À partir d’une relecture de l’histoire de la peinture, Michel Makarius retrace les mille et une subtilités du flou.
La question des zones d’indistinction est devenue une question centrale de notre époque. Celles-ci sont désormais valorisées à proportion de leur capacité à mettre en cause les agencements figés, l’absence de devenir. Elles défont en quelque sorte les rapports identitaires. On ne s’étonne pas de retrouver, autour de cette question, les philosophies de Jacques Rancière et de Gilles Deleuze, par exemple, quoique le traitement de l’indistinction n’y soit pas semblable, bien sûr.
Mais ne convient-il pas de créditer les peintres de nous avoir fait approcher cette question depuis longtemps ? Le flou n’est-il pas, chez eux, une instance forte de critique du net, un écart par rapport à une visibilité présentée comme sans faille, et non pas – comme on l’entend habituellement – un motif pour organiser un rappel à un devoir de netteté ou de fidélité au « réel » ? Ne rencontre-t-on pas, dans la peinture, des figures floues, en attente de leur propre disparition, comme des moments de dissolution du regard clair dans l’expérience d’une peinture qui finit par paraître sans sujet ? Kandinsky n’a-t-il pas jugé que le flou culmine dans la peinture de Monet au point que la réalité semble s’être totalement dissoute ? Et que dire de l’Impressionnisme, s’il ne cesse de faire reculer les frontières du visible ?
L’altération de la perception « claire et distincte », pour parler sur le mode cartésien (sans qu’il s’agisse de sa philosophie, le clair et le distinct s’y appliquant à l’idée), ne cesse, dans l’histoire de la peinture, d’approfondir le travail d’érosion des assises de la figure classique. Et l’on peut aller bien au-delà de ce propos, puisqu’avec l’avènement de la photographie le flou n’est plus seulement une catégorie formelle de l’art, il devient un mode d’être du réel (il suffit de revenir à Victor Hugo ou à Marcel Proust pour arriver à évoquer des références).
Le flou vs. la « tyrannie du visible »
À ces quelques évocations, on pressent l’importance de la thèse de Michel Makarius (1948-2009), philosophe de l’esthétique, et par conséquent de cet ouvrage, même s’il est réduit dans son ampleur par le décès de l’écrivain, quoiqu’il soit complet dans sa forme globale. S’il y a eu, à tel ou tel moment, nécessité de représenter le flou, c’est bien parce qu’il était requis d’explorer les frontières entre le visible et l’invisible, qu’il ne suffisait plus de peindre ce que l’œil voit, ou qu’il était important d’opérer une certaine critique de la visibilité classique. C’est bien la « tyrannie du visible » qui est ici en jeu, celle d’une iconologie positive trop attachée à une hypothétique transparence des images. Et pourtant, même l’expérience du miroir, pourtant si proche du traitement de la perspective, obligeait à approcher les zones de flou à côté de la netteté du reflet spéculaire central.
Une rapide excursion dans la peinture chinoise permet à l’auteur de mieux fixer son problème. Alors que l’Occident conçoit le flou comme un éloignement par rapport au point fixe de l’image nette, l’esthétique chinoise (vue sous la médiation de François Jullien et François Cheng), basée sur le Tao, envisage le visible comme un état transitoire engendré par le fond indifférencié. La précarité du visible n’en est que plus grande. Dès lors, souligne l’auteur, « notre approche de l’art par le biais du flou a pour vocation justement de dépasser une problématique strictement picturale pour mettre l’accent sur le statut de la représentation ». La vision floue se tient sur une ligne de crête, en ce qu’elle avalise la représentation du visible, d’une part, mais décrète ce visible irreprésentable ou représentable seulement de manière approximative, d’autre part. De surcroît, le flou impose un effort de reconstitution mentale au spectateur, du moins, un temps de déchiffrage.
Une brève histoire du flou
Sur ces fondements, l’auteur tente une brève histoire du flou (disons : de la Renaissance au Chemin de fer (1872) de Manet, dont la toile sert d’illustration de couverture). Il ne s’agit pas de prendre en charge le combat de l’ombre et de la lumière, mais plus précisément l’encerclement des deux par l’indiscernable : les marges qui s’effrangent, les territoires évanescents,... La Renaissance, à ce titre, est pour l’auteur « la source de la représentation du flou ». Auparavant, le flou est soigneusement évité (d’autant qu’on croit que la vision est produite par un rayon visuel projeté par l’œil sur le monde extérieur). Pour que le flou ait du sens, il faut attendre l’invention de la perspective, et l’observation dans la nature (Léonard de Vinci) des effets de la lumière. Voilà qui nous vaut de belles pages sur le sfumato et la question des lointains dans la peinture, avant d’autres pages sur le Caravage, etc. Pages auxquelles n’échappe pas le Rembrandt du Philosophe en méditation (quoique regardé ici à partir du commentaire de Paul Valéry). Encore n’est-ce pas tout à fait le même problème chez Vermeer qui use du flou pour faire trembler la netteté de l’image en soulignant que chaque parcelle de matière paraît comme un agrégat de particules lumineuses. Au passage, Makarius nous apprend à nous méfier de nous-mêmes, c’est-à-dire à ne pas voir le flou dans le classique au travers des habitudes acquises par Impressionnistes interposés.
Rembrandt, Philosophe en méditation, 1632
Un autre chapitre est alors consacré à des présences sans visages au moment de l’avènement de la peinture abstraite. Dans le visage, c’est évidemment toute la condition humaine qui est mise en jeu. Alors, le flou devient à nouveau central. C’est alors Alberto Giacometti qui vient en avant, et son parti pris antimimétique. Affirmation et effacement du trait situent le portrait dans une nouvelle relation au monde (lui-même à peine esquissé en fond de toile). Ce n’est d’ailleurs pas tant la signification existentielle des figures qui importe à Makarius, que le geste par lequel le peintre donne un visage à la planéité de la toile. C’est là que le flou intervient. Ce qui rapproche alors Giacometti de Maurice Merleau-Ponty (celui de la réalité concrète toujours fuyante).
Soulignons que l’exploration de Makarius ne se contente pas de parcourir l’art classique. Elle prend en charge l’art moderne et contemporain : le principe dominant de nombre d’oeuvres, dans ce cadre, n’est-il pas aussi le flou ? Le flou, montre l’auteur, a gagné ses lettres de noblesse moderne dans le pictorialisme, mouvement esthétique international de la fin du XIXe, qui tendait à prendre ses distances avec la fonction utilitaire de la photographie. L’ambition esthétique de la photographie serait donc passée par le flou. La reproduction mécanique est repoussée au profit de scènes qui baignent dans une lumière diffuse. Le flou et le beau deviennent des puissances conjointes grâce auxquelles nettoyer le visible de son aura et démaquiller le réel.
Heinrich Kühn, Hans und Edeltrude, 1910
Makarius va jusqu’au terme possible de son raisonnement, en interrogeant aussi les moyens techniques de la photographie : le développement du numérique, en effet, oblige à travailler le flou différemment. Il n’est plus question de tenir compte de l’émergence de la photo à partir de l’obscurité du laboratoire. Témoin ? Bernard Plossu : chez lui, le flou, combiné avec le choix du noir et blanc, dans certains cas, transforme le visible en devenir trace de l’instant de sa prise de vue. Et plus encore, il se place aux antipodes des reportages qui délivrent le message universaliste d’une empathie illusoire avec l’autochtone (voir par exemple les photos prises au Mexique). Et Makarius d’évoquer encore Gerhard Richter (Oncle Rudi, 1965, et les enjeux d’une réflexion sur le Bien et le Mal, ou de la zone floue entre les deux), Patrick Tosani (et la photographie plasticienne de présences fantômes : exister sans se faire prendre), ainsi que Bill Viola (chez lequel toute l’éventail du visible et les nuances du flou se déploient). S’agit-il alors de célébrer une véritable crise de la représentation ? Ce qui est certain, c’est que l’idée même de relation à la réalité est mise en crise.
Dans le flou, le réel n’est-il pas volatilisé ?
Gerhard Richter, Oncle Rudi, 1965