de nous ?

 

Avoir basculé d’un regard sur la société des jeunes vers un regard sur la société par les jeunes est une excellente astuce narrative dont on pourrait pointer les antécédents, l’un des plus cités par la presse étant Le Petit Nicolas de René Goscinny et Jean-Jacques Sempé (1956-1965), avec sa société des Trente Glorieuses en miniature, mais on peut aussi penser à Calvin et Hobbes de Bill Watterson (1985-1995) qui prend l’apparence d’un kid strip (une bande dessinée pour enfants mettant en scène des enfants) pour mieux parler de l’humanité dans son ensemble. N’oublions pas que, là où les premiers albums de Sattouf étaient publiés dans une collection «  jeunesse  » (chez Bréal), Les Cahiers d’Esther paraît dans un hebdomadaire politique sérieux, et c’est bien dans ce contexte-là qu’il convient de le comprendre.

 

Parce qu’elle peut puiser dans l’arsenal de la tradition de la satire graphique, la bande dessinée a tout le potentiel pour appréhender la société et l’actualité. Parce qu’elle a, pendant un temps, «  bifurqué  » vers le monde de l’enfance, vers une certaine simplicité du langage et du trait, parce qu’elle est pour nous souvent attachée à des lectures de jeunesse, elle a également toutes les qualités pour avancer masquée et n’en devenir que plus subtile, plus surprenante, plus aiguë lorsqu’elle cherche à nous mettre face aux contradictions de la société contemporaine à travers les yeux d’un enfant d’aujourd’hui