« Vivre sans espoir c’est cesser de vivre », a dit Dostoïevski. Un plaidoyer pour l'espérance.

Un premier constat : la crise de l’avenir
 

En titrant leur ouvrage « L’espoir a-t-il un avenir ? », les auteurs révèlent le lien étroit qui unit vitalement l’espoir et l’avenir. Ce faisant, ils mettent le doigt sur l’un des problèmes contemporains le plus visible de nos sociétés, à savoir : pense-t-on encore l’avenir comme porteur de sens, de rêve et donc d’espoir ? L’espoir n’est-il pas la force capable de transcender les murs épais d’une réalité prétendument établie et indépassable ? Ne représente-t-il pas le mouvement vers l’avant d’un monde meilleur ? Ce qui pousse les hommes à agir en vue de réaliser un souhait, qu’il se manifeste sous la forme d’une idée, d’un idéal, d’une société meilleure, d’un perfectionnement moral ou d’un changement jugé favorable ?


Autrement dit, on espère toujours vers l’avenir, car c’est à son horizon que se dessine la possibilité d’un changement radical. Or l’avenir semble aujourd’hui réduit à un présentisme   aliénant, seul à même de nous accorder la certitude et la sécurité tant recherchées, face à un futur de plus en plus perçu comme apocalyptique et incertain. La profusion d’objets technologiques, connectés et portatifs, renforce à la fois cette domination du seul présent et la fuite de l’avenir dans une échappée virtuelle plus ou moins consciente. Ainsi est-il « aisé de constater combien, dans une telle souveraineté du présent, l’espoir entre en crise. En effet, comment espérer, et en quoi, si l’avenir paraît inexistant, impossible à figurer, à mettre en perspective, donc à désirer ? […] Dans cette sorte d’arrêt présentiste qui se tient au cœur du malaise et du désarroi contemporains, il semble bien que l’espoir n’ait plus de place pour se constituer, plus de récit à quoi s’accrocher »   .
 

Alors l’espoir a-t-il définitivement disparu, à tel point que l’avenir de l’homme semble compromis ? Au regard de certaines idéologies comme le transhumanisme, il ne fait aucun doute que l’avenir ne doit plus être celui de l’humain, obsolète, mais bien du posthumain, augmenté technologiquement. Pareille idéologie est caractéristique de ce malaise contemporain qui affaiblit l’espoir. Car si l’espoir est intimement lié à l’avenir, il est également indissociable de la condition humaine. Or, l’homme tend à s’effacer de plus en plus à travers les objets techniques qu’il créer ; des objets toujours plus évolués, performants et qui lui font oublier sa condition d’homme qu’il commence à détester dans une sorte de honte prométhéenne, dira le philosophe autrichien d’origine allemande Günther Anders. Et si l’espoir n’est plus déterminé par les hommes mais tout entier par les objets technologiques nous imposant leur propre espérance, alors il ne fait aucun doute que l’avenir qui s’ouvrira ne sera plus celui de l’homme rêvant de sa liberté, mais celui de la machine rêvant de notre disparition éventuelle comme source de sa propre liberté.


« Oui, il y a de la vie, il y a de l’espoir »


En reprenant les mots de Cervantès, les auteurs soulignent le lien entre l’espoir et la vie, de cette vie biologique et non artificielle. En remontant jusqu’aux origines mythologiques de la notion d’ « espoir », ils y découvrent le récit du fondement des sociétés humaines, avec tous leurs maux sortis de cette boîte (d’ailleurs une jarre en vérité), sous la curiosité tragique de Pandore. Seul l’espoir reste au fond de la jarre, n’ayant pu s’échapper avant que le couvercle ne soit replacé. Est-ce à dire que l’espoir constitue un mal parmi les autres ? S’agit-il du moindre des maux, puisque devant sortir en dernier ou bien du pire justement parce qu’il devait conclure l’échappée de tout ce que l’humanité allait connaître de souffrance, de mort, de violence et de maladie ? L’espoir est-il finalement un mal ou un bien ? Dans une vision optimiste, certains peuvent y voir le seul remède à tous ces maux libérés. D’autres, plus pessimistes, considèrent qu’il s’agit du pire des maux, capable de nous conforter dans l’illusion et la souffrance d’une amélioration impossible à réaliser. Retraçant l’histoire d’Elpis – « mot grec et mot féminin, que l’on traduit par "espoir" »   –, les auteurs illustrent toute l’ambiguïté d’un mot qui n’a pas toujours eu la même signification à travers les âges. Un mot qui n’a pas toujours été synonyme de ce sentiment « qui accompagne l’attente d’un évènement jugé positif, que nous appelons de nos vœux »   .
 

Et pourtant l’attente semblerait caractériser l’espoir, notamment à travers l’eschatologie, qu’il s’agisse de l’espérance chrétienne ou judaïque. Pour les chrétiens, l’espoir ne déçoit pas puisqu’il est directement promis par Dieu lui-même, à travers l’accession des âmes au Royaume des Cieux. S’il ne faut pas espérer quelque bienfait terrestre, il faut espérer le Paradis et agir conformément à cette espérance. Avec ce monothéisme, l’espoir dessine un tout autre paysage mental que sous la croyance mythologique et donc polythéiste de l’Antiquité classique. L’espoir devient une vertu théologale dont il faut se parer. Une vertu qu’il est nécessaire de rechercher en soi, contrairement à l’espoir antique qui s’apparentait à une passion, un mouvement de l’âme qu’il fallait maîtriser pour mieux s’en défaire et vivre harmonieusement. Ainsi, dans la religion chrétienne, l’espérance (elpis) – que les auteurs distinguent de l’espoir – fait partie des trois vertus théologales, aux côtés de la foi (pistis) et de la charité (comprise comme amour fraternel, agapè). L’espérance est alors placée dans l’espoir du retour du Messie, de sa (re)venue comme sauveur du peuple des hommes, au terme de l’histoire humaine. Cette espérance est eschatologique, puisqu’ « elle vise les fins dernières, le terme ultime de notre itinéraire spirituel, et les place au-delà du monde terrestre »   .
 

L’espérance chrétienne diverge de l’espoir juif, en ce que la première vise la venue du Messie tandis que la seconde s’ancre dans une attente infinie, celle du Messie qui ne doit jamais venir. Le philosophe français Jacques Derrida a fondé le concept d’« à-venir », comme ce qui est perpétuellement placé devant, non pas dans le futur   , mais dans l’avenir ; ce temps sans cesse inachevé et qui trouve un écho dans l’Être lui-même, comme inachèvement ouvrant à la perfectibilité. C’est ce qui lui fera dire que « l’appel messianique appartient en propre à une structure universelle, à ce mouvement irréductible de l’ouverture historique à l’avenir ». Et c’est bien à cet avenir, comme le temps qui est à-venir, qu’ouvre l’espoir juif. Car cet espoir est celui d’une promesse capable de résister au désespoir qui hante certains moments de l’histoire passée. La promesse que le Messie viendra, qu’il faut l’attendre sans jamais savoir quand il viendra, sans pouvoir prédire le jour de sa venue qui ne s’inscrit donc pas dans le futur mais bien dans l’avenir : cet avenir qui est le temps de la promesse et de l’espoir, une fois encore. Il s’agit donc d’une « attente-espoir » comme la qualifient les auteurs, et qui renvoie à cette observation de Derrida, lorsque ce dernier écrivait que « l’affirmation de l’à venir ne sera jamais apaisée, non parce qu’elle désespère mais parce qu’elle demande et espère toujours plus »   . L’espoir juif se fonde donc sur une vision messianique où l’idée même de « Messie » – à l’inverse de l’espérance chrétienne – ne renvoie pas à l'attente définie de son arrivée à un moment précis et attendu, mais bien à l’attente d’une venue qui n’arrivera jamais. Et c’est précisément sur la structure de cette attente infinie que repose l’espoir.
 
 
Mais il ne s’agit pas d’un espoir passif, bien au contraire. L’attente-espoir, qu’elle soit chrétienne ou juive, est une attente active. C’est d’ailleurs à travers les actions menées par les hommes au nom de l’espoir, que l’on constate le caractère véritablement ontologique de cet espoir : l’homme, dans sa relation à lui-même et aux autres, porte l’espoir d’un changement, d’un perfectionnement du monde inachevé dans lequel il évolue. Ainsi, c’est au nom de cet espoir que les individus vont décider de mener une vie ascétique, de défendre certaines valeurs morales, de ne pas se satisfaire du malheur des autres et de rechercher toujours un monde meilleur. Car comme l’écrivent Droit et Atlan, « si un sentiment d’impasse naît devant cet espoir en forme d’interrogation infinie, ce n’est qu’une apparence. Une issue à dimension humaine se profile. Il s’agit de réorienter cet espoir dans le temps de l’histoire, de le mettre en œuvre en acceptant de substituer, dès aujourd’hui, à cet horizon lointain qui sans cesse recule quand on veut l’atteindre, la relation aux autres : "L’avenir, c’est l’autre. La relation avec l’avenir, c’est la relation même avec l’autre", dit Levinas » »   .
 
 
L’espoir comme action
 
 
« Point n’est besoin d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer ». Par ces mots, Guillaume d’Orange semble faire de l’espoir l’un des facteurs de l’action, tout en se gardant de réduire cette action à la seule capacité d’espérance des hommes. L’espoir serait donc source d’action. Et en effet, l’histoire le démontre : l’homme qui espère se met en marche sur le chemin de la réalisation de son espoir. « L’espérance est le songe de l’homme éveillé », disait Aristote. Et c’est parce qu’il est éveillé que son songe se traduira par une volonté de changement, hic et nunc   , dans la réalité présente, une réalité dont il se refuse le postulat indépassable prôné par l’État, la Religion ou tout autre forme de déterminisme. Nous retrouvons cette notion de « rêve éveillé » au cœur de la philosophie d’Ernst Bloch, auteur allemand qui a fait de la révolution de l’espérance le thème central de son œuvre magistrale en trois tomes, Le principe Espérance   . « Qui donc agit en nous et nous met en mouvement ? Nous vibrons, sommes ardents et incisifs. Ce qui vit est stimulé et l’est d’abord par soi. Respirer aussi longtemps qu’il y a vie, nous attise ; pour entretenir ce bouillonnement du plus profond de nous-mêmes »   . Cette mise en mouvement, ce déplacement en avant de l’homme vers les horizons indéterminés de son existence, est, pour Bloch, de l’ordre de l’ontologie. Cette aspiration, cette force capable de pousser l’homme en avant, trouve son origine dans son être même, depuis l’existence de celui-ci, d’abord sous la forme d’une tension, incertaine de ce qu’elle désire, tiraillant l’homme d’un côté ou de l’autre, mais avec cette volonté irréductible d’extériorisation : « Du plus profond de nous-mêmes, quelque chose surgit et cherche à saisir. Cette poussée s’extériorise en premier lieu sous forme de "tension" (Streben), ignorant encore ce qu’elle désire. Dans le sentiment cette tension se traduit sous forme "d’aspiration" (Sehnen), seul état sincère chez tous les hommes. Cette aspiration n’est ni moins vague, ni moins générale que la poussée, mais elle est du moins clairement dirigée vers l’extérieur »   .


C’est à partir de ce postulat ontologique qu’Ernst Bloch va développer sa théorie de l’Être inachevé, pensé comme un processus mû par la volonté d’achèvement de l’Être. Contre toute réification du concept d'Être en tant qu'essence éternelle et immuable, Bloch parle ainsi de « Non-encore-Être ». Et c’est à partir de cette vision de l’Être comme processus et inachèvement que naissent à la fois l’utopie dans sa forme persistante, et le Principe Espérance. C’est par la prise de conscience de cet inachèvement ontologique que l’homme pourra mettre en œuvre le processus de réalisation d'un monde meilleur. Et ce par le moteur de l’Espérance, c'est-à-dire la croyance persistante que le monde tel qu'il est n'est pas immuable, qu'il peut être changé en un monde meilleur, au sein duquel l'homme ne serait plus aliéné. Nous percevons chez Bloch la subtile alliance de l’Espérance et de la fonction utopique, toutes deux réunies au sein du foyer ontologique de l’Être, et mise en action par la quête d’achèvement qui travaille l’Être.


Or, pour le philosophe, ce « Non-encore-Être » ne peut se déceler, comme nous l’avons évoqué, que dans une prise de conscience de ce qui n’est pas encore conscient, ce qui n’a pas encore fait l’objet d’une expérience visible depuis le présent. Autrement dit, c’est depuis ce que Bloch qualifie de « rêve éveillé »   , sorte de rêve en avant, que pourra être entrevu ce qui n’a encore jamais été expérience présente. C’est une fois conscient de ce « Non-encore-conscient », que ce révèlera à l’homme son état d’inachèvement : le « Non-encore-être ».
 
 
C’est à partir de ce postulat que Bloch élabore son « utopie concrète », et concrète justement parce qu’elle se différencie des utopies qui manquent d’ancrage dans le réel, ce qui les conduit à une vision totalisante du futur, à imposer. Le propre de l’utopie a toujours été de ne pas concevoir l’ordre établi, le réel-présent, comme un horizon indépassable. Rêver un monde meilleur, ce lieu idéal qui n’est en aucun lieu (ou-topos), tel est l’objectif que se donnent un certain nombre d’utopies classiques ou socialistes, avec cette volonté de substituer à l’horizon de l’ordre établi, un autre horizon dont les rivages sont ceux du monde meilleur. Le dépassement du réel est un objectif commun aux utopies, mais l'« utopie concrète » se distingue des autres parce qu'elle n'impose pas une vision idéale, construite de toutes pièces, au réel, mais garde contenu « ouvert », qui n'est pas déterminé. Car l'utopie concrète doit rester en lien étroit avec le réel, avec les possibilités objectives de changement, afin d'éviter de sombrer dans une fuite de la réalité et de devenir une « rêverie abstraitement utopique »   . La suspension du réel se fait dès lors à partir d’une espérance en connaissance de cause, c'est-à-dire au nom du réel à venir. Voici l’un des exemples les plus emblématiques de l’espoir comme action développé par Atlan et Droit   .
 
 
Apprendre à espérer


C’est bien à cet apprentissage ou (ré)apprentissage que nous invitent bien sûr Bloch, mais également avant lui Nietzsche. Et c’est sur ce conseil que les auteurs décident de conclure leur ouvrage. Apprendre à espérer en effet, afin de tenir ouvert l’avenir humain de l’homme. Apprendre à espérer car c’est le propre de l’homme. Car l’homme, sans cesse inachevé, devra toujours conserver au fond de lui l’espoir d’une perfectibilité devant le mener vers les chemins d’une amélioration sociale, morale et humaine nécessairement inachevable. Apprendre à espérer exige aujourd’hui beaucoup d’efforts. Cela passe notamment par le refus d’une fuite du réel, jugé de plus en plus abject. D’un réel inhabitable par de simples humains, soumis un peu plus chaque jour aux conditions inhumaines résultant des logiques capitalistes et de sa base économico-technologique toujours plus développée. Ne pas sombrer donc dans la virtualité d’une réalité augmentée non par notre espoir, mais par le désespoir que les machines ou les écrans savent utiliser, parfois contre nous. Refuser d’apprendre à espérer reviendrait à ne plus vouloir être un homme parmi les hommes, avec ce corps dans lequel s’ancre l’espoir (chevillé au corps) et depuis lequel nous nous mettons en mouvement. Car l’espoir « peut accélérer les battements du cœur, empêcher le sommeil, transformer le souffle »   . Mais apprendre à espérer signifie également ne pas s’illusionner dans l’espoir, au point de se figer dans un immobilisme pernicieux. Car s’il est émotion, l’espoir est également réflexion, notamment à travers ce qui pourrait aller mieux, ou autrement. D’abord né de l’affect, du ressenti, de l’émotion, l’espoir suscite ensuite la réflexion, afin de savoir vers où aller, vers où diriger notre émotion. Dans une époque où semble régner un pessimisme latent, sans cesse alimenté par les médias qui façonnent les visions négatives et « inespérantes » du monde des hommes, l’apprentissage de l’espoir se fait plus crucial que jamais. Car il ne s’agit plus de constater que « tout va mal », et qu’il « n’y a rien à faire », mais au contraire, espérer encore et toujours ce qui pourrait aller mieux ou autrement !


Le transhumanisme semble être la nouvelle idéologie en vogue aujourd’hui. Pour certains, cette utopie prône l’augmentation technologique de l’humain, afin de le faire évoluer vers un stade jugé supérieur de l’évolution humaine ; un stade au sein duquel l’homme devra se défaire de tous les critères jusqu’ici reconnus comme participant à son humanité. Il s’agirait de mettre en place une post-humanité, faite d’individus réifiés proches de la figure de science-fiction qu’incarne le cyborg. Sommes-nous réduits à de tels espoirs mortifères aujourd’hui ? N’avons-nous d’espoir que dans une fuite du réel, dans une disparition de l’humain comme seul horizon souhaitable pour l’avenir ? C’est bien ce que pourrait laisser croire l’évolution de nos sociétés contemporaines, soumises à l’accélération du temps, à cette immédiateté qui ne sied pas à l’espoir et à son long processus. Soumises encore à cette désespérance d’être un homme, à cette « honte prométhéenne » dont parle Anders et qui renvoie à cette honte éprouvée par l’homme de devoir son existence et son être à la nature et non à un processus de fabrication rationalisé et donc maîtrisable. Et si nous ne souhaitons plus être des hommes, comme apprendre alors à espérer ?


Peut-être nous faut-il réapprendre à rêver, à imaginer, seuls, sans assistance numérique, machinique ou écranique. Et ce afin de réactiver, dans nos rêves et nos songes, l’espérance d’un monde meilleur et plus humain que jamais. Afin de sortir du somnambulisme depuis lequel nous arpentons les rues tels des zombies, des automates dont les rêves sont désormais construits pas d’autres que nous, jusqu’à l’extinction des espoirs qui nous caractérisaient encore en tant qu’humains. Car comme le rappellent les deux auteurs : « Espérer c’est se penser libre, responsable de son avenir, même incertain. À condition d’en accepter les règles du jeu, l’espoir, dans sa puissance créatrice, est une forme d’attachement à la vie. L’espoir n’est jamais qu’à hauteur d’homme, sa grandeur de mortel »  
 
Ne nous vautrons pas dans la vallée du désespoir ! Donc, mes amis aujourd’hui je vous dis que,quoique nous devions faire face aux difficultés d’aujourd’hui et de demain, j’ai tout de même un rêve. Martin Luther King