Une discussion autour de la pertinence de la forme muséale et de sa prétention à l'universalité.

À juste titre, la discussion publique, les controverses même, font rage autour des musées (fonction, forme, organisation...). Il n’est d’ailleurs pas bon de croire que de telles discussions n’émergent que de nos jours. L’existence des musées est rythmée par des querelles historiques, par ailleurs fécondes (au moment de l’instauration de cette forme, sous les restaurations, sous l’Empire, au moment des discussions promues par les romantiques, autour de la querelle Valéry/Proust, etc.). Les discussions reprennent évidemment sous le coup des mutations que chacun peut observer aujourd'hui, et particulièrement des exportations du modèle universaliste du musée occidental vers d’autres cultures, dont est un exemple la construction du Louvre d'Abu Dhabi.  

À l’âge de sa splendeur, comme cathédrale du XXIe siècle, le musée est donc avantageusement mis sur la sellette. Qu’a-t-il encore d'un musée (si l’on prend pour critère la théorie et la pratique de son organisation, du moins à l’aune du Louvre, par exemple, et des débats entre Grégoire, Denon et Stendhal) ? N’est-il pas devenu le temple de la marchandise fétichisée, et certainement une véritable entreprise axée sur un certain marketing (on connaît la thèse de Jean Baudrillard sur ce plan, par exemple) ? Ne renvoie-t-il pas à des enjeux politiques démultipliés ? Et, en ce qui concerne les musées sociétaux (musée du Quai Branly, Louvre Lens, Mucem...) : ne sont-ils pas devenus des lieux où s’affrontent des identités et des mémoires ? En tout cas, il est certain qu’à travers ce type de musée se confrontent différents types d’histoire, différents types de mémoire, différents récits nationaux, voire de récits internationaux. Ce qui ne peut guère laisser les anthropologues indifférents.

 

Des musées qui désormais s'exposent eux-mêmes 

L’auteur, justement, anthropologue, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), l’énonce d’emblée : l’idée directrice de l’ouvrage – pour une part construit à partir de textes divers (conférences et articles, voire de tribunes dans Libération) – « est de montrer que les différentes déclinaisons du musée ethnographique, de civilisation ou de société, et la réflexion à leur égard amène à se poser la question du musée dans son ensemble ». Autant dire qu’il convient de se rendre sensible à plusieurs mutations en cours : celle des musées destinés à devenir des musées de société, celle de ceux qui deviennent des lieux d’exposition de l’ensemble des cultures du monde, celle des musées qui s’exposent désormais eux-mêmes, et qui explosent par là même. Le musée est devenu une œuvre que l’on expose. Tandis que, dans le même temps, il s’expose à la critique de certains artistes, qui en déconstruisent la forme.

Faut-il s’étonner de voir un anthropologue – un spécialiste de l’humain en général – se pencher sur les musées ? Certainement pas. L’anthropologie et le musée ont depuis longtemps partie liée, ne serait-ce que par le biais des musées ethnographiques, dont nous ne raconterons pas une histoire devenue largement publique. De même que la pulsion de conservation et de classement, d’ordre, de taxinomie qui règne dans les musées, mérite d’être examinée par les mêmes anthropologues. À quoi s’ajoutent les problèmes liés à la « décontemporanéisation » des objets dans les musées, voire à l’opération inverse, leur déshistoricisation. Tout musée doit, désormais, « répondre à certaines questions de notre temps et ne plus se contenter de stocker et d’exposer certains objets, fussent-ils d’art ». Telles sont les questions qui se posent à propos, donc, du Louvre, du musée du Quai Branly, pour ne citer que des musées bien connus des lecteurs français (l’auteur étend en réalité largement, et à juste titre, la perspective, afin d’éviter ce type d’ethnocentrisme).

 

Quelle temporalité et quelle universalité pour les musées ?

L’ouvrage se déploie autour de sept chapitres. Ces derniers emportent le lecteur de la question de la temporalité des musées (passé, présent, contemporain) à la reprise de la question de l’universalité (à travers l’exemple du Louvre), puis de celle-ci aux contestations des musées, après être passés par le statut de quelques expositions dernièrement présentées au public.  

Par ce dessein fixé, l’auteur adopte un double axe d’analyse. D'une part, tout musée doit être conçu comme le résultat d’une triple histoire : une histoire muséale, une histoire propre, une histoire globale. D'autre part, tout musée s’inscrit dans un « syntagme muséal », un espace qui le met en rapport avec d’autres musées. Il faut ajouter à cela que la toile de fond de toute « contemporanéisation » des musées, notamment d’ethnographie, est complexe, deux idéologies opposées se partageant la perspective : le primitivisme et le postcolonialisme. Les querelles autour des restitutions d’objets sont typiques à cet égard : Vénus hottentote rendue à l’Afrique du Sud, têtes maories restituées, tête de chef kanak renvoyée... Bref, la problématique de la propriété n’est pas non plus sans compliquer la réflexion. D'autant plus que certains de ces objets ont été fabriqués pour les Occidentaux, dans le contexte colonial, et qu'ils ne sont donc pas « premiers », si toutefois on veut accorder de la valeur à cette expression.

Mais l’analyse de l’auteur pousse la question encore plus loin. Si l’on veut penser les rapports entre le musée et le contemporain, ne faut-il pas renverser le discours habituel, celui qui laisse croire que le musée est une chambre d’enregistrement du contemporain ? Pour l’auteur, il le faut. Ce qui fait le contemporain, c’est la scénographie, la proposition ou l’histoire que raconte tel ou tel musée. L’exemple du Palais de Tokyo conduit l’auteur à statuer sur le contemporain à partir de la déconstruction, de la mise en scène et de l’exposition du musée en tant qu’œuvre d’art. D’ailleurs les visiteurs ne semblent pas s’y tromper qui viennent voir le contenu, certes, mais surtout le contenant (Mucem, Fondation Vuitton....). De là, la proposition générale : « Ce n’est donc pas le présent ou l’actuel qui font le contemporain ; le passé peut aussi, au même titre, faire absolument partie du contemporain, puisque c’est le regard qui est porté sur lui qui le rend tel ».

Le chapitre consacré au Louvre, relativement à la question de l’universel (universel abstrait, universel de contiguïté, universel concret de métissages et d’hybridations), est passionnant. Non que l’auteur retrace son histoire : ce n’est pas ici l’objectif. Il adopte un axe plus percutant, en analysant la généalogie d’un art identifié à l’Occident : à partir de la définition d’un certain passé, et des entrées et sorties d’œuvres, de l’usage de la notion de civilisation, de l’opposition entre esthétique et ethnographie, etc. Le parti pris universaliste relève d’une universalité singulière, chronologique. Qu’en est-il donc des arts non-européens ? On connaît la question de l’extension requise du musée du Louvre aux arts exotiques (sous Jacques Chirac) – avant transfert au musée du Quai Branly, dont la propriété est qu’il prétend faire dialoguer les cultures mais en s’excluant lui-même de la comparaison – , avant que ce ne soit aux arts de l’Islam. Mais cela ne va pas sans une esthétisation des cultures du monde. Au demeurant, la question se pose de savoir de quel type d’universalité relèvera le Louvre d’Abu Dhabi, l’auteur pariant pour un universalisme abstrait (de surplomb), renforcé dans son idée par la facture même du geste architectural de Jean Nouvel.

 

Faut-il enfermer les œuvres au sein des musées ?

C’est alors la réflexion de l’artiste Walid Raad qui relance les débats autour du musée. Cet artiste s’est proposé de décentrer, de déconstruire, voire de détruire la forme muséale classique. À Nîmes, une exposition de sa main prend parti contre l’enferment des œuvres au sein de l’univers carcéral du musée. Dans le White Cube des musées, cette forme universelle de l’exposition, les œuvres d’art subissent un rétrécissement. Pour revenir à l'exemple du Louvre d’Abu Dhabi, si on le regarde de ce point de vue, on peut remarquer que le transfert des œuvres – qui restent prises dans une enveloppe muséale qui leur demeure étrangère – y devient une manière commode pour le Louvre de se donner une allure présentable et d’échapper aux critiques portant sur son eurocentrisme (tout en faisant de bonnes affaires).

Que penser alors du déplacement des œuvres dans les espaces nouvellement conquis par les aménageurs culturels ? Par exemple, dans les prisons désaffectées (l’auteur prend l’exemple de l’ancienne prison d’Avignon, mais on sait que ce n’est pas le seul cas). Le musée et la prison associés dans une réflexion sur l’enfermement ! Mais quel statut conférer à l’art brut que constitue le graffiti subsistant du prisonnier ? A ce sujet, il faut encore mettre à part les photos de ces grafitis prises par des artistes, qui ensuite les exposent en forme d’art : s'agit-il alors du leur, ou celui des prisonniers ?

Nous passons sur le chapitre consacré à l’exposition-installation Exhibit B, de Brett Bailey, l’auteur de ces lignes ayant été largement mêlé à la défense de l’œuvre contre les accusations portées contre elles (mais qui portaient peu sur le statut esthétique, quasi-cathartique, de l’œuvre, et qui ne procédaient parfois que du ouï-dire ou d'une fausse photo interposée). Jean-Loup Amselle en propose, en tout cas, une analyse qui complète la documentation sur cette question.

Il apparaît clairement que les propos développés dans l’ouvrage tournent avec pertinence autour des thématiques (universel abstrait, relativisme, universel concret) qui doivent être rediscutées dans l’espace public de nos jours, à l’heure où les pièges identitaires se referment sur beaucoup, pour ne pas dire sur « nous ». C’est d’ailleurs pour récapituler son propos que l’auteur propose une annexe consacrée brièvement aux phénomènes de censure artistique et culturelle