Maylis de Kerangal propose dans ce court texte une lecture intertextuelle du drame de Lampedusa. Le 3 octobre 2013, plusieurs centaines de réfugiés se noient au large de cette île méditerranéenne : lorsque l’auteure entend, à la radio, cette nouvelle, le nom même de Lampedusa l’entraîne immédiatement dans un parcours entre plusieurs textes, ou plutôt entre plusieurs images.

 

 

La résonnance des noms et leur signification

 

Lampedusa, c’est d’abord le nom de Giuseppe Tomasi di Lampedusa, l’auteur du Guépard, Il Gattopardo, paru en 1958 à titre posthume. Ce grand roman est à l’origine d’un immense film, réalisé par Luchino Visconti en 1963. Cette homonymie entre le nom de l'écrivain et celui du lieu du drame, l’auteur ne la révèle que plus tard, la réservant pour un temps à ceux qui connaissent le roman : la première image est le visage de Burt Lancaster, qui interprète à l’écran le prince Salina, héros du roman. D’autres images surviennent à sa suite, comme des fantômes qui viennent hanter l’auteur à l’écoute de sa radio : Burt Lancaster encore, dans un autre film, Christophe Colomb, à genoux sur une île que lui a su atteindre, des figures de naufragés ou d’exilés, d’Ulysse à Marlon Brando. 

L’histoire se condense dans la nuit, découpée en plusieurs stades, à mesure que l’auteur cherche, interroge ses souvenirs, se colle à une mappemonde pour repérer Lampedusa, écoute la radio. Les textes se bousculent, se superposent, s’écrasent mutuellement, à l’image de ces livres bien rangés qui s’écroulent lorsque l’auteur cherche à en extraire un de la pile. Le jour se lève enfin, éclairant une métamorphose : Lampedusa était un nom-fiction, renvoyant au lent naufrage de l’aristocratie sicilienne ; il devient un nom « état du monde », empli de chagrin et de colère.

On hésite à dire roman, car il n’y a pas, à proprement parler, d’histoire, encore moins de personnage, de dialogue, de description. Il n’y a qu’une voix, la voix de l’auteur, qui déroule sa réaction à mesure que l’évènement se cristallise. Un parcours dans la nuit, au milieu d’images convoquées, dont la richesse tient précisément à ce qu’elles sont et restent contradictoires, inconciliables : il n’y a pas de point commun entre le bal qui clôt le Guépard et la mythologie des aborigènes australiens, découverte par l’auteur au cours d’un voyage... en Sibérie. Maylis de Kerangal le disait lors d’une rencontre à New York, il y a quelques semaines:

La littérature n’apporte pas de solutions, elle ne peut que poser des questions. Des questions qui, il faut le redire, restent d’actualité : il y a quelques jours, plusieurs centaines de réfugiés ont à nouveau trouvé la mort alors qu’ils essayaient de fuir la Libye. D’autres naufrages, d’autres morts, d’autres îles qui résonnent du même chagrin que Lampedusa.

 

Un certain mode opératoire de l'écriture

 

Difficile de porter un jugement critique sur une œuvre si visiblement intime, chargée d’empathie – même si l’auteur sait aussi se moquer d’elle-même en percevant le « ridicule » de cette compassion trop solennelle. Qu’il nous soit permis, plutôt, de pointer deux convergences – dont l’auteur n’a peut-être pas elle-même conscience, mais la libre-interprétation est le grand privilège du lecteur. Tout le roman est parcouru par un dialogue subtil entre le dur et le fluide : d’un côté, la radio et ses mots, les miroirs et les fenêtres, les murs de livres, les roches des volcans italiens ; de l’autre, les lumières de la ville nocturne, la fumée d’une cigarette, les trajets de la mémoire. Les meubles de l’appartement semblent se recouvrir de métal    ; la radio est animée par les bâtonnets verts du sonagramme   . Restons sur un autre texte posthume, écrit par un italien : dans la troisième de ses Leçons américaines   , Italo Calvino distingue deux modes d’écritures, et, plus profondément, deux rapports au monde : la flamme et le cristal – le changement et l’agitation contre la perfection de la symétrie. Cette opposition se retrouve dans le roman, et les deux termes sont d’ailleurs présents, discrètement : l’évènement « cristallise » (et non pas se cristallise, l'élision étant probablement lourde de sens), l’auteur allume sa cigarette au gaz de la cuisine. Comme si elle cherchait à tenir ensemble ces deux rapports contradictoires, sans chercher ni à en choisir un, ni à les réconcilier. En cela, peut-être, le texte se fait roman, porteur d’une expérience d’écriture.

La deuxième convergence est probablement moins optimiste. La leçon du Guépard tient en grande partie à cette formule incroyablement cynique, prononcée par le jeune Tancrède (joué par Alain Delon dans le film de Visconti) : « il faut que tout change pour que rien ne change ». Le médiéviste Dominique Barthélémy en a même tiré l’expression de « révolution gattopardienne », pour désigner la façon dont les élites savent tout bouleverser sans jamais remettre en question leur supériorité sociale. Si c’est ce film qui vient spontanément à l’esprit de l’auteur lorsqu’elle est confrontée à la crise des migrants, n’est-ce pas aussi parce qu’elle a conscience que cette crise, comme les autres, risque fort de ne rien changer ? Espérons que ce ne sera pas le cas

 

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– Dialogue : Maylis de Kerengal & John Freeman sur l'exclusion

 

À ce stade de la nuit

Maylis de Kerangal

Gallimard, 2015

80 p., 7,50 euros