Une remise en question de l'antienne rebattue des « racines chrétiennes de l’Europe ».

Ne s’agissant pas d’une étude nouvelle sur la philosophie d’Héraclite, il convient d’attirer l’attention du lecteur sur le titre et sous-titre complets de l’ouvrage. C’est toute la philosophie politique, appliquée à la question de l’Europe, qui y est en jeu, centrée sur une grande affaire qui regarde, justement, les européennes et les européens.  En effet, Gérard Mairet, philosophe et professeur émérite des universités, s’attaque à la notion d’Europe chrétienne et de racines chrétiennes de l’Europe (on présuppose même toujours qu’il y en a !). C’est l’illusion complaisante d’une « philosophie chrétienne » (de la soumission de la raison et de la nature à la foi) qui a permis la fabrication de cette légende des « racines » chrétiennes de l’Europe. Le fait de faire remonter « ce qu’on appelle Europe » aux doctrines de l’Église, c’est faire comme si les conciles avaient fondé l’Europe – d’où les racines ! 

La question, il est vrai, concerne non le christianisme, à l’évidence un des éléments constitutifs de la culture européenne, mais ce qu’on entend par Europe. Car, insiste Mairet, l’Europe a son origine dans le Logos et non dans la religion, mais on veut l’oublier. Cette idéologie des racines de l’Europe a son fondement dans un vol, celle du Logos philosophique (Grec) par le christianisme, vol qui aboutit à de nombreux drames contemporains, et à l’injonction qui nous est encore faite par beaucoup : on ne badine pas avec les dieux ! 

 

L’histoire du Logos

 

- Le temps Grec : de Héraclite, conçu comme un héros de la pensée humaine, Mairet dit qu’il fut le premier philosophe et surtout qu’il le fut parce qu’il a posé le Logos : le discours à l’écoute de la raison des choses, le discours qui pose l’unité des opposés. Avec Héraclite, le raisonnement (logos) s’émancipe du divin et des poètes. C’est la raison qui ordonne la pensée du monde, non les récits héroïques, non les allégories poétiques. C’est là une attitude théorique radicale. D’autant plus que ce Logos est associé à la démocratie. Il passe de la nature à l’homme, c’est-à-dire à la polis. Passer à l’homme veut dire se mettre à l’écoute de l’homme dans la cité. Le logos passe au citoyen et à la démocratie : « En effet, si elle est bien le pouvoir du peuple, la force du grand nombre, c’est parce que la démocratie est le régime politique où la multitude prend la parole. D’où la meilleure et la plus simple définition de la démocratie ; elle est le régime où la parole politique appartient au peuple, le peuple y prend la parole. » Délibérer, cela suppose une technique de l’argumentation, une capacité démonstrative visant à faire valoir la justesse de son opinion, et à refuser les dogmes. 

- Le temps chrétien : donc le Moyen Âge, et la subtile déstructuration du Logos Grec au profit de Dieu, du Christ et de l’Empereur, donc l’invention du théologico-politique. Dès lors que le logos-raison (répétons-le : inventé par les Grecs et notamment Héraclite) passe au logos-foi, la philosophie change de figure, ou plutôt elle est disqualifiée en faveur de la théologie du Logos. Ainsi les chrétiens ont-ils opéré un vaste larcin sur le dos d’Héraclite et de quelques autres. Désormais, le logos-foi ne tolère pas le logos-raison. Ce n’est que lorsque les philosophes s’emploieront à faire resurgir le logos-raison du fonds théologique du logos-foi, que la philosophie renaîtra au détriment de la théologie.

Voici le larcin chrétien (vers 150 de notre ère) : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était tourné vers Dieu, et le Verbe était Dieu » (Évangiles). On sait que le mot « parole » ou le mot « Verbe » traduisent logos ; dans l’original grec logos et theos sont sans majuscule. Grâce aux majuscules, l’énoncé « le Verbe était Dieu » induit l’idée que le texte dit autre chose que « la parole était dieu». Originairement c’est l’auteur de l’évangile (ou plutôt de son prologue), Jean, qui opère l’identification du Logos à Jésus en faisant de celui-ci le Christ. La révolution en question consiste en effet à faire passer le logos, de la philosophie à ce qui sera quelques décennies plus tard une « religion ». C’est la révolution par la fin : Jésus achève la philosophie car il l’accomplit en atteignant le but que celle-ci s’était donné (la Vérité), d’Héraclite au logos spermatikos des stoïciens. Du coup, Jésus-Christ-Logos l’achève en y mettant aussi un terme définitif. Si vous dites que le Logos est le Messie (Christos), vous sortez de la philosophie pour entrer dans la mystique et le religieux.

Tel est le tour de force – surtout le coup de génie – de Justin qui, probablement, ne pouvait pas savoir la portée de ce qu’il venait de faire ! Il sous-entend que la vérité ne pouvant être qu’une, ce n’est pas dans la philosophie des Grecs qu’on la trouve. Justin se sent fondé à reléguer le corpus philosophique des Grecs sous la catégorie de doxa (opinion païenne). Lui qui cherchait la vérité, dès lors qu’il la trouve, ne peut faire autrement que d’en décréter l’avènement définitif et absolu. Définitif et absolu, c’est bien de cela qu’il s’agit car, contrairement au logos philosophique du paganisme, le logos philosophique des chrétiens n’émane pas des hommes ni des meilleurs d’entre eux, mais de Dieu même. Il y a un logos humain qui s’efface devant le Logos divin. Le montage du larcin chrétien est défini par Justin qui ouvre l’ère d’une police de la pensée. La philosophie chrétienne opère la mutation de la philosophie tout court en théologie et se met en situation de faire de celle-là la servante de celle-ci.

- L’époque moderne : elle est rendue possible par la transmission arabe de la science grecque (entre 650 et 750 les Arabes recueillent le legs scientifique et philosophique de l’Antiquité grecque qui leur est transmis notamment par les écoles d’Alexandrie, et d’Antioche). Ce retour du logos philosophique allait produire le retrait du logos chrétien. Un retrait qui ne s’est pas fait dans la bonne humeur, mais dans le rapport de force, dans et par la guerre (jusqu’aux Saints-Barthélémy(s)). L’Europe se substitue à la Chrétienté. On enterre le Moyen Âge. On découvre d’autres mondes (entrent en scène les Indiens et le cortège colonial)... Défilent alors La Boétie, Machiavel, Spinoza, Descartes (heureusement défendu contre les mauvais lecteurs), Hegel, ... 

 

La difficile identité européenne actuelle

 

Mairet poursuit alors en se demandant si nous n’avons pas gardé de la religion une forme de pensée de l’altérité dommageable ? On le voit à notre rapport aux Indiens : leur extermination ou, dans le meilleur des cas, leur totale marginalisation vient de ce que les nations indiennes possèdent, par définition et par nature, l’identité américaine que sont venus chercher les Européens. Ce qui revient exactement au raisonnement tenu sur les Indiens par les chrétiens. La preuve ? Le raisonnement déployé par les chrétiens à l’égard des Indiens, et réutilisé récemment par le pape Benoît XVI : ceux qui n’adhèrent pas à la foi sont simplement en puissance d’y adhérer sans le savoir encore. À l’évidence (de la papauté) les Indiens n’ont pas été massacrés par les Occidentaux, mais finalement heureusement convertis d’autant plus qu’ils attendaient le christianisme sans le savoir ! Si l’âme est naturellement chrétienne, qui peut échapper au Christ ?

Ne peut-on renverser le propos, en forme de reprise laïque : si les Indiens sont reconnus comme étant les Américains, alors les immigrants n’ont pas d’identité. En d’autres termes, ou bien ce sont les Indiens qui sont les Américains, ou bien les Européens ont l’espoir de devenir des Américains. Ceux-ci en quittant l’Europe cessent d’être européens et veulent être américains. C’est d’ailleurs ce que nous racontent les westerns : le western raconte l’introduction de la loi et de l’ordre dans l’étendue sauvage, par l’extermination des Indiens et de la canaille (essentiellement bandits, tueurs à gage et grands propriétaires terriens faisant régner leur loi privée) pour laisser place au fermier, cet individu moral entrepreneur, et bientôt à l’ingénieur (télégraphe, chemin de fer, etc.).

Alors que reste-t-il de l’Europe si elle n’est pas capable de se défaire des raisonnements qui conduisent indéfiniment à la guerre ? « Les multiples transfigurations et translations du logos n’ont heureusement pas toujours pris la tournure sinistre du génocide », écrit Mairet. Elles ont cependant toujours accompagné les soubresauts de l’histoire, à commencer par l’histoire de l’Europe et, par extension, celle de la planète. Si l’antienne rebattue des « racines chrétiennes de l’Europe » est à inscrire au registre mièvre de l’apologétique, il n’en reste pas moins que la pensée et les traditions chrétiennes sont évidemment constitutives de la culture européenne, comme le sont le judaïsme et l’islam qui ne peuvent en être séparés. Or, ces piliers constitutifs de ce que nous sommes, nous autres Européens, ne seraient ni reconnaissables, ni compréhensibles en leur état sans l’élément intellectuel qui les pense, la philosophie