La bande dessinée Le printemps des arabes, de Jean-Pierre Filiu et Cyrille Pomès est une belle synthèse, écrite très peu de temps après les faits. D’une lecture agréable, elle propose des images à la fois justes et puissantes. Le ton est un peu didactique et le récit et la description prennent trop souvent le dessus sur l’analyse. C’est que l’ouvrage, parrainé par Amnesty International, répond à une entreprise politique et citoyenne de promotion des droits de l’homme. En cela, cette BD est aussi un poignant témoignage.    


Comme un château de cartes

La bande dessinée de Jean-Pierre Filiu et de Cyrille Pomès est un récit chronologique par pays des événements de ce qu’on a appelé le(s) Printemps arabe(s). Les révoltes se succèdent et les certitudes tombent, comme un château de cartes.

À Sidi Bouzid, en décembre 2010, Mohammed Bouazizi s’immole par le feu. Moins d’un mois plus tard, Ben Ali quitte le pouvoir. Au Caire, place Tahrir, le 11 février 2011, c’est au tour de Moubarak de démissionner après 18 jours de soulèvement populaire. Les manifestants doivent désormais affronter le pouvoir des militaires. À Sanaa, place Taghyir, en février 2011, une foule révolutionnaire réclame un nouveau Yémen. À Deraa, en mai 2011, les habitants endeuillés et encore sous le choc de la mort d’un adolescent de 13 ans sous la torture lancent une contestation qui s’étend dans toute la Syrie. En février 2011, à Benghazi, l’arrestation de l’avocat Fathi Terbil déclenche le soulèvement qui mènera à la chute de Kadhafi. À Manama, place de la Perle, le 18 mars 2011, le monument, devenu symbole du soulèvement populaire, est détruit : la contre-révolution arabe remporte à Bahreïn sa première victoire. À Gaza, la jeunesse tente en vain d’obtenir un rapprochement entre le Hamas et le Fatah. Au Maroc, le mouvement du 20 février oblige le roi à des réformes législatives. En Tunisie, les islamistes d’Ennahda prennent le pouvoir. En Égypte, les affrontements se poursuivent entre l’armée et les manifestants tandis qu’à Homs, en Syrie, le régime massacre sa population. La famille Saoud réprime toute tentative de remettre en cause son pouvoir politique et religieux. En Algérie, les habitants de Laghouat échouent à obtenir des réformes économiques et sociales. À Alep, les étudiants affrontent les redoutables milices des Chabiha. L’album est paru en juin 2013, très peu de temps après les événements relatés.

Faute de pouvoir faire un épilogue, le dernier des seize chapitres, « La fin des complots », replace l’histoire des révolutions arabes dans celle plus large du passé colonial des pays du Maghreb et du Moyen-Orient. Il insiste aussi sur le rôle de l’information, entre théories du complot et méconnaissance par les acteurs des espaces et des enjeux, dans la construction des configurations géopolitiques.



Des héros si ordinaires



Le mérite de la synthèse de Jean-Pierre Filiu, historien spécialiste du Moyen-Orient et arabisant, est de proposer un récit qui rend lisibles les événements au-delà du foisonnement et de l’instantanéité informationnelle de notre monde en réseau. Chaque révolte fait systématiquement l’objet d’une mise en contexte et en perspective historique. Le récit est centré sur les moments-clés et les acteurs. Vendeurs de rue, étudiants, artistes, médecins, ingénieurs, chômeurs, juristes et militants des droits de l’homme…, ces hommes et ces femmes sont tous nommés. Mohammed Bouazizi, Alaa al-Aswany, Ahmed Harara, Tawakul Karman, Gyath Matar est bien d’autres ont risqué leur vie et, sans le vouloir, celles de leurs proches, pour mettre fin à une existence devenue insupportable par la privation de liberté et l’absence de perspectives économiques.

L’album, sans misérabilisme mais avec force, rend bien cette impression d’un horizon fermé, d’un monde rétréci où dominent la peur et les problèmes du quotidien. C’est plus souvent le souci que la joie de la victoire qu’on lit sur les visages. Il est bien terne, en effet, ce Printemps des Arabes, peint dans la gamme des bleus, des gris et du sépia. Malgré tout, on apprend peu sur la vie des hommes et des femmes. Les descriptions sont impressionnistes. La dureté du graphisme et l’insistance sur des objets symboles, comme les livres en feu de la bibliothèque de l’Institut d’Egypte renvoient, comme les couleurs, à l’univers du journal d’information. Les vignettes, d’une précision photographique, ont également cette qualité lointaine et peu familière de la photographie de reportage. Les mouvements sont des mouvements de foule et les espaces représentés sont avant tout les espaces publics. Si printemps il y a, il est bien figuré dans cet éveil des individus à ce qu’il y a d’inacceptable dans leur condition, cette solidarité des familles, des voisinages, ces fraternisations entre manifestants et forces de l’ordre, le choix de ne plus obéir et de ne plus courber l’échine. Face à eux, on trouve l’inertie des appareils bureaucratiques et la difficulté à ébranler des régimes puissants qui trouvent leurs appuis à la fois dans des intérêts économiques et dans des configurations géopolitiques complexes. Le parti semble bien pris, dès l’image de couverture, opposant des manifestants joyeusement dressés sur un tank aux figures sévères des dictateurs arabes : ce  printemps est davantage une épreuve qu’un dénouement, moins un achèvement qu’un réveil, mais de qui ?


Pour un autre monde arabe


En mettant en avant de nombreuses figures héroïques d’individus ordinaires, l’album court le risque de tourner au catalogue. Beaucoup de choses sont seulement évoquées, mais c’est là le prix de l’exhaustivité. C’est le cas pour la religion. La place de l’islam dans les phénomènes sociaux et politiques est seulement effleurée. Le mouvement des Frères musulmans en Égypte est cité comme un acteur politique sans véritable analyse de sa place dans la vie quotidienne des Égyptiens. La soudaineté des événements et la difficulté de les analyser, en particulier depuis l’Occident, est bien rendue. Les effets de réaction en chaîne d’un espoir de changement qui court d’un pays à l’autre et les ressorts multiples du pouvoir autoritaire face au soulèvement sont extrêmement bien décrits dans le détail événementiel. Mais dans quels réseaux, politiques, de sociabilité, de solidarité, les soulèvements trouvent-ils leurs racines ? Qui sont ces étudiants et ces étudiantes qui relient les révoltes du monde arabe au monde entier par le biais des réseaux sociaux et souvent au risque de leur vie ? Quelle est leur vie et à quel avenir les destine-t-elle ? Cette profondeur sociologique manque au récit historique. Au point qu’on se demanderait presque pourquoi passer par la BD. Des images de presse n’auraient-elles pas pu suffire ? C’est sans doute plus compliqué que cela. L’image et le texte, remarquablement imbriqués dans cet album, sont porteurs d’un message et ce message insiste sur deux aspects principaux : des hommes et des femmes comme vous et moi ont montré, dans les pays arabes, qu’ils sont capables d’affronter la dictature. Ils n’ont pas toujours su imposer leurs conditions, mais ils ont montré que les habitants des pays arabes aspiraient à un autre monde politique, social et économique.

Reste que le titre de l’album ne va pas de soi. Qui sont ces « Arabes » dont on célèbre le printemps ? Peut-on ainsi placer, sous un même substantif, les habitants du Maroc et ceux du Bahreïn ? La volonté des auteurs semble avoir été de montrer que ces hommes et ces femmes, qui habitent un espace qui court de l’Atlantique à l’océan Indien, ont le point commun d’avoir hérité d’un certain passé colonial et impérialiste, soldé par les régimes qui ont dominé leur pays par les formules de l’islamisme et/ou du panarabisme. Historiquement, il y a sans doute bien « des Arabes », qui partagent une histoire commune et qui se soulèvent, les uns après les autres, dans une interprétation politique et géopolitique proprement arabe de leur situation. Ici, il ne s’agit ni du « printemps arabe », mouvement qui touche les pays de culture arabe ni des « Printemps arabes », une formulation qui insiste sur la diversité des situations, mais du « Printemps des Arabes », de l’affirmation publique de l’existence dans le monde arabe d’une revendication, au sein de la société, d’un monde meilleur

 

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