Trois textes inédits de D. W. Winnicott sont offerts dans cet ouvrage qui propose de jolies variations sur le thème de la transitionnalité.  
 

C’est une actualité copieuse pour le psychanalyste britannique qui, non content d’être à l’honneur de ce Journal de la Psychanalyse de l’Enfant et du dernier numéro de la Revue Française de Psychosomatique, verra paraître une Esquisse biographique de sa riche existence, en fin d'année, du côté des éditions d'Ithaque. Si l'œuvre de D.W. Winnicott continue à faire lire, écrire et penser, sa présence au panthéon de la psychanalyse a toujours ce petit quelque chose qui ne va pas de soi. La théorie de la transitionnalité a profondément infiltré les sociétés d’analyse du monde entier, certes. Mais cette implantation n’empêche pas ce léger malaise – voire cette franche suspicion – pour les collègues qui se diraient winnicottiens, comme si Winnicott, au fond, parlait un peu trop du jeu et de la concrétude de l’expérience pour être un théoricien vraiment sérieux. C’était déjà le cas de son vivant, à la société britannique, où ses collègues – sous l’impulsion de Mélanie Klein – lui reprochaient de s’appesantir un peu trop sur l’importance/existence de la mère réelle dans le développement psychique de l’enfant. Cette divergence de point de vue est reprise dans la belle introduction qui ouvre ce JPE et la rédaction annonce, d’ailleurs, qu'elle s’attaquera dans un prochain numéro à cette question qui « parait poser des problèmes essentiels et qui traverse en fait la totalité du développement de la psychanalyse depuis Freud » (p. 11). On attend cela avec impatience. 

 

Quatre textes inédits de D.W. Winnicott

 

« Actualité de Winnicott » donc, si tant est qu’il reste encore quelque chose de neuf à commenter chez l'inventeur de l'objet transitionnel. Après la lecture de cet ouvrage, on est tentés de dire que oui, et c’est Jean-Baptiste Desveaux – par ailleurs contributeur au pôle Psyché et Cognition de Nonfiction – qui apporte les nouveautés en exhumant et traduisant pour le lecteur français quatre textes courts de l’édition anglaise : « Voici donc ces quelques fossiles. Quatre textes drôlement agencés. Sans doute pas les plus beaux s’ils n’ont pas été retenus dans l’édition française, me dis-je, mais devaient-ils pour autant rester cachés sous terre ? » (p. 16). Non, effectivement, et Desveaux de nous prévenir, comme s'il fallait souligner la modestie de sa démarche, que « toutes ces découvertes ne devraient intéresser qu’un public d’initiés » (p. 22). On lui est gré de contextualiser pour nous l’émergence de ces textes dans le cheminement théorique de Winnicott mais on regrette que ni lui ni l’équipe éditoriale n’aient organisé une discussion des nombreux questionnements théoriques, cliniques et techniques qui y sont mis au jour. D’autant qu’un fil rouge semble se dégager assez naturellement de ces trois inédits (le quatrième sera publié dans le prochain volume) et donnait largement matière à resserrer la problématique du numéro sur l'actualité du jeu dans la pratique et la théorie du psychanalyste, quarante-cinq ans après la disparition de Winnicott. C'est donc seul en présence de l’impressionnant britannique que le lecteur devra avancer, balloté entre surprise et sidération mais avec aussi, il faut bien l’avouer, un très grand plaisir. 


Le « Jeu dans la situation analytique » (1954)

 

Voici comment Winnicott introduit le premier texte qui nous est proposé : « Je souhaite discuter de certains aspects du jeu dans l’analyse d’adulte. Dans l’analyse d’enfant, le jeu est presque toujours évident, mais dans l’analyse d’adulte on s’attend à pouvoir délaisser le jeu et s’appuyer sur les rêves, les hallucinations et les fantasmes » (p. 25). Sans ambages, Winnicott pose les enjeux d’un problème important : le jeu et sa compatibilité avec l’analyse des adultes. Il décrit, d’emblée, une espèce d’idéalité psychanalytique qui voudrait que l’on travaille en premier lieu avec les rêves (la voie royale de S. Freud) ou les fantasmes car ils seraient des matériaux nobles pour l’analyse. Pour Winnicott, le jeu mobilise des enjeux psychiques primordiaux qui, semble-t-il considérer, ne sont pas appréciés à leur juste valeur par le psychanalyste des années 50.  Développer la capacité à jouer du patient quand celle-ci n'a pas encore été éprouvée devient alors un objectif thérapeutique primordial et Winnicott entend le démontrer avec un premier récit clinique, tiré d'une supervision. 

 

Un patient arrive un jour et déclare avoir trouvé un raccourci pour venir à sa séance en traversant une aire de jeu pour enfants. L'analyste en formation interprète que le patient peut dorénavant apprécier la valeur du jeu. Le patient donne ensuite ses associations sur le jeu et l’analyste l'accompagne sur ce terrain. C’est alors que Winnicott écrit cette phrase énigmatique : « Dans ces circonstances, il est compréhensible que l’étudiant ait négligé de poursuivre sur le sujet du jeu et se soit enlisé dans le matériel des associations libres qui, pour leur part, étaient importantes » (p. 26). Comme il devait être perturbant, parfois, d’être en supervision avec Winnicott et de composer avec ses larges tolérances pour le paradoxe ! Le terme « enlisé » traduit bien qu’il y avait une voie plus mobilisatrice à emprunter et on la devine du côté de l’expérience du jeu entre le patient et son analyste. Mais il n’en dira pas plus sur sa mise en œuvre et nous laissera nous débrouiller -–une fois encore – avec ses discours oraculaires.

La vignette clinique suivante le met en scène, lui, avec une patiente affligée de ne pas avoir bu son café, comme habituellement, avant sa séance. « À cette occasion, je lui fis du café et nous vîmes quelle immense différence il y avait entre le rapport de la patiente au café, à la tasse et à la soucoupe, au plateau et au sucre, et son rapport avec l’idée de vouloir du café à partir du rêve qu’elle aurait pu avoir que je lui offre un café » (p. 26). Certains crieront à l’acting, mais qu’ils admettent que Winnicott engage ici une réflexion essentielle sur l’expérience d'être vivant comme préalable au travail psychanalytique basé sur l’association libre qui, rappelons-le, a été conceptualisé pour des patients névrotiques chez qui les processus secondaires dominent. Ces questionnements restent d’une troublante actualité chez les cliniciens qui ressentent bien que la seule collusion intellectuelle ne suffit plus – si tant est qu’elle ait jamais suffit  – dans les paysages psychopathologiques qu'ils sont amenés à traverser aujourd’hui. Loin d’être anecdotique, cet article étonnant leur rappelle la préséance de l’expérience intersubjective dans le développement de la personnalité et elle reçoit ici la sobre appellation de : jeu.


« Le jeu du squiggle » (1964 ; 1968) et « Notes sur le jeu » (non daté)

 

Bien qu'écrit dix ans plus tard, Le jeu du squiggle poursuit admirablement la réflexion engagée plus haut. Dans ce texte, Winnicott présente d'une manière simple et vivante sa technique du « Squiggle Game », ce qui fait de ces lignes un précieux complément à La consultation thérapeutique et l'enfant.  Sur un strict plan technique, la plus-value du texte réside en deux points qui ne me semblent jamais avoir été détaillés ailleurs : le déchirement de la feuille en deux parties afin de donner « l'impression [à l'enfant] que ce que nous allons faire n'est pas vraiment important » (p. 32) et le « sort » réservé aux contributions de l'analyste qui est de ne pas être soumises à l’analyse. C’était en tout cas ainsi que Winnicott le pratiquait et il nous engage à plusieurs reprises à ne pas standardiser le squiggle comme un test projectif. Ce qui n’empêche pas le texte de ressembler un peu à un testament (« à l’encontre de ma volonté », écrira-t-il, p. 32) qui saura léguer une technique de consultation efficace aux générations futures. Et puisque le thème du numéro est l’actualité, on se dit qu’il aurait été vraiment intéressant de réévaluer les processus de co-construction inhérents au squiggle à la lumière des avancées récentes sur l'intersubjectivité en séance avec, par exemple, le « champ » (W. et M. Baranger, A. Ferro et al.) ou le « tiers analytique » (T. Ogden). 

 

Mais, dans le fond, Winnicott traite encore de la question du jeu en séance et de sa distinction d'avec le travail psychanalytique basé sur la lente et exigeante reconstruction du passé infantile via le processus transférentiel. Il vise ici l’efficacité thérapeutique – encore un gros mot dans certains cercles psychanalytiques – et réserve le squiggle aux premiers entretiens, misant ainsi sur l’exploitation de l'incroyable intensité transférentielle de la rencontre, lorsque le patient « va apporter une certaine capacité à croire qu’il peut être aidé et avoir confiance en celui qui offre son aide » (p. 29). Les thérapeutes – d’enfants et d’adultes – connaissent bien cette « lune de miel » inaugurale au traitement qui s'estompe à mesure que le transfert se tempère. Pour Winnicott, cette puissance créatrice peut être fructifiée par « des techniques prêtes bien que souples » (p. 30) qui, si elles sont bien exécutées, comme il le démontre dans cet article et plus longuement dans La consultation thérapeutique et l’enfant, peuvent endiguer franchement la progression du processus morbide. Toujours empreint de paradoxe, Winnicott présente le squiggle comme une petite technique artisanale, simple à apprendre et exécutable par des analystes en formation mais qui nécessite, en même temps, une finesse clinique impressionnante et dont le succès – c’en devient très intimidant – peut éviter à l’enfant de longues années de psychothérapie. À l’heure où les files d’attente des CMP   pour enfants explosent sous les demandes, la consultation thérapeutique « façon » Winnicott endosse une redoutable actualité et réinterroge notre tendance à engager, peut-être parfois trop facilement, de longues et coûteuses psychothérapies.  

 

Ses Notes sur le jeu, enfin, sont d’un abord moins évident et ne parleront pas beaucoup aux lecteurs qui ont besoin d’un certain enrobage métaphorique pour délayer les contenus théoriques. Comme J-B Desveaux nous en prévient dans son texte introductif, ces notes sont vraiment des notes qui n’ont « sensiblement pas été rédigé[es] dans le but d’être diffusé[es] en l’état » (p. 19). Découvertes dans un dossier nommé « Idées », elles sont une espèce de précipité théorique, à la limite du lisible, sauf pour ceux qui connaitraient l’œuvre de Winnicott sur le bout des doigts ; voilà effectivement un texte pour les initiés mentionnés plus haut ! Sur le fond, on retiendra l’utile synthèse des psychopathologies du jeu et ses ouvertures sur le jeu à l’adolescence qui intéresseront le psychanalyste actuel désireux de réfléchir à l'écrasement du préconscient qui s’opère dans le jeu vidéo hyperréaliste, cet ersatz transitionnel dans lequel se réfugie souvent l'expérience pubertaire de l'adolescent occidental du XXIème siècle. 

 

Neuf autres textes pour illustrer l’Actualité de Winnicott

 

La suite du numéro compile « les contributions des meilleurs winnicottiens du moment » (p. 13) parmi lesquels on retrouvera avec plaisir – mais sans grande surprise – « nos » grands spécialistes tricolores Philipe Jaeger, René Roussillon et Jean-Pierre Lehmann accompagnés par Jan Abram (célèbre analyste britannique auteur, entre autres, de Le langage de Winnicott) ; mais on pourra y découvrir aussi les vigoureuses contributions de Pierre Denis, Martine Girard, Déborah Deronzier et des analystes extra-hexagonaux Vincenzo Bonaminio et Lore Schacht. Nous ne pourrons pas entrer dans le détail de chaque article car nous avons pris le parti de nous centrer sur la discussion des inédits winnicottiens qui nous semblent avoir été un peu sous-exploités dans l'ouvrage. Les autres contributions ont l'élégance de se limiter au champ clinique qu'elles se sont proposées d'étudier et c’est bien agréable après cette exposition prolongée au paradoxe toléré ! Nous conseillons vivement au lecteur de les découvrir car elles sont d'un très bon niveau et font – pour la majorité – la part belle à l'expérience du travail en séance, ce qui est une chose suffisamment rare pour être mentionnée. 

 

Et comme nous leurs devons au moins une présentation, voici un petit survol de ces textes. Lore Schacht revient, dans un article très touchant, sur sa première rencontre avec Winnicott, peu de temps avant sa mort. Jan Abram et Philippe Jaeger démontent, dans deux articles d’une remarquable complémentarité, le mythe du Winnicott « paternophobe » en illustrant, pour la première, le concept d’intégré paternel    et en retrouvant, pour le deuxième, les conditions de l’émergence du père dans l’œuvre de Winnicott. Vincenzio Bonaminio explore le concept d’élaboration imaginative – concept winnicottien plutôt méconnu – à partir du cas clinique d’un enfant de sept ans. Pierre Denis, dans un article passionnant inspiré d'une clinique éprouvante, étudie les fluctuations du centre de gravité de l’individu qui viendra se loger, faute de soins adéquats, dans la coquille et non dans le noyau de la personnalité. Déborah Deronzier reconsidèrera, avec l’aide de Winnicott, les Troubles du Comportement Alimentaire (TCA) à partir d’un vertex intersubjectif. Jean-Pierre Lehmann, lecteur érudit de Winnicott, revient pour nous sur une de ses plus célèbres – et ambiguës –  citations spontanées : « There is no such thing as a baby ! ». Martine Gérard, enfin, propose un retour sur son cheminement théorique en compagnie de Winnicott, tout au long de sa carrière de psychiatre. 

 

Plaidant pour une métapsychologie de la créativité, le texte v vraiment impeccable – de René Roussillon revêt une dimension particulièrement actuelle car il questionne l'intégration de la pulsion dans le moi et a fortiori dans la pensée de Winnicott. Bien loin de la sublimation viennoise, la créativité britannique est-elle apulsionnelle ou peut-elle s'assortir du caractère rugueux (p. 159) de la métapsychologie freudienne ? Roussillon le plaide en tout cas avec talent et débusque les jeux de la pulsion dans l'expérience du trouvé/créé à laquelle il articule l'expérience de la destructivité : le détruit/perdu/(re)trouvé. 

 

Afin de donner, pour terminer, une impression générale de la lecture de ce numéro, nous dirons que trouver (créer ?) des contributions psychanalytiques où les analystes se montrent véritablement au travail, de surcroit dans des positions cliniques inconfortables, est bien rare dans le contexte éditorial actuel. C’est pourtant en survivant avec eux aux inévitables turbulences de la clinique que l’élaboration théorique qu’ils défendent a une chance de s'inscrire au plus profond de nous. Le Journal de la Psychanalyse de l’Enfant – ancienne et nouvelle série – réussit le tour de force d'allier à sa ligne éditoriale courageusement tournée vers la clinique l'exigence de l'élaboration théorique et d'y adjoindre cette petite humilité qui donne à ses contributeurs l’air de ne jamais se prendre trop au sérieux. Des qualités qui révèlent sous son plus beau profil la psychanalyse de l’enfant et qui, j’en suis persuadé, n'auraient pas déplu à Winnicott !