Comprendre la mise en scène de la royauté et de son histoire au coeur du Moyen Âge à travers un récit de sa gloire.

Décédé en 2010, Bernard Guenée a incontestablement marqué le champ de l’historiographie médiévale du XXe siècle. Membre de l’Institut, ancien directeur de la IVe section de l’École pratique des hautes études, il est un des plus éminents spécialistes de l’histoire des institutions et de l’histoire politique et culturelle du bas Moyen Âge. Au cours de son parcours, il s’est particulièrement intéressé à la royauté à travers des monographies admirables   ou des études plus générales   . Malheureusement, son décès brutal ne lui a pas laissé le temps de poser la dernière pierre au chantier qu’il avait entrepris. Ainsi, Comment on écrit l’histoire au XIIIe siècle restera inachevé. Toutefois, le médiéviste avait eu le temps d’en rédiger de larges parties. Ce sont ces chapitres-là que nous nous proposerons de résumer ici. Mais avant toute chose, les lecteurs de Bernard Guenée auront certainement déjà pu se délecter de son ton à travers d’autres de ses ouvrages. Ce qui frappe en premier lieu, c’est cette importance donnée aux mots. L’objectif semble clair : ne rien laisser au hasard. Chaque terme possède une histoire qui lui est propre et dont l’historien doit s’imprégner. Avec le Roman des roys, le médiéviste dénombre, compare et analyse tous ces mots, ces concepts, si riches de sens. Il convient à présent de pénétrer au cœur du XIIIe siècle en remontant la voie tracée par Bernard Guenée.



Primat en son époque



Au moment où Primat, le rédacteur du Roman des roys, met un point final à son œuvre, nous sommes en 1275, sous Philippe III (1270-1285). Souvent présenté comme pâle, son règne connaît pourtant une effervescence culturelle où s’expriment de nombreuses personnalités venues de milieux variés. Primat est l’une d’elles. Homme cultivé, celui-ci est sans douté né à Paris vers 1230. Après avoir suivi son trivium et son quadrivium, le jeune étudiant poursuivit son cursus universitaire à la faculté des arts. Par la suite, Primat devint moine à Saint-Denis où il rédigea son fameux Roman. Mais quel est son message ? Le jugement qu’il porte à l’égard de la royauté est emplit d’admiration. S’il admire Philippe Auguste, il est toutefois plus nuancé lorsqu’il évoque Louis IX, roi débonnaire. Primat semble avoir été un fervent lecteur des grands romans de chevalerie. Il semble donc naturel de le voir davantage attiré par des profils guerriers plutôt que par des prudhommes. Á ses yeux, Charles d’Anjou incarne au moment où il écrit ce modèle idéal du roi-chevalier dont le « nom fu renommé honnourablement, et non pas tant seulement en France, mès entre les diverses nations des peuples, et non pas sanz deserte »   . Œuvre à la gloire de la royauté française, le Roman des Roys est aussi marqué par un désir d’en exalter ses représentants.   



L'atelier de l'historien



Pour résumer ce qu’est le Roman, on peut citer directement Bernard Guenée : « une compilation ce n’est pas une copie servile. C’est une mise à jour d’un texte antérieur »   . En effet, le Roman des roys réalise, en français, la synthèse entre de nombreuses chroniques antérieures. Celles-ci furent la plupart du temps rédigées en latin. Ainsi, Primat fit également œuvre de traducteur. En s’inspirant des compilations dionysiennes, des Gesta Normanorum ducum, du chartrier de son abbaye, de l’Histoire de Guillaume de Tyr, d’Aimoin, de Guillaume de Tours et de nombreux autres textes, Primat fait flèche de tout bois. Œuvre complexe et composite, le Roman possède toutefois une solide logique interne due à l’érudition de son compositeur. Cette compilation permet d’appréhender la relation entre l’historien dionysien et son temps. En effet, ayant sous les yeux une variété impressionnante de sources, Primat dut opérer des choix afin de rendre son récit cohérent dans le temps et dans l’espace. Pour ce moine de Saint-Denis, il y avait des les lieux et des événements à ne pas manquer. Lorsqu’il avance des dates en recourant à l’ère de l’Incarnation, on peut dire que « le temps de Primat, dans son Roman des roys, est bien chrétien, royal et dionysien »   . Par exemple, le religieux insiste sur la date de la translation du corps de Saint-Denis par Dagobert en 630 ou sur sa détection qui eut lieu l’an 1050 (1053 en réalité).



Da la continuité dynastique à la nation France



Mais il faut avoir à l’esprit que « Primat a d’abord écrit son œuvre à la gloire d’une nation, celles des Français » (p. 129). Après Marc Bloch et Bernd Schneidmüller, Bernard Guenée s’interroge sur le sens que les hommes de la fin du XIIIe siècle prêtaient à la notion de Francia. Ce terme, loin de ne recevoir qu’une seule et unique définition, prend sous la plume de Primat un sens bien particulier. Afin de capter un héritage historique pluriséculaire, Primat va avoir soin de gommer, lorsqu’il traduit, le terme de « Gaule » en le remplaçant par celui de « France ». Mais la captation symbolique et historique ne s’arrête pas là. Il procède de la même manière lorsque ses sources évoquent le regnum francorum mérovingien dont les limites n’étaient déjà plus celles de la Gallia. A propos de la Neustrie, le religieux peut parfois lui substituer la France même s’il préfère lui faire correspondre la Normandie. Si Primat veut uniformiser la France à travers le temps et l’espace, c’est aussi afin de mieux vanter la continuité du royaume et de ses rois. Par une habile construction du discours sur la royauté, Primat fait des rois de France « ceus tant seulement qui furent roi dou siege de Paris ». Par cette simple phrase, le religieux réglait là tous les problèmes liés aux divers partages qui eurent lieu auparavant. Paris centre du royaume ; Paris cœur de ce micro-État que Froissart – en 1387 – nommera Île-de-France. Mais ce soucis de continuité est parfois mis à mal par les faits. Primat n’aime pas dire qu’au sein de cette France éternelle des changements dynastiques se produisirent. Ainsi, le religieux crée du lien. Le passage des Mérovingiens aux Carolingiens s’effectue à travers l’évêque de Metz Arnoul qui, selon le religieux, descendrait des Mérovingiens. Proche de Dagobert, qui écoutait ses conseils, Arnoul avait pour fils Anchises. Celui-ci épousa la fille de Pépin de Landen (†640), Begga. Anchises et Begga eurent à leur tour un fils, Pépin de Hersal (†714), père de Charles Martel. Ainsi, Arnoul Primat parvient à recréer du lien entre les dynasties mérovingienne et carolingienne. Cependant, pour Hugues Capet, Primat doit bien en convenir, il n’est pas « de la génération du grant Charllemaigne ». Qu’importe ! L’auteur du Roman résout le problème en évoquant Philippe Auguste. En effet, en épousant Isabelle de Hainaut, lointaine descendante des carolingiens, le Capétien avait retrouvé les racines de royauté française. Louis VIII en était le fruit symbolique de cette union.



Paris et Saint-Denis, assises territoriales de la monarchie



Enfin, un autre aspect du Roman des Roys apparaît fondamental. C’est assurément celui de la place accordée à Paris, à l’abbaye de Saint-Denis et aux barons. Au fil du texte, retracer l’histoire de Paris est aussi un moyen pour Primat d’offrir une assise territoriale à cette fameuse continuité royale. Fondée en 895 avant J.-C. par les descendants des Troyens, Lutèce était prédestinée à un grand avenir. Ce nom, elle le devait à la boue (lutosus) qui reçut ses fondations. Le premier roi de France, Pharamond, eut le mérite de la rebaptiser en Paris. Mais Philippe Auguste alla plus loin en ordonnant le pavement de ses rues. Les rois de France, de Pharamond à Philippe Auguste, firent de Paris la cité royale par excellence en faisant reluire son nom puis son sol. Ne l’oublions pas, Primat était moine à Saint-Denis. Au cours du XIIIe siècle, plusieurs actes puis la chancellerie mentionnent « Saint-Denis-en-France ». Lors de la rédaction du Roman, l’expression est consacrée et même reprise sur le sceau de l’abbaye. Il semble donc normal de la retrouver à près de quarante reprises dans le récit de Primat. Cette association permettait d’insister sur le lien intime qui liait l’abbaye au royaume et rappelait que saint Denis en était son protecteur. Paris était la capitale politique du royaume, Saint-Denis-en-France sa capitale religieuse et spirituelle. Enfin, cette royauté repose également sur ses « barons ». D’origine germanique, le terme sert initialement à qualifier les hommes en général. Au XIe siècle, les barones sont assimilés aux vassaux. Suger va plus loin en y incluant quelques grands. Primat, qui écrit à la fin du XIIIe siècle, fait des « barons de France » ce « groupe fermé d’hommes de haut rang, de riches hommes, clercs ou laïques qui sont certes des vassaux directs du roi [mais aussi] des puissants avec lequel le roi doit compter »   . Cette élite est donc indissociable du royaume. Le roi doit gouverner avec elle. Ainsi, pour le moine dionysien, la triple association Paris/Saint-Denis/barons constitue l’assise idéologique de la royauté française au XIIIe siècle.



En fin de compte, l’ouvrage de Bernard Guenée, bien qu’inachevé, possède une force que seuls les grands historiens savent retranscrire : celle d’insuffler un souffle de vie au passé. Plongé au cœur du XIIIe siècle à travers une œuvre – le Roman des roys – qui plus tard servira de base aux Grandes Chroniques de France, le lecteur sera en réalité invité à pénétrer dans le laboratoire d'un historien contemporain élaborant une œuvre qui servira de base idéologique à l'État royal naissant. Si d’apparence, et de par son style, l’ouvrage est accessible à un large public, les problématiques qu’il soulève sont d’une pertinence historique telle que tout spécialiste devrait s’en inspirer. En cela, le titre est clair : Comment on écrit l’histoire au XIIIe siècle. Ce long cheminement nécessite une solide culture historique, mais que Bernard Guenée restitue avec une simplicité admirable et joyeuse. Laissons donc la parole à l’auteur dont tout l’esprit de synthèse s’exprime pleinement à travers ces quelques mots : ainsi, « le Roman des roys n’est rien de moins qu’une réécriture de l’histoire où, pour répondre aux attentes de son public et en suivant ses propres goûts, l’historien a tiré le passé vers le présent, et l’histoire vers la littérature »