La réédition des critiques d’un acteur important du champ littéraire belge permet de saisir la complexité de cette littérature.

La littérature belge francophone est un domaine méconnu. Dans la littérature contemporaine, certains auteurs parmi les plus influents dans le champ littéraire français sont pourtant belges ; d’autres noms, particulièrement reconnus en Belgique, n’évoquent rien aux lecteurs français. La raison de cette méconnaissance est au moins double.

D’une part, le champ littéraire belge s’est scindé dans la seconde moitié du XXe siècle : l’organisation politique a de plus en plus opposé francophones, néerlandophones et germanophones ; en d’autres termes, la politique repose sur des critères linguistiques, ce qui a eu pour effet d’autonomiser plusieurs littératures au sein d’un même espace. La littérature belge est donc un espace littéraire pluriel et complexe, mal aisé à cerner.

D’autre part, Benoît Denis et Jean-Marie Klinkenberg étudient l’histoire de la littérature francophone belge comme celle d’une périphérie, par rapport au centre qu’est la France dans cette institution littéraire que constitue la francophonie   . Ils développent ce qu’ils nomment un « modèle gravitationnel » pour penser cette histoire culturelle : au fil du temps, cette littérature périphérique entre dans une dynamique centrifuge – elle se rapproche des modèles du centre – ou centripète – elle s’en distingue en s’autonomisant   . Si ces phases, centrifuge et centripète, se sont succédé, aujourd’hui, d’après Benoît Denis et Jean-Marie Klinkenberg, elles coexistent.

La littérature belge francophone est donc partie prenante d’une culture complexe : elle jouxte des littératures en d’autres langues, surtout néerlandophone, et elle se construit en négatif de celles-ci. Par ailleurs, elle existe dans son rapport à la littérature française, telle qu’elle se développe en son centre parisien. Si la littérature belge est méconnue, c’est donc parce qu’elle est une réalité complexe et mouvante, une littérature qui ne peut se cerner que dans ses dynamiques interculturelles.

Les années 1970 ont été un moment crucial dans la constitution du paysage littéraire belge contemporain et Jacques de Decker y occupe une position stratégique. D’une part, il est lui-même écrivain – romancier, nouvelliste et dramaturge ; d’autre part, à partir de 1971, il intègre l’équipe de rédaction du grand quotidien Le Soir, où ses critiques littéraires joueront un rôle notable dans l’animation du champ littéraire belge. Très vite, au fil de ses textes, il met en avant les transformations de ce champ : il nomme ainsi les écrivains de cette génération les « septantrionaux », jouant des connotations géographiques, temporelles et linguistiques du terme. Celui-ci devient en 1990 le sous-titre d’un volume réunissant un certain nombre de ces critiques, dessinant les linéaments de cette géographie littéraire en mutation   . Neuf ans plus tard, un nouveau volume du même genre paraît, qui permet d’approfondir l’exploration de ce paysage   : cet ouvrage est réédité aujourd’hui dans une collection de poche, chez Espace Nord, repris et augmenté, de manière à livrer au lecteur à la fois un instantané et un panorama de cette littérature belge francophone méconnue. Un instantané parce que chaque critique est une réaction à la lecture d’un ouvrage : les textes gardent bien sûr les traces du contexte dans lequel ils ont été écrits, le critique met en lumière des œuvres en fonction de ce qu’elles ont suscité à un moment donné de l’histoire littéraire. Un instantané aussi parce que les critiques réunies font apparaître un état du paysage jusque dans les années 2010. Pourtant, c’est aussi un panorama parce que cette littérature contemporaine se comprend dans un effet de perspective : le lecteur lit les critiques écrites dans les années 1970, jusqu’à celles de ces dernières années : c’est tout un pan de l’histoire littéraire belge que l’on peut ainsi approcher.

 

Le livre n’est cependant pas un livre d’histoire, mais un ensemble de documents, de témoignages directs sur les évolutions de cette littérature. La raison en est bien sûr dans la forme du livre : un recueil de critiques littéraires réunies a posteriori. Mais, plus essentiellement, c’est dû à une certaine conception de la littérature.

Tout d’abord, le livre permet de faire entendre la diversité de la littérature belge. Le lecteur retrouvera des auteurs célèbres – qu’il ne relie d’ailleurs pas forcément immédiatement à ce champ littéraire belge : François Emmanuel, Amélie Nothomb, Eric-Emmanuel Schmitt ou Jean-Philippe Toussaint prennent alors une autre dimension quand le lecteur retrouve leurs œuvres après avoir lu des propos sur d’autres auteurs, moins liés à la vie éditoriale parisienne, comme Jacques Crickillon, Pierre Mertens ou Liliane Wouters. Par ailleurs, Jacques de Decker, s’il ne traite dans ce volume que de littérature francophone, semble tout de même avoir à cœur de souligner les lignes de continuité et de dialogue avec la part néerlandophone de la littérature belge, par exemple en rappelant l’horizon flamand de l’œuvre de Suzanne Lilar ou en republiant sa critique du livre de correspondances de Jean-Luc Outers et de la romancière flamande Kristien Hemmerechts.

Car Jacques de Decker est un défenseur de la littérature belge : il s’enthousiasme de la poétisation de Bruxelles dans Scènes de la ville obscure de Jean-Baptiste Baronian ou du travail sur le paysage maritime dans Ripples-Marks de Jean Muno, de la fusion entre histoire nationale et histoire intime chez Pierre Mertens, William Cliff, Conrad Detrez, Xavier Hanotte ou Liliane Wouters – les livres sont inscrits dans une histoire littéraire belge. Cette inscription est d’autant plus forte que Jacques de Decker ne cesse de rappeler les liens entre cette littérature contemporaine et les grandes figures tutélaires des lettres belges : il met donc en avant le livre de Gaston Compère sur Maurice Maeterlinck, il insiste sur les filiations entre les œuvres de Jean-Baptiste Baronian, Jacques Crickillon, Thomas Owen ou Jacques Sternberg avec la tradition du récit fantastique en Belgique. Mais, en même temps, il n’est aucunement question pour lui – qui s’est notamment distingué dans l’adaptation de pièces de théâtre du répertoire mondial pour les planches belges – de restreindre ses horizons littéraires à la seule Belgique : Franz Kafka ou Julien Gracq sont mobilisés au même titre que Charles de Coster ou Michel de Ghelderode pour éclairer les œuvres que lit Jacques de Decker. Le livre est donc construit dans la visée de saisir des auteurs significatifs de cette modernité littéraire belge et de faire résonner leur œuvre, aussi bien dans la tradition belge que dans un patrimoine international.

Cependant, le livre suit d’abord des figures singulières : il est organisé par ordre alphabétique ; le lecteur est invité à lire une suite de critiques que Jacques de Decker a fait paraître sur différents écrivains. C’est là essentiel parce que le propos de l’auteur est toujours de saisir l’originalité d’une œuvre. Si le critique multiplie les références littéraires et les rapprochements, il s’attache d’abord à présenter des textes qui échappent aux classifications. La poésie de Jean-Pierre Verheggen tend à la fiction romanesque, tout comme William Cliff est présenté comme un « conteur » ; Jacques de Decker lit Le Journal de l’analogiste de Suzanne Lilar comme un essai autant que comme un roman, Grand Paradis de Jacques Crickillon comme un récit autant que comme un poème. Ce qui intéresse le critique est la manière totalement inédite et singulière dont un écrivain s’attelle à une question essentielle ou existentielle. In fine, ce panorama de la littérature belge contemporaine révèle qu’avant d’occuper des positions dans une histoire ou un champ littéraires, les livres suscitent des émotions : le genre de la critique journalistique permet alors à Jacques de Decker de pratiquer, tout comme il le décèle chez Pierre Mertens (en empruntant une expression de Maurice Blanchot), la lecture comme une « esthétique de l’amitié ».