Les miracles, indices des vicissitudes du surnaturel au XVIe siècle : regard sur un prétendu « désenchantement du monde ».

« Il opère quotidiennement beaucoup de miracles »   remarquait Thomas Platter de passage à Carpentras, dans les dernières années du XVIe siècle. La thèse que Nicolas Balzamo consacra à ce phénomène, à la suite de Keith Thomas   et de Robert W. Scribner   , nuance deux présupposés. D’une part, la Réforme aurait contraint l’Église catholique à abandonner progressivement et durablement un héritage magique. D’autre part, la Réforme, en rationalisant la foi, aurait elle-même sapé la crédibilité des miracles. Nicolas Balzamo nous livre une analyse riche et passionnante sous la forme d’un triptyque, simple et efficace.

 

L’univers du miracle en héritage : savoirs, pratiques et attitudes de l’Église face au surnaturel

 

Structuré par l’héritage médiéval, le « pays des miracles » se caractérise par son extrême richesse et son perpétuel dynamisme, comme en témoignent les récits de Jérôme Münzer et d’Antonio de Beatis décrivant la France comme « une contrée scintillante de miracles où la profusion de lieux saints n’avait d’égal que l’enthousiasme des hommes qui s’y pressaient dans l’espoir de trouver un remède aux difficultés de la vie »   .

Étudié au travers des écrits du for privé, le miracle est certes omniprésent dans l’imaginaire collectif, mais rare au regard d’une existence. Nuançant la thèse de Jean Céard   , Nicolas Balzamo constate un usage prudent du terme de miracle. Les conclusions de Jean Céard, selon lequel miracles et prodiges se confondaient pour les hommes du temps, semblent avoir négligé les auteurs médiévaux. Possédant une valeur positive, le miracle – miraculum – est l’œuvre de Dieu. Par la suspension du cours ordinaire de la nature, il révèle les propriétés cachées des choses pour démontrer la vérité de la foi. Le prodige – mirabilium – est un phénomène non contraire à l’ordre naturel et dont la signification doit être recherchée. 

Les pratiques des croyants liées aux miracles sont le fruit d’un savoir. Les récits des vies de saints – reproduisant le modèle médiéval – en font des « personnages familiers ». Ces vies, comme les livres d’heures, demandent une connaissance préalable, pour les comprendre et les apprécier à leur juste valeur. Les imaginaires et les mémoires des hommes du temps  étaient nourris d’un patrimoine commun d’archétypes – comme l’histoire de la résurrection du pendu Ebbo   .

Admettant qu’un contexte culturel présiderait à la croyance au miracle, Nicolas Balzamo va plus loin. La culture du miracle « fournissait un éventail presque infini de modèles signifiants » : tout fait pouvait être vu comme le résultat d’une intervention divine. L’Église avait donc pour première mission d’enseigner et de définir le miracle. Les fidèles partageaient les mêmes croyances et les mêmes pratiques envers lesquelles l’Église avait une grande souplesse. L’auteur montre leurs évolutions dans l’espace et dans le temps, en soulignant que par manque de volonté ou pour des raisons matérielles, le contrôle du surnaturel n’était pas une priorité des conciles et des synodes : « le miracle échappait à l’Église mais son sens et sa valeur étaient enserrés dans le discours qu’elle tenait aux fidèles »   .

 

Au temps des troubles : une étape vers le désenchantement

 

Le deuxième volet de l’étude de Nicolas Balzamo dépeint l’évolution du regard porté sur les miracles au cours des vingt premières années de la Réforme. 

Pour l’auteur, avec Luther ou Calvin, on assiste à la démonisation du monde, non à son désenchantement. Les miracles sont l’œuvres du Diable : il travestit Dieu et trompe les hommes par ses illusions. La « Réforme protestante ne condamna pas un surnaturel au nom de la raison mais au nom d’un autre »   . La désacralisation par le rire accompagna l’émergence de la contestation réformée, marquée par une angoisse face à la puissance de Satan.

En retour, l’Église catholique ne cessa de définir, d’affirmer, de prêcher et d’écrire sur les miracles. Témoignant de la plasticité du surnaturel, la réponse catholique renverse la critique protestante : les miracles prouvent l’appui divin. La violence des mots se concrétise par les actes dont l’un des points saillants est la vague iconoclaste de 1562. Le brutal désenchantement, manifesté par l’absence de miracle et l’inaction de Dieu, fissure alors le système de croyance. L’auteur montre une distorsion entre la réalité d’une population réformée minoritaire, luttant pour sa survie, et la perception catholique majoritaire. Dieu semblait avoir « déménagé du royaume »   .

La démonisation du surnaturel se traduit dans la « formidable épidémie de possessions démoniaques » dont l’affaire de Nicole Obry à Laon, en 1566, est le déclencheur. Les exorcismes prirent une signification et une importance inédites. D’un processus médico-religieux, l’exorcisme se transforma en un combat théâtral entre Dieu et Satan, entre l’Église catholique et l’hérésie. Sans disparaître complètement, les cas de possessions vont laisser place à la chasse aux sorcières : « une peur avait chassé l’autre »  

Selon Nicolas Balzamo, la floraison de l’aubépine au cimetière des Saints-Innocents, le 24 août 1572, symbolise, pour les catholiques, le retour de Dieu. Leur imaginaire a, dès lors, définitivement renoué avec le surnaturel. En réponse à la profusion de libelles catholiques, la réplique protestante se plaça exclusivement sur le terrain théorique. Les auteurs martèlent le même argument : les miracles contemporains sont l’œuvres du Diable. L’Église romaine est vue comme une secte de sorciers et de magiciens dont le pape est l’archi-sorcier. Il ne s’agit pas d’un désenchantement mais d’une démonisation de l’univers. Poussé à son extrême, le providentialisme calviniste fait de l’histoire une révélation perpétuelle où Dieu agit en faveur de la foi. Le miracle devient une révélation de sens et le monde le champ de bataille des forces supérieures.

 

La permanence d’un surnaturel : le « second âge d’or du miracle »

 

La dernière partie de l’ouvrage décrit ce que l’auteur n’hésite pas à nommer le « réenchantement du monde ». Les sanctuaires constituent une forme du retour en force du surnaturel catholique. Leurs naissances et renaissances – à l’image des Ardilliers – sont des réponses concrètes au défi protestant. Abandonnant l’idée d’une sociologie des miraculés et d’une typologie des maux, Nicolas Balzamo étudie la relation des croyants avec le sacré autour du principe de l’échange : do ut des. Les attestations de miracles sont la partie émergée de l’iceberg : la mise par écrit dépend principalement du bon vouloir des intéressés et du contexte. L’auteur nuance le « brevet de christianisation réussie » habituellement décerné aux pèlerins   . Les attestations écrites des miracles reflètent un idéal clérical, non les pratiques réelles, et les récits sont soumis à une sévère censure.

Le surnaturel, et plus précisément les miracles constituent des enjeux de pouvoir. Nicolas Balzamo étudie la manière dont l’Église les contrôlait et estime, à l’inverse de P. Sbalchiero et de P. Parigi, que le contrôle théorique de l’évêque par décret tridentin ne constituait pas une révolution culturelle. Certes, le concile de Trente influença les synodes provinciaux bien avant 1615, mais les vérifications et les enquêtes étaient marginales. La hiérarchie catholique partageait avec la masse des fidèles un même système de croyances dans lequel le surnaturel prenait place.

Le miracle, point de controverse, fut peu pensé. Les débats restèrent sur le terrain de l’ecclésiologie et la « question de la nature du surnaturel »   suscita peu d’intérêt. Le miracle est l’un des lieux de contact entre deux sphères culturelles : celle d’une toute petite élite de théologiens, de prélats et de dévots et celle de la majorité des fidèles. Étudiant le refus du miracle par des individus perçus comme « athées », à l’exemple de Pierre de l’Estoile, Nicolas Balzamo montre que derrière chaque refus se cache une raison particulière. Du côté protestant, même si la fidélité des croyants aux pratiques traditionnelles s’affaiblit progressivement, elle ne disparut jamais complètement. Une construction dogmatique n’est pas en mesure d’abolir des pratiques ancrées dans « l’immémorial de la tradition ».

 

Nicolas Balzamo retrace, d’une plume légère et élégante, les vicissitudes du miracle, témoin du lent processus vers le désenchantement. Privilégiant une approche fondée sur une variété de sources, il cherche à approcher au plus près l’imaginaire des hommes du temps. Les éléments essentiels de sa démarche apportent un nouveau regard sur le surnaturel en France. D’une part, il substitue à l’opposition traditionnelle, entre magie et religion, celle des éléments relevant de l’économie du salut et de l’économie du bien-être. D’autre part, le miracle est analysé comme un fait social : l’objet d’un savoir uniformément répandu, obéissant à des pratiques et constituant une arme et un enjeu de pouvoir. Ainsi, le miracle, objet d’une révolution essentiellement théorique, traduit la permanence du surnaturel