À New York, la bibliothèque Albertine diffuse la parole des écrivains français et noue le dialogue avec les auteurs américains. Lieu de rencontres entre littératures, elle est aussi l’occasion de faire retour sur ces lettres françaises dont les ambassades s’adressent aussi bien aux deux rives de l’Atlantique. Cette chronique en porte le message. Dans ce premier numéro, elle rend compte de la rencontre entre l’écrivaine Maylis de Kerangal et le critique américain John Freeman, dont les derniers ouvrages explorent chacun à leur manière les images de la misère exclue.
Le 23 février 2016, Albertine invitait l’écrivaine Maylis de Kerangal et le critique américain John Freeman pour une discussion autour de leurs derniers livres. A ce stade de la nuit de Maylis de Kerangal fait le récit d’images mentales contradictoires qu’évoque le nom de Lampedusa. Avec Tales of two Cities, John Freeman livre un recueil de reportages et de fictions relatant les inégalités vécues dans la proximité des habitants de New York City. Exclus de l’extérieur qui se pressent à Lampedusa chez l’une, exclus de l’intérieur qui peuplent les métropoles occidentales chez l’autre : ces deux livres disent et donnent à voir l’exclusion de ceux avec lesquels les sociétés aisées ne sauraient se mélanger. Si cependant le thème traverse aussi bien les sociétés européennes que les sociétés nord-américaines, les expériences politiques et culturelles impliquent ici et là des divergences d’appréciation qui tiennent aussi aux formes initiales de la relégation.
L’exclusion d’une rive à l’autre
Les nouveaux visages de l’exclusion en Europe et aux Etats-Unis (et plus particulièrement à New York) se déclinent sous des formes différentes, liées à des facteurs ne sont que partiellement comparables.
Selon John Freeman, si l’exclusion a aux Etats-Unis le visage du monde capitaliste, celle-ci se manifeste sous la forme du mouvement forcé des populations, appelé gentrification, qui s’exprime d’une manière exponentielle et incarne le signe d’un élargissement incontrôlable de l’écart entre les classes. Cet écart est l’objet d’un débat politique sans précédent, car il amène la démocratie américaine à une situation limite face à laquelle le système électoral n’a guère de solution politique à apporter.
Pour Maylis de Kerangal, cette crise de l’égalité dans l’espace politique européen s’est manifestée d’une façon plus évidente avec la crise des réfugiés. L’Europe en général et la France en particuliers doivent aujourd’hui faire face à un phénomène d’autant plus grave qu’elle dépasse la seule question de la pauvreté : Calais ou Dunkerque sont les lieux d’une expérience inédite de confrontation avec des populations extrêmement démunies et regroupées en certains endroits. Ces confrontations donnent lieu à une forme de prise de conscience qui a mobilisé la société française mais qui a également créé un dissensus à l’intérieur d’elle-même. Cette expérience sociale entraine la société dans un état de tension et l’amène à repenser la notion archaïque de l’hospitalité. Dans un effet de miroir, on voit alors une autre question se dessiner: celle de la littérature comme refuge personnel, et de ses possibilités d’accueillir l’étranger qui demeure en chacun de nous.
Le rôle de la littérature face à l’exclusion
Face aux différents phénomènes d’exclusion, la littérature détient-elle un devoir éthique de les diffuser? L’écrivain est-il investi d’une responsabilité d’engagement ? Et comment l’expression littéraire peut-elle faire part de ces phénomènes socio-politiques sans se dénaturer ?
Maylis de Kerangal prend le parti d’une littérature qui n’a pas d’autre engagement que vis-à-vis d’elle-même bien qu’elle soit une expérience qui ait lieu dans le langage. Son travail concerne la recherche d’une littérature de « contact » qui explore la notion d’empathie. En fait, la littérature n’a pas de solutions à apporter et peut au mieux formuler des questions. Particulièrement réceptive aux pulsions du monde et particulièrement expressive, la littérature tient en somme cette puissance de formulation d’une « présence » plus intense dans le monde.
Du côté américain, John Freeman articule étroitement l’éthique littéraire à la spécificité de la crise sociale contemporaine, qui semble résider au sein de la question de la citoyenneté. Que signifie aujourd’hui être un citoyen américain ? La violence évidente exercée envers les gens des différentes « ethnies » amène à la littérature à reposer la question du « vivre ensemble » et du bien-être qui en dépend. Et à réaffirmer que l’on vit mieux dans un état de bienveillance et de solidarité que dans état de solitude et de défiance. La littérature prend alors le contre-pied de la politique en marche dont témoigne la campagne des primaires, clairement engagée dans la voie de l’exclusion. En sens inverse, la tâche de l’écrivain ou du poète est alors de réinscrire les notions d’étrangeté et de différence dans la narration.
L’étrangeté et la différence sont peut-être les vertus cardinales qui unifient l’éthique littéraire de part et d’autre de l’océan et des partis-pris, puisque c’est précisément ce qui est engagé dans le précédent livre de Maylis de Kerangal, Réparer les vivants (Verticales, 2014), qui est le récit d’une connexion d’étrangers à travers le terrible événement d’un accident. La narration littéraire – comme celle du cinéma par ailleurs – semble détenir un pouvoir de suggestion politique dont l’argumentation resterait dépourvue. Il y a pourtant une visibilité du réel qui laisse encore trop indifférents les multiples modes narratifs : par exemple, on ne voit jamais dans le cinéma américain des gens s’approvisionner en nourriture à l’aide de tickets (« food stamps ») bien que l’on sache qu’une portion conséquente de la population ait recours à ce genre de pratique. A cet égard, l’éthique littéraire et autant voire davantage un programme que l’objet d’un constat et d’une réalité effective.
Dès lors que les écrivains n’ont pas à tenir de discours, la description narrative tient un rôle majeur. La manière dont doit être montré le réel par le biais de la description est un acte poétique qui impose de se tenir à l’écart des injonctions à réinvestir le réel. Ce pas de côté est d’autant plus décisif que la littérature ne peut jamais être une forme de propagande, mais a un impact beaucoup plus fort qui tient à son effort de monstration du réel. Par ailleurs, la fiction demeure le seul moyen d’atteindre les lieux des choses que l’on ne montre pas. Explorer ces endroits auxquels nous n’avons pas accès est aussi bien le travail d’une romancière comme Elisabeth Filhol – qui montre le problème des travailleurs précaires dans les centrales nucléaires – que d’une journaliste-reporter telle que Florence Aubenas – qui dépeint la faiblesse sociale contemporaine en dressant le portrait d’une société précaire où les gens ne cherchent plus des emplois mais des heures de travail. Dans ces deux livres, il y a une description du réel qui se passe des discours qui pourraient l’accompagner. Il y a des livres qu’il suffit de lire pour savoir de quel discours socio-politique il en retourne. Et c’est finalement cet enjeu socio-politique de la description qui invite à réinvestir la question du langage, c’est-à-dire du « comment » dans l’acte d’écriture.
La distribution de l’espace de vie comme mode opératoire de l’exclusion
Le livre de John Freeman, Tales of Two Cities, traite de manière quasi-journalistique la distribution de l’espace géographique comme symptôme de l’exclusion, alors que l’espace auquel s’intéresse Maylis de Kerangal serait plutôt de l’ordre d’un « espace mental » comme lieu du symbolique et des divisions qu’il comporte.
Dans cette optique thématique de l’espace et de l’exclusion, il faudrait mentionner l’une des questions les plus préoccupantes pour les classes moyennes aux Etats-Unis : celle du logement. Parler des espace de vie-- pourquoi les gens vivent dans tels ou tels quartiers, appartiennent-ils à ces espaces, ou encore combien de temps pourront-ils rester dans cet appartement avant d’être expulsés - c’est toujours déjà poser des questions profondément politiques. Et sans même parler de la question du logement, le simple fait de marcher dans l’un des quartiers les plus riches des Etats Unis comme l’Upper East Side, ou au contraire dans le Bronx, révèle de lui-même au regard que les différents espaces « publics » ne sont en réalité pas accessibles à tous. Aux yeux de John Freeman, cette fragmentation de l’espace public désigne plus généralement certaines personnes comme étant « moins humaines » que d’autres. En ce sens, l’espace de vie devient un critère d’humanité, qu’il revient donc à la littérature de « capturer ». Mais le rapport de l’écriture à l’espace est double, dans la mesure où écrire, c’est toujours aussi « fabriquer de l’espace ». Une fiction ne peut pas s’instaurer s’il n’y a pas un lieu pour la dire. Sous un autre angle, À ce stade de la nuit s’attache ainsi à mettre en relation des noms et des espaces, des paysages qui se matérialisent et prennent forme en regard de leur toponyme. Le nom de Lampedusa est à la fois celui du lieu bien réel de l’arrivée des migrants et des naufrages, mais c’est aussi un nom qui capte un imaginaire nourri par le cinéma, la littérature et les souvenirs qui nous sont propres. Au-delà, sur le même nom de « Lampedusa » se superposent la matérialité des îles comme creuset de fictions d’une longue histoire littéraire, et de sa résonnance dans une actualité dramatique.
De la gentrification à la migration des réfugiés
Est-il finalement possible et légitime de comparer des mouvements de populations si différents ? La dissemblance ne saurait masquer qu’ils sont unis sous le signe commun de la violence, même si l’expression de cette violence n’a pas le même degré d’évidence dans les deux cas – d’un côté la crise des réfugiés et de l’autre celle du logement.
Il y a à l’intérieur de la résonnance des noms de quartiers d’une ville un imaginaire qui s’installe, or cet imaginaire est fortement modelé par la violence sociale qui s’y déploie. A New York, « Park Slope » qui a subi une forte gentrification pourrait tout aussi bien être désigné comme « l’endroit où les gens blancs promènent leurs chiens ». Pour autant la détermination d’un lieu est aussi multiple qu’il existe de perspectives sur ce lieu. C’est pour cela que l’anthologie apparaît comme la structure la plus adaptée pour parler de New-York ou d’autres métropoles marquées par la fragmentation sociale, c’est-à-dire aussi par la fragmentation des perspectives. Dans le fond, une anthologie de New-York devrait avoir huit millions de contributeurs, puisque la ville comme espace imaginaire marqué par la violence des rapports sociaux est produite par les gens qui y habitent – et qui s’y affrontent de manière plus ou moins violente.
La violence d’un phénomène spatial et social comme la gentrification, c’est déjà celle des « délicieuses méthodes » d’expulsion entreprises par les propriétaires. A cet égard, pour John Freeman, il ne fait pas de doute que l’on parle trop peu des histoires de la violence banale qui se manifeste chaque jour dans notre environnement le plus proche. C’est la violence de l’histoire de cette femme guatémalienne, qui a vécu dans un appartement à Brooklyn pendant plus de quinze ans et dont le propriétaire souhaitait l’expulsion : il fait un gigantesque trou dans le mur de sa salle de bain et décide de ne rien réparer pendant trois mois. Lorsque l’on parle de gentrification, il ne s’agit pas seulement d’ouverture de coffee shop, mais d’un phénomène constitué par un agrégat d’actes de cette sorte qui lui confèrent en définitive une grande violence. Le défi pour la littérature est que la gentrification est elle-même l’action « narrative » de la spéculation immobilière, dans laquelle la classe dominante peut s’identifier. Cette concurrence des narrations est peut-être ce qui explique que le phénomène semble avoir moins de visibilité que les mouvements de réfugiés en Europe. La violence des mouvements de population vers l’Europe est quant à elle celle des conditions d’extrême nécessité, c’est-à-dire de vie ou de mort. Des flux de personnes qui fuient la guerre ou la grande pauvreté convergent vers des zones d’Europe riches et pacifiques mais n’entendent pas demeurer à ses marges. Et en visant l’Angleterre, ces mouvements de population posent paradoxalement une question similaire à celle que pose le mouvement des conquérants de la gentrification, à savoir : jusqu’où pourront-ils aller ? L’enjeu de ces mouvements, pour la littérature, est qu’il créent de la rencontre sociale entre riches et pauvres, ou entre plus riches et plus pauvres, sur le mode de la confrontation. A une littérature pacifiste, il revient la fonction de réimaginer des manières de faire société, de recréer des mythes, de nous raconter des histoires à nous-même
Maylis de Kerangal
À ce stade de la nuit
Edition Guérin, 2014
78 pages
John Freeman (sous la direction de)
Tales of Two Cities : The Best and Worst of Time in Today's New York
Edition Pinguin Books, 2015
288 pages