Comment le philosophe peut-il commenter l’actualité morale à partir de principes nouveaux ?

Au fil de l’actualité, le philosophe ne peut guère rester insensible aux divers maux du monde. Mais si beaucoup se donnent la mission de parler de tout, sans disposer de compétence particulière, quelques-uns préfèrent se placer à l’écart de ces mœurs, et privilégier un travail qui porte plutôt sur les tendances extrêmes de l’esprit du temps. En l’occurrence : l’optimisme béat et le catastrophisme dépressif. C’est le cas de Ruwen Ogien, philosophe français contemporain, directeur de recherche au CNRS en philosophie, membre du laboratoire La République des savoirs. Il a décidé de cantonner ses travaux à la philosophie morale et la philosophie des sciences sociales. Il publie cet ouvrage, rédigé au fil de l’actualité, en insistant une fois encore sur son objet central : donner corps à une éthique minimale.

 

Au demeurant, pourquoi s’inquiéter surtout de la morale, sinon parce que désormais l’opinion est (mise) massivement en « panique morale ». Et les pouvoirs, voire les intellectuels, font tout pour agiter cet affolement moral, en insistant sur l’idée selon laquelle la période que nous vivons sape les bases mêmes de notre humanité : l’identité personnelle, le vivre ensemble, etc. Il s’agit bien de panique, explique l’auteur, après s’être fait reconduire au sens premier de ce terme par Jacques Henric.  Et cette panique repose sur un ensemble de raisonnements fallacieux : - l’argument de la pente glissante ou fatale ; - l’argument disant qu’il ne faut pas jouer avec la nature ; - le raisonnement qui consiste à confondre ce qui est choquant, ce qui est immoral et ce qui devrait être interdit par la loi.

 

Ce sont ainsi 46 chroniques qui nous sont proposées, assorties d’une bibliographie et de remerciements aux éditeurs des premières versions de ces textes, en majeure partie publiés d’abord sur le blog du journal Libération. Cela explique la brièveté des propos, laquelle est particulièrement efficace dans certains cas. Ces propos se déploient autour des questions morales, un peu à la manière des philosophes britanniques et notamment analytiques, qui n’hésitent guère à se jeter dans l’arène publique à partir des problèmes sociaux et moraux. Ils sont, d’après l’auteur, amoureux de la clarté, respectueux des faits, capables de tout donner pour un bon argument. Aussi retrouvons-nous dans l’ouvrage les problèmes posés par l’universalisme abstrait et le relativisme, par la question des valeurs, de l’école, du « care », de la croissance, de l’encadrement de la vie et de la mort, de l’homophobie, du mariage, de la diversité sexuelle, du cannabis, des inégalités, pour ne citer que quelques-uns des thèmes traités au cours de ces 46 chroniques.

 

Ce qui fonde cette écriture, ou ce mode d’intervention, c’est – outre l’esprit d’une philosophie qui cherche à se situer entre les deux extrêmes que seraient les morales de Kant et d’Aristote -, la construction d’une éthique minimale, dont le principe central est : ne pas nuire à autrui. Tout ceci étant démontré largement dans les volumes précédemment publiés. Chacun serait donc libre d’organiser son existence comme il l’entend. L’État ne devrait pas chercher à rendre les citoyennes et citoyens meilleurs, car cela développe un paternalisme vain, lequel est analysé au cœur de l’ouvrage comme une volonté de protéger « les gens » d’eux-mêmes. Ceux-ci sont censés ne pas savoir ce qui est bon pour eux ou être trop déficients pour prendre les bonnes décisions concernant leur propre vie. Seule vaudrait la règle posée ci-dessus.

 

Ce dernier ouvrage prolonge cette thèse en la concrétisant, et en permettant à un large public d’y accéder, en quelque sorte par des exercices concrets. Premier exercice : le thème de la guerre des civilisations rendu public par Samuel Huntington, en 1996. Le texte d’Ogien, sans être complet, rappelle, entre autres, qu’on doit rester sur la réserve concernant les notions de culture et de civilisations employées à partir de l’image de blocs identitaires (et de fossés de séparation excluant tout passage ou passeur), ainsi que sur la notion de monde musulman et de monde occidental. Deuxième exercice : le relativisme moral, problème posé à partir de la notion de tolérance, et de sa critique. L’optique est de savoir si on peut chercher à concilier les deux options que sont l’universalisme et le relativisme. Troisième exercice : le constat de la diversité des coutumes et des croyances est-il compatible avec l’idée qu’existe, au-delà de ces différences apparentes, une unité profonde de l’espèce humaine du point de vue des capacités à parler, à raisonner, etc. ?

 

Si nous utilisons ici l’expression d’« exercices » moraux, c’est qu’elle permet de comprendre ceci : l’ouvrage est très éloigné du style du traité de morale assez habituel dans ce genre de domaine ; mais il est très éloigné aussi de la simple libre opinion journalistique. Chaque « chapitre » ou plutôt chronique implique, de la part du lecteur, un assouplissement de l’esprit (ascein, en grec, qui donne exercice) propre à le libérer d’abord des idées reçues, puis à l’entraîner à une réflexion exigeante, mais rapide. C’est évidemment à lui, le lecteur, en fin de parcours, de récapituler les acquis et de forger la synthèse qui lui convient. Ceci n’excluant pas, de la part de l’auteur, un parti pris constant.

 

Bel exercice, par exemple, de s’interroger sur les rapports entre expliquer et justifier – surtout lorsqu’un premier ministre veut proclamer le vrai en cette matière - ; bel exercice aussi d’interroger le relativisme moral du point de vue logique, lui qui oublie son propre paradoxe : affirmer que le principe « tout est relatif » est vrai absolument ; bel exercice encore, celui qui interroge l’universalisme abstrait dès lors qu’il conduit à la colonisation.

 

Encore faut-il préciser qu’à partir du cinquième exercice, le ton de l’ouvrage change ou du moins les thèmes brassés sont moins abstraits, à la manière des philosophes comme Thomas Nagel commentant « l’actualité » dans la presse. Ces thèmes : N’est-ce pas un racisme inavouable qui empêche l’Europe d’accueillir les migrants ? Qu’est-ce qu’un (être) indésirable ? Quel crédit accorder aux recours à la notion de valeur ? Comment utiliser la référence aux droits de l’homme ? La religion rend-elle meilleur ? Comment juger les décisions de l’Éducation nationale en matière de « retour » de la morale civique ou laïque ? La croissance fait-elle le bonheur ? Faut-il encadrer la vie et la mort ? L’eugénisme ? La dignité ? La PMA et la GPA ? Le divorce et l’intérêt de l’enfant ? Le travail sexuel ? Les thèmes ici se multiplient, mais on tombe vite sous le coup de questions formulées comme des sujets philosophiques de baccalauréat, traitées de manière journalistique.

 

D’ailleurs, parfois, il nous semble que l’exercice est particulièrement raté. Non dans le choix du sujet, ni dans la perspective choisie, mais dans le traitement. C’est le cas, très déséquilibré, de l’article portant sur Charlie-Hebdo et Dieudonné (souhaitant distinguer les offenses et les préjudices), mais dans lequel les préjudices ne sont pas explicités. C’est le cas aussi de la question du « care » un peu formellement exposée. De surcroît, si parfois Ogien se laisse aller à quelque humour, ce n’est pas le cas dans les textes les plus inaboutis.  

 

Il faut attendre le passage consacré textuellement au titre même de l’ouvrage : Mon dîner chez les cannibales, pour que l’optique de l’auteur soit pleinement déployée. Le passage commence par une évocation du propos de Michel de Montaigne (dans les Essais). Ce propos est bien connu ; il porte sur cannibales et barbares : « Chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage ». Il se poursuit par l’évocation des invités (de ce repas fictif) : un maximaliste et un minimaliste (en matière de morale). Puis vient l’énoncé des questions traitées, dont la principale : Que signifie être « moral » ou « immoral » ? C’est en ce point que se développe l’essentiel, qui justifie le titre donné à cette chronique, en référence à l’éthique minimale défendue depuis longtemps par l’auteur. Voici la définition du minimalisme, telle que présentée : « J’appelle « minimaliste » ce point de vue pauvre ou modeste qui exclut l’emploi des grands mots « moral » ou « immoral » pour parler du souci de soi ». Pour avancer rapidement dans le débat entamé, précisons encore : « Le minimaliste estime que la plupart » des devoirs moraux réputés positifs par la morale courante « sont en réalité des obligations purement sociales, alimentées par un conformisme qui n’a rien de moral dans le choix des bénéficiaires des actes de bonté ». Et l’auteur de souligner que plus l’éthique est minimaliste plus elle a des chances de devenir universelle. Ou pour le dire autrement : « plus notre conception de l’éthique est pauvre, fine, moins nombreux sont les domaines de nos existences qu’elle inclut, plus grandes sont les chances qu’elle ait une portée universelle ». Voilà pourquoi la règle principale de cette éthique, finalement unique, est la suivante : ne pas nuire aux autres délibérément. Et ce passage de se terminer par un retour sur Montaigne, dont Ogien fait le modèle dont il a besoin pour clarifier son parti pris.

 

D’une manière ou d’une autre, on ne peut qu’être séduit par l’approche concrète de l’auteur (les problèmes dits d’actualité, dans les médias). On ne peut que se rallier à l’aspect percutant et rapide du traitement des questions. Les flèches décochées parfois aux uns ou aux autres peuvent alimenter la réflexion morale contemporaine. Enfin, on peut parfaitement adhérer à l’idée d’une éthique minimale pour notre temps. Ogien, à l’encontre d’Aristote et de Kant, construit une perspective morale qui rejoint la morale sans obligation ni sanction d’autrefois, mais assortie d’une nouvelle règle.