La territorialisation médiévale du diocèse : un nouvel espace pour un nouveau pouvoir.

Avec ce gros livre issu de son Habilitation à diriger des recherches (HDR), Florian Mazel retrouve et prolonge un questionnement entamé depuis plusieurs années, et conduit à travers d'autres ouvrages, notamment L'espace du diocèse. Le sujet est d'importance : il s'agit de se demander comment l'Église médiévale a progressivement inventé l'espace, ou plutôt comment elle a contribué à territorialiser les identités sociales et les pratiques de gouvernement. L'auteur donne d'ailleurs du territoire une définition wébérienne, qui tire la question de l'espace vers celle du pouvoir et du politique : le territoire est en effet défini comme « l'espace de projection d'une institution »   .

 

De la liste à la ligne

 

Pour répondre à la question de la territorialisation de l'institution ecclésiale, Florian Mazel étudie le diocèse, qui désigne aujourd'hui le territoire de l'évêque, mais n'acquiert en fait ce sens qu'au cours de la période médiévale.

L'auteur reprend l'ensemble du dossier en cinq chapitres, dans un ordre chronologique. À la coupure classique du Moyen Âge en trois parties (haut Moyen Âge, Moyen Âge central, bas Moyen Âge), l'auteur oppose ici une césure en deux temps. Du Ve au XIe siècle, la domination de l'évêque n'est pas fondamentalement territoriale : elle se pense et se dit surtout en termes de pôles, avant tout la cité, inscrite au cœur de l'évêché. L'évêque ne gouverne pas un espace continu, mais un ensemble de biens éparpillés en archipel : des églises, des monastères, des chapelles, etc. D'où l'importance des listes d'églises, qui énumèrent ces biens : c'est la liste qui dit le diocèse.

Le diocèse est donc un ensemble de lieux, mais aussi un ensemble de personnes ; les liens sont avant tout personnels. Dans cette partie, l'auteur insiste sur la rupture avec les conceptions antiques – la cité épiscopale n'est pas la civitas romaine. Il s'agit d'en finir (définitivement ?) avec une historiographie construite au XIXe siècle, qui insistait sur les continuités entre la Gaule romaine et la France moderne. Au contraire, Florian Mazel souligne avec force que la période médiévale invente de nouveaux territoires administratifs qui ne coïncident que rarement avec les espaces antiques.

A partir du XIIe siècle, le diocèse va en effet lentement se territorialiser, c’est-à-dire se faire espace continu, homogène, uniformément géré et contrôlé. Les évêques cherchent à délimiter soigneusement leur diocèse, d'où, d'ailleurs, de nombreux conflits au sujet des limites et des confins. Il existe toujours de nombreuses enclaves dans lesquelles l'autorité de l'évêque ne s'applique pas : les grands monastères, comme Cluny ou Cîteaux, sont en effet placés directement sous l'autorité du pape. Mais ces enclaves sont désormais précisément délimitées. Cette définition d'un espace épiscopal va avec l'accroissement des pouvoirs de l'évêque, notamment juridiques, mais aussi avec l'explosion de la documentation : dans des pages brillantes, Florian Mazel montre à quel point les sources suivent de près l'évolution du rapport à l'espace, l'apparition des cartulaires exprimant la volonté des évêques de mieux gérer leur diocèse, pour mieux contrôler leurs fidèles   .

 

L'invention médiévale de la gouvernementalité contemporaine

 

Surtout, l'auteur sait souligner à quel point la mise en place de ce nouvel espace doit être lu à une échelle plus large : au tournant du XIIe siècle et dans le cadre de la réforme grégorienne, c'est l'Église médiévale dans son ensemble qui se fait « institution territoriale ». L'Église invente en effet un espace politique fait de subdivisions encastrées les unes dans les autres : diocèses, archidiaconats, paroisses. Ce découpage de l'espace est appuyé sur des pratiques juridiques et fiscales : les redevances épiscopales ou les dîmes pontificales sont collectées dans le cadre du diocèse. Cette subdivision fine permet à l'Église de se construire comme structure hiérarchisée, et donc centralisée, le tout au profit de la papauté. En gérant l'espace – en redécoupant les diocèses, en tranchant les conflits sur les limites, en créant de nouveaux territoires – la papauté imite le rôle joué par les empereurs romains et médiévaux. En territorialisant la domination épiscopale, l'Église se fait structure impériale, donc universelle.

Plus généralement, cette invention de l'espace contribue à produire de nouvelles pratiques de gouvernement. En insistant sur l'inscription des gens dans un espace borné et contrôlé, en liant fiscalité, juridiction et territorialité, en ouvrant la voie de la bureaucratisation du pouvoir, l'Église médiévale « aura ouvert le chemin à l'État »   . À la suite d'Alain Guerreau ou, plus encore, de Michel Foucault, il s'agit bien de montrer à quel point les pratiques ecclésiales ont pu jouer comme la matrice de formes modernes de souveraineté – ce que soulignait, pour un tout autre domaine, le livre de Jacques Dalarun, Gouverner c'est servir. Il y a là, derrière la question du diocèse, un axe crucial pour l'avenir de l'histoire médiévale.

Tout au long de son ouvrage, Florian Mazel maintient un équilibre complexe entre des considérations générales et des exemples précis, appuyés à la fois sur une vaste bibliographie et sur une connaissance de première main des sources. Il brasse des espaces variés, de l'Angleterre à l'Italie en passant par la Provence, les Alpes, la Bretagne, et s'attache à croiser les échelles pour mieux penser les pratiques de l'espace. Toujours remarquablement clair, l'auteur propose également de riches notes de fin d'ouvrage (qui auraient probablement été plus utiles en notes de bas de page, mais il s'agit là d'une politique éditoriale sur laquelle l'auteur n'a malheureusement aucun poids), et une très riche bibliographie. On notera notamment que les méthodes comme les conclusions de l'auteur recoupent en particulier les recherches de Michel Lauwers, sur le diocèse et le cimetière, ou de Dominique Iogna-Pratt, sur l'Église comme « Maison-Dieu »   . La convergence des intérêts et des travaux est tout à fait remarquable, et Florian Mazel sait en tirer un grand profit.

Une référence, en revanche, brille par son absence, alors qu'elle aurait consolidé et enrichi la thèse de l'ouvrage : en 2007, dans un essai engagé qui réfléchissait plus globalement au sens de l'histoire médiévale, Joseph Morsel proposait en effet le concept-clé de « spatialisation du social ». C'est au Moyen Âge que les identités sociales se détachent de la parenté (ce que Joseph Morsel appelle la « déparentalisation du social ») pour s'attacher à l'espace : on ne se définit plus comme fils d'un tel ou frère d'un tel, mais comme habitant d'un village, fidèle d'une paroisse, seigneur d'un château. Joseph Morsel voyait dans ce basculement l'évolution majeure produite par la période médiévale, et on peut largement penser que la fabrication progressive d'un diocèse territorialisé participe de cette spatialisation des identités et des pratiques sociales.

 

L'évêque et le territoire s'adresse de toute évidence aux spécialistes : le nombre étourdissant de sources utilisées, l'ampleur de la période couverte, la technicité de certaines questions le rendent difficile d'accès pour des non-médiévistes – même les médiévistes, à vrai dire, pourront trouver certains passages un peu abrupts, tant l'auteur travaille au plus près des sources, qui ne sont pas forcément familières à tous. Mais le message que l'ouvrage porte traverse les époques et les disciplines : l'espace n'est pas une donnée brute, un simple décor de théâtre, mais une construction à la fois politique et sociale. Et l'invention d'un espace contribue à produire de nouvelles pratiques du pouvoir. Au moment où on redécoupe les régions françaises tout en s'interrogeant sur le devenir de l'Union européenne, l'ouvrage ouvre sur une véritable actualité