Dans son ouvrage « Les entreprises humanistes », Jacques Lecomte nous offre une large recension des organisations qui fonctionnent en faisant confiance aux hommes – à commencer par leurs salariés – et qui cherchent à rendre ces derniers heureux en s’appuyant sur des sentiments nobles comme l’altruisme, la bienveillance et la fierté d’être utile aux autres. Il répond ici à nos questions.

 

Nonfiction.fr : « L’homme est bon ». C’est sur ce postulat que Jean-François Zobrist, le très médiatique ex-directeur de la fonderie Favi — et l’une de vos références — a construit tout son système de management. Vous développez cette affirmation lapidaire en explicitant vos trois sources d’inspiration : la psychologie positive, qui se réclame des grands classiques de l’école des relations humaines tels Abraham Maslow ou Douglas MacGregor, le convivialisme, une philosophie politique qui a publié son manifeste il y a moins de trois ans, et plus généralement une vision optimiste de l’être humain. Cette vision est omniprésente dans votre livre, dont les maîtres mots sont la confiance, la bienveillance et l’altruisme. Est-il vraiment possible de fonder toutes ses actions, et en particulier la gouvernance des entreprises, sur cette conception du genre humain sympathique mais que d’aucuns peuvent juger peu réaliste ?

 

En 2012, j’ai écrit un ouvrage intitulé La bonté humaine (éd. Odile Jacob). Certaines personnes – qui n’avaient probablement pas lu suffisamment le livre – m’ont fait dire que l’être humain était fondamentalement bon, ce que je n’ai jamais dit ni écrit. J’avais écrit dans ce livre : « L’être humain a des potentialités pour la bonté comme pour la cruauté. À côté de tendances potentiellement agressives chez l’être humain sont présentes, et d’une manière plus importante encore, des tendances à l’empathie, à l’altruisme et à la coopération », ce qui est clairement très différent de l'affirmation d'une bonté absolue. Il ne s'agit d'ailleurs pas d'une affirmation idéologique, mais du bilan de centaines d'études scientifiques ; ce livre résumait l'état des connaissances, bien différent de l'image populaire. J'ai d'ailleurs consacré un long chapitre aux guerres et génocides, ce qui peut paraître paradoxal dans un livre sur la bonté. Il en ressort que l'on peut expliquer ces drames bien plus par des mécanismes psychosociaux et institutionnels que par une violence atavique inscrite dans nos gènes.

 

Mon ouvrage sur les entreprises humanistes repose donc sur ce constat de base, appliqué au monde du travail. Ce qui ressort de nombreuses études, c'est que faire confiance en ce qu'il y a de meilleur chez l'être humain est tout à fait pertinent dans cet univers. Ainsi, reprenant les paroles d'un patron, je considère que le management par le contrôle et la méfiance n'est approprié que pour 1 % du personnel. D'ailleurs, vous-même, si l'on vous fait confiance (au travail ou dans d'autres circonstances de la vie), votre première réaction est-elle de filouter et de trahir cette confiance ? Bien que je ne vous connaisse pas, je me permets d'en douter fortement.

 

Nonfiction.fr : Dans votre livre, vous parlez beaucoup de salariés heureux au travail, grâce à des dirigeants qui placent les besoins et les aspirations de l’homme avant la recherche du profit, ce qui les amène à faire confiance à leurs collaborateurs, à les valoriser et à reconnaître leurs compétences. Ils s’efforcent aussi de les rémunérer correctement, en fonction de leur qualification, mais vous démontrez, en vous appuyant sur une littérature abondante, que l’argent n’est pas ce qui motive le plus les hommes. Vous passez en revue les nombreuses organisations et entreprises qui fonctionnent selon ces principes. Elles sont diverses, depuis les coopératives et tout le secteur de l’économie solidaire jusqu’aux « entreprises sociales » en passant par les atypiques « entreprises libérées ».

Dans la quasi-totalité de vos exemples (on mettra à part les coopératives), c’est le dirigeant (président, directeur général) qui a pris l’initiative d’un mode d’organisation très favorable aux salariés. Des systèmes qui reposent ainsi sur une seule personne ne sont-ils pas fragiles, avec un risque considérable de régression le jour où le dirigeant s’en va ?

 

Oui et non. Certes, le patron joue un rôle majeur. Mais précisément, parmi les attitudes remarquables adoptées par les patrons que j’ai rencontrés, il y a le mode de recrutement. Ils choisissent des personnes qui partagent ces valeurs de coopération, de bienveillance et de confiance. Je vous donne deux exemples, que je cite dans mon livre. Christophe Larrenduche, fondateur de Sagarmatha, une agence de communication événementielle d’une quarantaine de personnes, recrute systématiquement en prenant comme critère majeur, à côté de la compétence professionnelle, le goût des postulants pour le travail en coopération. Il se trouve d’ailleurs régulièrement confronté à une difficulté originale : les postulants ont tendance – et cela se comprend aisément – à essayer de montrer tout ce qu’ils savent faire individuellement, alors que Christophe Larrenduche estime que personne n’est compétent tout seul dans ce métier. Selon lui, essayer de faire quelque chose tout seul, c’est quasiment une faute professionnelle.

 

Mais on peut penser que la situation est bien plus difficile lorsqu’un patron est nommé à la tête d’une entreprise qui existe déjà. C’est précisément le cas d’Hubert de Boisredon, PDG d’Armor, une entreprise internationale qui fabrique surtout des cartouches d’imprimantes et des rubans transfert thermique (pour l’impression des étiquettes codes-barres). Quand il a été nommé à la tête de l’entreprise, les relations entre la direction et les salariés étaient très difficiles. Il a vu un par un les principaux cadres – soit plusieurs dizaines de personnes – et leur a exposé sa vision du management, en leur demandant s’ils étaient prêts à se lancer dans cette aventure. Seuls deux ou trois lui ont répondu négativement, lui disant qu’ils préféraient la compétition entre individus et entre équipes au sein de l’entreprise. Hubert de Boisredon leur a alors proposé une séparation, dans des conditions qui leur étaient tout à fait favorables.

 

Cette façon de faire augmente fortement la probabilité que ce type de management soit durable, au-delà de la personne du dirigeant. Évidemment, ce n’est pas une garantie absolue, mais dans quel domaine de l’existence avons-nous des certitudes absolues concernant l’avenir ?

  

Nonfiction.fr : Vous présentez sous un jour très favorable des formes d’organisation comme les coopératives ou les entreprises dites « libérées » (dans lesquelles la hiérarchie est minimale, voire a complètement disparu, et où règnent la confiance et l’autonomie des travailleurs). En fait, ces entreprises ont un fonctionnement très séduisant, mais qui fait l’objet de controverses assez vives. Des salariés démissionnent, trouvant trop lourde la responsabilité qu’entraîne l’autonomie. D’autres ne supportent pas la pression psychologique exercée par le collectif de travail, les collègues étant souvent plus exigeants que ne pouvait l’être la hiérarchie. Vous ne dites rien de ces limites à la confiance et à l’autonomie au travail. Les considérez-vous comme négligeables ou secondaires ?

 

Les meilleurs modes de fonctionnement peuvent avoir leur talon d’Achille, voire leurs effets pervers. Dans mon livre, je ne cherche pas à décrire un monde idéal, où toute difficulté aurait disparu. Je décris par exemple tous les bienfaits du travail collaboratif sur le bien-être des salariés et le fonctionnement d’une équipe, mais également les dangers d’une coopération inadaptée, où plus personne n’ose faire de remarques critiques à ses collègues ou à son supérieur hiérarchique, et je montre également comment se prémunir face à ce type de problèmes.

De même, je montre tout l’intérêt de fournir des conditions de travail qui permettent aux salariés de se sentir heureux, mais je mets en garde contre une tendance qui consiste à penser qu’il faut rendre les salariés heureux pour qu’ils soient plus productifs, ce qui me semble une perversion complète du management humaniste. Le bien-être des salariés est une finalité en soi.

Votre remarque sur la confiance est tout à fait pertinente, mais que proposeriez-vous à la place d’un management par la confiance ? Faut-il revenir au management par la méfiance et le contrôle, dont les effets sur les personnes sont particulièrement toxiques ? Encore une fois, aucun système n’est parfait, mais je suis convaincu que les effets éventuellement négatifs sur certaines personnes du management par la confiance sont bien moindres que ceux du management par la méfiance.

 

Nonfiction.fr : Vous montrez à travers plusieurs exemples que lorsque les valeurs d’une organisation sont fortes et partagées elles peuvent remplacer les règles. Il existe plusieurs façons de manager « par les valeurs », depuis les méthodes très dures de Jack Welch, l’ancien patron de General Electric, pour qui tout salarié qui n’était pas en plein accord avec les valeurs de l’entreprise devait la quitter, jusqu’aux exemples donnés par Frédéric Laloux dans Reinventing Organizations, où le partage des valeurs devient fusionnel et s’accompagne d’exercices spirituels inspirés du New Age, transformant quasiment l’entreprise en secte. Cette notion de « valeurs fortes et partagées » comporte à l’évidence des risques de dérive. Quelle que soit l’organisation — entreprise marchande, sociale, association ou ONG, ne devrait-on pas maintenir une certaine distance entre les valeurs personnelles et celles de l’organisation, autorisant la critique sans aucun tabou ?

 

En me posant la question sous cette forme, vous ne me semblez pas avoir lu le même livre que celui que j’ai écrit. La seule fois où je cite Jack Welch, c’est pour dénoncer sa « dureté sans pareille ». Et vous ne trouverez nulle part dans mon livre d’exercices spirituels inspirés du New Age. Dans votre question, vous ne faites allusion qu’à ces prétendues « valeurs ». Or, les valeurs et attitudes que je prône dans cet ouvrage sont la bienveillance, l’empathie, le respect d’autrui, l’esprit de service, la confiance, la coopération, le respect de l’environnement, etc.

Venons-en à votre question. Dans plusieurs entreprises humanistes, la charte des valeurs a été élaborée par les salariés eux-mêmes car le patron estime que ce sont eux qui sont les plus à même d’en décider, ce que je pense également. Peut-être allez-vous considérer que c’est encore pire, qu’il s’agit d’une manipulation par la direction. Mais alors quelle est la bonne formule ?

 

 

Nonfiction.fr : Vous consacrez l’une des quatre parties de votre ouvrage à « L’entreprise au service de la société ». Vous y décrivez longuement la démarche remarquable de Danone Communities, qui propose aux populations les plus démunies des pays pauvres des alicaments répondant à leurs besoins, à des prix accessibles et en utilisant exclusivement des ressources locales. Cette même multinationale pratique activement l’optimisation fiscale, utilisant toutes les astuces, depuis la gestion de sa trésorerie par une filiale belge jusqu’à l’utilisation intensive des paradis fiscaux. L’« humanisme »  donne-t-il à Danone une quelconque légitimité à décider d’intérêt général certaines causes, tout en privant de cinquante-cinq millions d’euros (en 2013) de rentrées fiscales l’État français, seule institution légitimement fondée à décider ce qui relève de l’intérêt général  sur son territoire ?

 

Votre critique me semble tout à fait légitime. Au moment de l’écriture de mon livre, je n’étais pas informé de cette stratégie d’optimisation fiscale de Danone, que je déplore vivement. Les faits que vous dénoncez remontent à 2013. Je n’ai pas recontacté Danone depuis la publication de mon livre, mais sur Internet, je n’ai pas trouvé d’information plus récente sur cette pratique. Peut-être les dirigeants l’ont-ils stoppée depuis ?

Emmanuel Faber, qui est devenu directeur général du groupe en 2014, a énormément évolué au fil des ans et a fait progresser à la fois son entreprise et l’univers des patrons au cours des récentes années. Quand il était jeune, bien formaté par l’enseignement prodigué dans les écoles de commerce, il était convaincu que le seul objectif de l’entreprise était de produire un maximum de profit pour les actionnaires. Aujourd’hui, il estime qu’« une entreprise n’a pas d’autre raison que son utilité sociétale ». C’est cette conviction qui l’a conduit à ce que vous-même venez de décrire comme « remarquable » : la démarche de Danone Communities, un incubateur d’entreprises à vocation sociale dont la mission est de lutter contre la malnutrition et la pauvreté dans le monde. Cette action permet à des centaines de milliers de personnes – en particulier des enfants – de vivre mieux. Par exemple, la Laiterie du berger, au Sénégal, a été fondée par Bagoré Bathkly, qui est revenu au pays après avoir fait des études vétérinaires en Belgique. Il a constaté une situation qu’il a jugé absurde : 90 % du lait consommé au Sénégal est importé sous forme de poudre, alors que 30 % de la population vit traditionnellement de l’élevage et peut produire du lait. Aujourd’hui, la Laiterie du berger emploie plus de 100 personnes et assure des revenus à 800 familles d’éleveurs. Ceci grâce l’impulsion financière de Danone Communities

 
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