Une remise en perspective des révolutions arabes de 2011 qui met l'accent sur les dynamiques de confessionalisation du débat politique.
Au printemps 2011, les soulèvements de la Tunisie et de l’Egypte entrainaient les départs respectifs de Moubarak et de Ben Ali, tandis que l’étincelle se propageait dans les pays voisins : en Libye, en Jordanie, en Syrie… et à des degrés moindres vers l’Irak, le Bahreïn, le Yémen. Cinq ans après, la Tunisie s’est dotée d’une nouvelle constitution, alors que la Syrie et la Libye s’enfoncent dans la guerre civile, et que Sissi s’érige progressivement en nouveau dictateur égyptien. Aspirations démocratiques, menaces radicales, le tout sur un fond de crise de l’État : l’heure semble venue d’un premier bilan.
De nombreux politologues, sociologues et économistes ont déjà proposé une série d’explications aux révolutions, le plus souvent pour chercher les dynamiques communes. On a beaucoup parlé d’ « effet domino », en insistant parfois sur les structures économiques, parfois sur le rôle des médias dans la diffusion des contestations. Marc Lynch dans The Arab uprising, the unfinished revolution, évoquait par exemple l’émergence d’une sphère publique arabe via les réseaux sociaux mais aussi al-Jazeera. Une thèse engagée, puisqu’elle lui permettait d’appeler à une meilleure communication par les États-Unis sur leur politique dans le monde arabe. Hamit Bozarslan ne rejette aucune de ces explications, mais se place plus dans le champ théorique en y ajoutant une profondeur temporelle. Dans son analyse intervient toujours un rappel historique qui ouvre vers des comparaisons avec la France ou la Russie, et qui regarde volontairement au-delà de la colonisation : vers la fin d’un Empire ottoman qui a dominé ou influencé une large partie des Balkans et du Moyen Orient.
Depuis la fin de l’Empire ottoman : un Moyen Orient pris dans une violence structurelle
Ce rappel du passé ottoman était attendu de la part d’un spécialiste de la région. Hamit Bozarslan a beaucoup publié sur l’histoire politique de la fin de l’Empire ottoman et de la Turquie, avec une première thèse portant sur les courants de pensée au début du XXe siècle, et une seconde concernant la minorité kurde. Il aborde désormais des questions à la limite des sciences politiques et de l’anthropologie. Son ouvrage le plus connu, Histoire de la violence au Moyen Orient , avait déjà cette ambition : se donner un cadre spatial et temporel suffisamment large pour rechercher de grandes tendances. Il y théorisait, au-delà d’une médiatisation parfois sensationnaliste, une continuité de la violence dans la région, qui dépassait le conjoncturel. Révolution et état de violence se place donc comme un prolongement de ce précédent ouvrage. Les évènements actuels y sont lus comme la suite non pré-déterminée mais explicable d’un long XXe siècle, où la violence avait d’abord été générée par des revendications nationales puis sociales. Ces idées ne sont présentes qu’en filigrane, mais elles guident une analyse qui présente les révolutions actuelles comme des « configurations révolutionnaires » : des crises prises dans des dynamiques plus larges.
Le Moyen Orient qu’il considère déborde d’ailleurs les anciennes frontières impériales : Hamit Bozarslan traite principalement du Maghreb et du Mashrek, mais il regarde également vers l’Afghanistan et le Pakistan à l’est, et vers la Somalie, le Niger et le Mali à l’ouest. Selon lui, si ce concept est né de la colonisation, il a désormais pris une réalité interne. Cette unité se matérialise par des passages d’hommes depuis le monde arabe jusqu’en Afghanistan dans les années 1980, puis désormais en sens inverse avec l’arrivée de « vétérans de l’Afghanistan » dans les rangs des djihadistes au Proche Orient ou au Maghreb. L’un des rares pronostics que s’était d’ailleurs permis l’auteur après 2001 était d’envisager une extension des troubles qui se ferait surtout vers l’Afrique . Il s’agit donc d’un Moyen Orient pluriel, animé par des dynamiques internes : « depuis déjà plusieurs décennies, la « violence » que produit le Moyen Orient a cessé d’être une "résistance" contre "l’impérialisme" ou le "sionisme" ». Parmi ces dynamiques, l’auteur souligne les rivalités entre sunnites et chiites, et reprend à son compte un terme utilisé en 2007 par Gilles Kepel : celui de Fitna, qui renvoie à la scission du VIIe siècle entre les fidèles d’Ali et ceux du calife Mu’âwiya, mais qui est utilisé plus largement pour qualifier une période de division de la communauté, et d’épreuve . À aucun moment l’islam n’est donc pris comme une donnée stable, mais comme l’une des composantes politiques et culturelles de la région. Longue durée, dynamiques régionales et violences plurielles se combinent donc pour comprendre le « moment révolutionnaire » du printemps 2011.
Les révolutions migrent-elles ?
Est-on passé de revendications interétatiques à des mouvements plus larges ? Le plan du livre évoque ce passage du particulier au général : il s’ouvre avec une réflexion sur l’attente démocratique à la veille de 2011, présente ensuite les cas égyptiens et tunisiens, puis bascule dans le chapitre 3 vers une réflexion d’ensemble. En quittant l’analyse intra-étatique il envisage des dynamiques régionales : par exemple une « cartellisation des États », glosée dans l’expression de « démocratie des copains » qui revient à plusieurs reprises pour désigner la mainmise de certains groupes sur les ressources publiques, par exemple en Tunisie ou au Maroc, et qui n’est donc pas le fait d’un seul État. Ou encore un interventionnisme économique ou militaire appliqué par les monarchies conservatrices des Pays du Golfe, et qui constitue désormais une donnée géopolitique importante pour tout le Moyen Orient.
La Syrie est ici son exemple-pivot, pour observer comment « migrent » les révolutions, mais aussi comment des logiques de militarisation et de confessionnalisation peuvent prendre le dessus. Pour l’auteur il n’y a aucune fatalité dans l’émergence de ces dynamiques : elles sont le résultat d’interactions entre la société et le pouvoir. En Syrie, les protestations qui faisaient suite aux évènements de Deraa en mars 2011 (l’arrestation très opaque d’adolescents suite à des graffitis anti al-Assad), ont été immédiatement suivies d’une politique de répression meurtrière. Pourtant il souligne que cette répression ne frappait pas en aveugle : « dès les premières manifestations, la stratégie du régime consista à fragmenter la société […] épargner les villes et les bourgs kurdes pour éviter l’embrasement des communautés kurdes à Alep et à Damas, utiliser la peur auprès des chrétiens et détruire massivement l’espace urbain sunnite . » Les trois chapitres suivants servent à exploiter cette piste du lien problématique entre confessionnalisation et État. Il rappelle que c’est sur un fond de crise de l’État westphalien – d’un État souverain et responsable, selon le système hérité des traités de Westphalie – que d’autres logiques ont été promues. Face à ce vide, la confession ou la tribu serviraient de structures refuge.
Crise de l’État, tribus, confessionnalisation… un débat en cours
La déstructuration des États et le passage à des logiques supra-territoriales ou infra-territoriales est désormais une analyse classique des politologues, qui est ici à nouveau appliquée. Elle est cependant enrichie d’une proposition de cadre chronologique, et d’une attention aux continuités qui peuvent être décelées. Trois cycles se seraient récemment succédés dans l’histoire du Moyen Orient, le premier entamé en 1979 avec la révolution iranienne, et la reconnaissance d’Israël par l’Égypte, le deuxième s’ouvrant en 1990-91 par la seconde Guerre du Golfe, et le troisième commençant en 2001 avec les attentats du Word Trade Center. Suite à ce passé récent, le printemps arabe de 2011 marquerait une autre coupure : l’entrée dans un nouveau cycle, dont la première caractéristique est aujourd’hui un effondrement des États. Face à des conflits violents comme en Irak, en Syrie, ou encore en Libye, les sociétés résistent difficilement : Hamit Bozarslan fait le constat d’une rétractation des liens sociaux et d’une violence croissante, allant jusqu’à parler, dans le dernier chapitre, de processus de « dé-civilisation » au sens de Norbert Elias, dans le cadre d’un chapitre qui tient plus de l’essai .
Emergent alors d’autres structures : tribus et confessions. Qu’il s’agisse de l’Irak, du Yémen ou encore du Sinaï, les tribus sont traitées ici comme une illustration du propos, attendu lorsqu’il est question de logiques infra-étatiques. Mais l’auteur se concentre plutôt sur la question de la confessionnalisation, que les progrès de l’EI et plus généralement d’un jihadisme hyper-violent ont placée au cœur de tous les débats. Hamit Bozarslan, qui a longtemps privilégié une lecture en termes de classes et d’appartenance politique, envisage ici la restructuration des identités autour d’un discours religieux, en soulignant qu’une fois objectivées historiquement, communautés et identités peuvent devenir de véritables acteurs politiques . Il s’intéresse alors particulièrement au moment de l’institutionnalisation, par exemple des mouvements djihadistes, d’al-Qaida au Mali à l’EI au Mashrek. Dans le cas de la seconde, il insiste sur la double capacité à s’ancrer territorialement par des rudiments de souveraineté étatique (fiscalité, règles, prétention à la légitimité) tout en maintenant des liens avec d’autres « franchises » locales, et une activité terroriste supra-nationale : « une expérience de territorialisation combinée avec une stratégie classique de mobilité militaire à une large échelle . » Sans se prononcer sur l’issue des révolutions, il dresse alors un tableau dans l’ensemble peu optimiste de ce qui a changé avec 2011.
Ce qui change et ce qui reste
L’auteur le souligne sans cesse : l’analyse se fait à chaud, et nul ne peut prédire ce qui peut advenir demain au Moyen Orient. Cependant, dans la vaste discussion que constitue son ouvrage, ouverte aux citations variées, depuis la sociologue jusqu’au dépêches de l’AFP, se glissent plusieurs intuitions et mises en garde.
Tout d’abord, il rappelle que dans les premiers temps du printemps arabe, les journalistes avaient plus largement couvert les phénomènes de « révolution » que les processus de confessionnalisation. Ce faisant, les médias manquaient parfois le passage à ce qu’il appelle un kulturkampf : une transformation du débat politique en opposition autour de valeurs culturelles. Cette attention accrue pour les revendications populaires, souvent assimilées à une modernité arabe, empêchait de réfléchir à ce qu’était en soi une révolution. Ici c’est l’ancien élève de François Furet, historien de la révolution française, qui s’exprime, en rappelant que les modèles révolutionnaires français ou russe, invoqués à travers les dates clé de 1789, 1848 ou encore 1917, furent en réalité suivis de longues périodes de tâtonnement : à la révolte initiale se substituait rapidement un effort de stabilisation, suivie d’autres montées des contestations.
La transformation des équilibres politiques liée aux révolutions a eu pour conséquence visible la montée du jihadisme, désormais au centre de l’attention, mais Hamit Bozarslan souligne que d’autres acteurs sont actuellement en train de se réorganiser. C’est par exemple le cas des kurdes, autrefois facteur d’hétérogénéité dans « l’ordre post-impérial » face aux nationalismes syrien, irakien, iranien et turc, désormais obligés de répondre à une violence bien supérieure, mais aussi symboliquement dénuée de fonctionnement nationaliste . La grande inconnue concerne également les camps de réfugiés qui se multiplient actuellement, particulièrement au Liban dans des conditions extrêmement difficiles, et que l’auteur compare aux camps palestiniens installés par le passé en nombre inférieur, qui avaient fini par constituer une force politique à part entière.
L’ouvrage se clôt sur un septième chapitre en forme d’essai, intitulé « Corps, cruauté et violence à l’horizon de 2020 ». Se gardant toujours des pronostics, il ouvre la discussion sur un domaine plus culturel : la question du corps et de son traitement avant et après les révolutions. Il avance tout de même un constat de nature plus politique : la violence serait désormais une composante nécessaire de l’exercice du pouvoir, vouée à aller crescendo pour rester efficace . La question est celle de la légitimation des nouvelles forces en présence, question qu’il approche à travers la philosophie d’Ibn Khaldun, sur lequel il travaille depuis plusieurs années notamment avec Gabriel Martinez-Gros. Reprenant la vision cyclique du philosophe du XIVe siècle, il rappelle que le pouvoir institutionnel, marqué par la possession des villes et légitimé par des institutions denses (universités, médias…), tend à s’éroder au profit de revendications venues des marges, sur la nature desquels il a déjà écrit ailleurs . Or l’une des forces de ces pouvoirs marginaux serait justement ce qui passe a priori comme une faiblesse : la simplification à l’extrême d’une doctrine pour la rendre efficace auprès du plus grand nombre, et pour permettre à terme aux forces périphériques de s’installer au cœur de la cité, de s’institutionnaliser jusqu’à ce que recommence un nouveau cycle.
Peu optimiste dans l’ensemble, l’auteur poursuit dans cet ouvrage une réflexion déjà engagée ailleurs, qui s’inscrit dans une théorie politique nourrie par la sociologie, l’anthropologie et l’histoire. L’économie et la démographie sont très peu sollicitées, et le bilan factuel reste au service de la réflexion d’ensemble. Le but est sans doute plus de penser la violence, et surtout l’État, sa nature, et ses transformations au Moyen Orient depuis 2011
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