Chaque mois la « chronique scolaire » passe l’éducation au crible des sciences sociales. Dans ce premier article, elle ramène à sa dimension sociologique la question politique des violences à l’école.

 

« Montgeron. Ils bloquent l’école pour dénoncer la violence d’un élève de CM1 », titre Le Parisien en ligne du 12 avril 2016 dans sa rubrique « Actualités » pour l’Essonne. Il ne passe pas une semaine sans qu’on parle dans la presse des violences à l’école de la République. Plus grave, il ne passe pas un jour, dans certains établissements, sans qu’un(e) enseignant(e) ne débarque, plus ou moins visiblement épuisé(e) ou émotionné(e) en salle des profs, pour raconter le dernier incident qui l’a opposé(e) à tel élève bien connu pour ses perturbations ou à telle classe particulièrement peu appréciée. Les conseils de classes ne vont pas, eux, sans leur lot d’avertissements de comportement et de remarques de bas du bulletin contre l’indiscipline en classe. Parler, du point de vue des sciences sociales, de violence à l’école n’est pas simple. D’abord parce que le mot violence n’est pas facile à définir. Ensuite parce que la question de la violence est avant tout une question politique qu’il convient de ramener, pour l’analyser dans le cadre scolaire, à sa juste dimension sociologique.

 

Un mot, plusieurs définitions

 

On peut définir la violence de trois manières au moins. Dans un premier sens, elle désigne l’utilisation à l'égard d'un tiers de la force, morale ou physique, pour lui imposer ce qu'on considère qu'il n'accepterait pas autrement et que la société réprouve. Dans un second sens plus politique, elle désigne l'utilisation à l'égard d'un tiers d'une contrainte considérée socialement comme légitime, fondée sur le présupposé que la liberté du sujet doit être limitée, dans son propre intérêt et au nom de l'intérêt général, par sa famille, par les institutions (parmi lesquelles l'école, mais aussi les asiles psychiatriques ou les hôpitaux), par l'Etat. Dans un troisième sens plus psychologique, elle désigne l'utilisation à l'égard de soi-même de moyens d'auto-contrainte. On se « fait violence » pour aller travailler quand on est fatigué ou encore pour éviter certaines nourritures réputées mauvaises pour la santé. Mais cette violence sociologique n’est pas dépourvue de conditions sociales, et on peut y inclure la violence symbolique définie par Pierre Bourdieu comme l'imposition à eux-mêmes par les individus des structures naturalisées de la domination sociale. Reste que la violence symbolique est une violence elle-même naturalisée – ce qui fait qu'elle n'est plus perçue comme telle.

Les trois définitions pourraient s'appliquer au cadre de l'institution scolaire. L'effort de travail demandé aux élèves par l'école relève de la troisième, les règlements scolaires de la seconde, et les multiples agressions décrites par les professionnels de l'école, mais aussi, de plus en plus, par de multiples acteurs extérieurs – hommes et femmes politiques, essayistes, journalistes –, de la première définition. 

 

Un enjeu scolaire ?

 

Le discours public sur la violence à l'école est monopolisé (pour des raisons évidentes de contrôle des espaces d'expression) par les adultes, qu'il s'agisse des familles ou des professionnels. Le discours des enfants et des adolescents eux-mêmes est fortement encadré, que ce soit par des dispositifs d'incitation à la prise de parole (« La violence, si tu te tais, elle te tue », affirme une affiche que les élèves peuvent voir près des bureaux des conseillers d’éducation de leurs établissements) ou par l'action éducatrice de l'école (qu'il s'agisse des cours d'éducation civique ou des dispositifs de prévention du harcèlement).

La violence fait son entrée dans les discours sur l'école au début des années 1990 à travers la question de l'insécurité, de la délinquance et des tensions culturelles et raciales, en lien avec les espaces urbains relégués, désignés sous le terme de « banlieues ». Cette violence est d'ailleurs présentée comme une violence d'intrusion. Une telle vision politisée de la violence tend à ignorer les violences spécifiques au milieu scolaire. Celles-ci ont pu être appréhendées, du point de vue des victimes, par les enquêtes de victimisation menées par Eric Debarbieux   , qui permettent d'opposer aux chiffres officiels centrés sur les incidents graves, des statistiques qui sont construites en partant du point de vue des victimes. Ces statistiques permettent en effet d'analyser les micro-violences (allant des incivilités au harcèlement) dont l'accumulation constitue l'ordinaire des violences scolaires.

Deux enjeux semblent dominer la doxa sur la violence. Le premier est d'ordre civilisationnel : les élèves violents seraient le produit de situations sociales anomiques (ils sont « mal élevés ») attribués à des facteurs divers rassemblés autour de la démission parentale, de l'incompétence culturelle, sociale et scolaire des familles et de l'immersion dans des univers sociaux eux-mêmes qualifiés de violents, de délinquants ou de criminels. Le second enjeu est d'ordre politique. Il renvoie à l'incapacité proclamée d'une partie des élèves (et des milieux sociaux auxquels ils appartiennent) à endosser l'identité républicaine de l'école et à s'y former comme des futurs citoyens. Par la dimension acculturatrice de l'école, ce second enjeu s'imbrique fortement au premier. Appartenant à l'univers politico-culturel de définition des fonctions de l'institution scolaire, le terme de violence est un terme indigène. Il renvoie au sens commun, au langage ordinaire d'une ou plusieurs catégories d'acteurs plus ou moins étroitement liés à l'école. Pour étudier d'un point de vue sociologique la question de la violence à l'école, il semble donc nécessaire de la considérer comme une catégorie subjective, comme une représentation du réel.

Il faut noter que la question du comportement des élèves est omniprésente dans les jugements scolaires. Les enseignants, sans que cela fasse l'objet d'un discours explicite, évaluent les élèves en fonction de leur comportement, y compris quand il s'agit uniquement de mesurer leur performance scolaire, comme ont pu le montrer les travaux du psycho-sociologue Halim Bennacer   .

Il faut donc bien admettre que la « violence » – un terme du langage commun –  recouvre des enjeux polysémiques qui relèvent à la fois de la subjectivité des acteurs impliqués dans la gestion locale de l'ordre scolaire mais aussi des jugements politiques et sociaux plus larges. Ce terme transforme donc un enjeu social (la question de la connivence ou non des acteurs avec les normes sociales dominantes posées par l'institution à la fois comme universelles et indispensables à la réussite scolaire) en enjeu proprement scolaire. C'est pourquoi il importe de ramener la question de la violence à son cadre pertinent, celui du comportement des élèves à l'école, de sa conformité ou non à un ordre qu'il faut analyser comme proprement scolaire.

Prenant au sérieux la subjectivité des acteurs, on peut centrer l’analyse sur un seul aspect de la violence scolaire : celui qui est lié au comportement des élèves face à la norme. La perspective sociologique doit alors replacer un type particulier de violence – l'indiscipline – dans le cadre concret de son exercice : l'établissement scolaire, ses règles collectives et les incidents qui y sont décrits par les acteurs divers, qu'il s'agisse des élèves ou des professionnels (parmi lesquels les enseignants). Si les acteurs n'emploient pas forcément, quand ils décrivent les faits, le terme de « violence », la forte dimension émotionnelle de leur discours, telle qu’on peut l’éprouver dans les établissements, peut amener à considérer que la situation dans laquelle ils s'expriment est vécue par eux comme violente. Or cette perception violente de la réalité renvoie à une violence plus générale des relations entre enseignants et élèves, qui s'exprime par des comportements d'indiscipline plus ou moins graves et plus ou moins envahissants.

 

De l'école de l'élite à la démocratisation du désordre scolaire

 

Du point de vue de l'histoire et de la sociologie de l'institution scolaire – et des entorses à ses règles – on peut emprunter à Patrick Boumard et Jean-François Marchat le concept d' « ordre et désordre » scolaires   . Les deux auteurs mènent en effet une analyse pluridisciplinaire du « chahut », empruntant à l'histoire, à la sociologie, à la psychologie et à la psychanalyse dans une perspective institutionnelle. Ils l’analysent comme une catégorie utilisée par les acteurs pour décrire un phénomène qui recouvre des désordres plus ou moins violents particulièrement craints par les enseignants, mais en réalité dirigés contre l'institution scolaire et non contre les individus qui en sont victimes. Par institution, il ne faut pas ici comprendre un bloc monolithique, mais le produit des comportements des acteurs. Entrent en interaction les représentations différentes et non homogènes des différentes catégories de professionnels et leurs actions, les politiques de l'école, de l'orientation et de l'affectation scolaire, les représentations et les actions des familles, elles-mêmes potentiellement le lieu d'un conflit entre l'enfant et les parents et la scène de conflits, notamment symboliques (impliquant la relation aux parents, mais aussi à la fratrie, voire à d'autres membres de l'entourage), qui peuvent se cristalliser sur la question scolaire et qui échappent largement à l'observation.

Le terme de « chahut » et les mots de la même famille (« chahuteur », « chahuter ») semblent pourtant absents du vocabulaire des professionnels de l'éducation, que ce soit dans les établissements ou dans la littérature pédagogique. Et si l’on recherche « chahut école » dans Google, on peut voir que sur la toile, cette notion semble davantage appartenir au monde enchanté de l'enfance et à son souvenir nostalgique qu'à une préoccupation liée à l'institution scolaire.

La sociologie semble s’être peu intéressée au phénomène du chahut. En 1967, à un moment charnière de la massification scolaire, Gérard Vincent a étudié la place et la fonction du chahut dans une enquête par questionnaire dans 12 lycées parisiens   . Il montre, selon une démarche qui reste fortement descriptive et psychologisante, que le chahut (auquel il assimile par ailleurs les comportements agressifs de fraude), est une manière de remettre en question l’autorité d’un professeur que les élèves n’apprécient pas. La même année, dans la Revue française de sociologie, Jacques Testanière propose une opposition désormais classique entre ce qu’il appelle « chahut traditionnel » et « chahut anomique », qu’il appelle également « chahut de l’hurluberlu »   . Il s’appuie sur une enquête menée dans 64 lycées à partir des registres de sanctions des 10 années précédentes et d’un questionnaire administré à un millier d’élèves. Pour l’auteur, le chahut traditionnel est une perturbation momentanée et ludique par un public scolaire qui adhère aux règles de l’institution et s’y reconnaît individuellement, tandis que le chahut anomique, né de la massification scolaire est le fait d’un public qui peine à trouver sa place dans l’institution scolaire.

Une dernière catégorie de chahut, le « chahut endémique », est proposée par Georges Lapassade   . Ici, du point de vue des interactions au sein de l’institution scolaire, quatre traits dominent : la permanence de la perturbation de la communication, l’absence d’agressivité à l’égard du professeur et une violence limitée à sa dimension réactive (c’est-à-dire provoquée par les tentatives de remise en ordre), le caractère polymorphe des perturbations, l’absence de cible particulière pour le désordre, l’ensemble de la situation scolaire étant remis en question.

L'ouvrage de Paul Willis, L'école des ouvriers    traduit en français et devenu un classique de la sociologie de l'école, se place dans une toute autre perspective. À partir d'observations et d'entretiens avec des collégiens des débuts de la massification du secondaire dans les années 1960 en Angleterre, il analyse des comportements conscients d'indiscipline qui relèvent à la fois d'un refus revendiqué de la culture et de la forme scolaire au nom d'un idéal viril ouvrier et d'un mépris souverain pour toute attitude de connivence avec l'univers scolaire identifié comme étranger.

Agnès van Zanten, dans son étude consacrée à L'école de la périphérie    , adopte un point de vue qu'on peut qualifier d'intermédiaire. Analysant un écosystème urbain et scolaire particulier, produit d'un ensemble de violences et de conflits à différentes échelles, l’auteure montre qu'il aboutit, chez les élèves, à un cercle vicieux de la déviance. Elle se démarque de l’opposition proposée en 1967 par Jacques Testanière entre « chahut organique » et « chahut anomique » en affirmant que les comportements d’indiscipline, chez certains élèves (de niveau bon ou moyen mais rebelles) sont conscients et maîtrisés. A. van Zanten présente par ailleurs les enseignants comme des « autruis significatifs » dont le jugement est « pris au sérieux » par ces élèves. Les mauvais jugements des enseignants, d’autant plus quand ils sont exprimés publiquement et collectivement, sont particulièrement mal vécus et donnent lieu à un « cercle vicieux de la déviance qu’ont décrit avec pertinence les chercheurs d’orientation interactionniste : imposition de normes, désignation des déviants, renforcement de la déviance, stigmatisation de ceux qui ont accompli les infractions les plus graves et enfin, cristallisation d’une identité déviante ». Malgré tout, ce qu’Agnès van Zanten décrit est avant tout un chahut endémique dans lequel les élèves, oscillant entre envie de travailler et envie de s’amuser, finissent par se faire emporter.

 

Une lecture encore surplombante du désordre scolaire

 

Il faut bien insister sur un constat : l'analyse sociologique ne fait pas confiance aux élèves. Même quand elle quitte le terrain politique de la violence pour s'attacher à la question de l'ordre scolaire, tout comme la vision subjective des professionnels, elle peine à se démarquer d'une vision surplombante.

Peu de réflexions cherchent à prendre au sérieux la capacité des élèves à refuser un ordre qu'ils ressentent comme injuste tant l’impression est forte que ces derniers se laissent emporter dans quelque chose qu’ils ne contrôlent pas tout à fait.

De ce point de vue, on pourrait se demander si un renversement de perspective ne permettrait pas de renouveler les analyses. Il s'agirait d'observer les comportements, individuels et collectifs, ordinairement perçus comme anomiques ou endémiques non en se centrant sur l'incapacité des élèves à entrer dans la norme mais en essayant au contraire de relever tout ce qui peut témoigner d'un désintérêt conscient et sélectif pour les contenus scolaires et de la tentative d'ébaucher d'autres mondes culturels. Si la culture ouvrière ne peut plus, dans nos sociétés tertiarisées, offrir de contre-modèle à la culture scolaire, on peut se demander comment les moyens d'expression culturels des jeunes, dans toute leur diversité sociale, pourraient être une piste pour relier ce que le subi scolaire peut avoir de violent à ce que le désordre scolaire peu comporter de dimension de refus, voire de résistance. Des auteurs comme Anne Barrère ont pu explorer cette question : la « chronique scolaire » aura l’occasion d’y revenir

 

Retrouvez une version plus complète de cet article sur le blog de Nada Chaar « Enseigner dans le secondaire ».

 

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Patrick Rayou, Sociologie de l'éducation, par Jonathan Louli

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