Un plaidoyer pour l’entrée du témoignage en littérature, qui articule expérience historique et transmission sans recourir à la fiction.

Le dernier numéro de la revue Europe consacre un important dossier à la question des liens entre littérature et témoignage. Ce dossier, intitulé « Témoigner en littérature », présenté et dirigé par Charlotte Lacoste et Frédérik Detue, s’inscrit dans une réflexion à laquelle ont participé, ces dernières années, de nombreux chercheurs, notamment dans le cadre d’une vaste entreprise historiographique sur la mémoire de la Shoah, au sujet de laquelle les analyses des évolutions du témoignage développées par Annette Wieviorka dans L’Ère du témoin notamment font référence. Le développement des témoignages a conduit la critique à prendre en compte ce phénomène et à l’interroger, dans le champ littéraire, pour en délimiter les caractéristiques et pour interroger les relations, complexes, qu’il entretient avec la création littéraire.

En effet, devant la profusion des témoignages et leur variété, la question s’est posée avec de plus en plus d’évidence de savoir si le témoignage pouvait (ou devait) être considéré comme un genre littéraire. L’apparition d’une littérature dite de la troisième génération   renforce cette question. On peut d’ailleurs constater combien les frictions ont été importantes sur la question du témoignage et de son inscription dans le champ littéraire, oppositions qui ont couvert des domaines variés et sur lesquelles Jean-Louis Jeannelle revenait dans un article intitulé « Pour une histoire du genre testimonial »   : « Le modèle testimonial est ainsi pris dans une série d’options antagonistes, tendues à l’extrême : sollicité et recueilli de manière systématique par nos sociétés soucieuses de préserver les traces du révolu, il apparaît comme le lieu même de la confrontation à l’indicible, à l’insondable ; vecteur social essentiel de la conviction, il est l’objet le plus exposé au soupçon, radicalisé de manière délibérée dans le cas du négationnisme ; en dépit de son statut de récit factuel et de l’importance qu’on y accorde à l’exigence d’adéquation référentielle, il est investi d’un grand potentiel esthétique, se situant dans certains cas aux limites de la fiction, présente à la fois comme une menace et comme une source de renouvellement »   . Ce dernier point paraît particulièrement crucial dans ce dossier « Témoigner en littérature » qui montre une forte volonté d’accréditer le témoignage en tant que littérature, alors même qu’il en est trop souvent relégué pour sa périphérie, et trop souvent mis en danger par la fiction.

 

L'articulation de l'expérience historique à sa transmission : le travail du témoignage

Si l’ensemble s’intitule « Témoigner en littérature », ne nous y trompons pas : ce n’est pas la littérature qui témoigne, il s’agit bien de faire du témoignage une œuvre littéraire alors même que les critères distinctifs du témoignage se distinguent de ceux de la littérature. Charlotte Lacoste et Frédéric Detue s’appuient sur les travaux de Jean Norton Cru dans Témoins. Essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 et 1928 et rappellent que pour pouvoir témoigner il faut avoir vécu l’expérience dans sa chair, et sur une durée suffisamment importante pour que cette expérience soit significative. Le témoignage littéraire relève d’une intention et devient un « acte judiciaire » qui repose sur un « pacte de véridicité »   . Il s’agit par là même de lutter contre l’imposture et contre l’illégitimité d’une parole qui voudrait témoigner d’une expérience historique sans l’avoir vécue selon les critères définis par Jean Norton Cru. Au témoin revient donc la difficulté d’articuler la vérité de l’expérience au travail d’élaboration nécessaire à la transmission de cette expérience. L’enjeu est alors de taille puisque le témoin est légitime aussi à condition de réussir cette articulation. Il ne s’agit pas de laisser le témoignage légèrement en deçà de la littérature, mais bien d’en faire de la littérature sans pour autant remettre en question la légitimité de la parole qui s’écrit. Charlotte Lacoste et Frédérik Detue enjoignent les lecteurs de repenser la responsabilité même de l’écrivain : « Les témoins ont initié un art d’écrire qui incite à repenser les rapports entre liberté artistique et éthique de la responsabilité, renouvelle tant les notions d’auteur que de création, et redéfinit les formes de l’“engagement” en littérature »   . Cette proposition critique s’appuie sur l’analyse d’un texte de la Première Guerre mondiale qui a longtemps été délaissé : Là-bas. Avec ceux qui souffrent, de Guy Hallé, publié en 1917, puis tombé dans l’oubli, témoignage qui est un véritable « acte judiciaire » et qui rend compte, conformément à la typologie établie par Norton Cru, de la « corrélation entre le degré d’exposition au danger du témoin et la qualité de son témoignage ». Cette analyse détaillée et soigneusement documentée du texte de Guy Hallé précède la publication d’extraits de Là-bas, visant à montrer combien la qualité d’un témoignage est liée à la réalité, voire à l’intensité de la souffrance vécue.

 

Des témoignages inédits

Un des intérêts de ce dossier (et non des moindres) réside dans la publication de nombreux inédits, précieux et émouvants, qui sont tous présentés rigoureusement. Nous prenons ainsi connaissance d’un texte de Primo Levi, rédigé en 1961, peu de temps avant l’ouverture du procès Eichmann, mais également de nombreux autres textes, des poèmes d’Elena Vladimirova, écrits à la Kolyma, dans des conditions dramatiques soigneusement retracées par Jean-Baptiste Para, ou encore des extraits terrifiants de Ville des cadavres, écrits par Ôta Yôko, chronique détaillée de l’expérience de l’auteur à Hiroshima, jamais encore publiée en français. Tous les inédits présentés dans ce dossier, qui couvrent plusieurs aires géographiques (Arménie, Russie, Europe, Asie, Algérie) sont d’autant plus précieux qu’ils sont longtemps restés dans l’oubli, ou qu’ils ont parfois tout simplement frôlé la disparition. Cette caractéristique renforce la ténuité du témoignage, sa fragilité qui en constitue également sa force, et le lecteur peut prendre connaissance, aujourd’hui, de ces témoignages en en mesurant toute l’intensité.

Charlotte Lacoste et Frédérik Detue redonnent ainsi la légitimité qui s’impose à des textes qui ont parfois été oubliés ou écartés aussi parce que la critique a jugé qu’ils ne présentaient pas suffisamment d’intérêt littéraire. C’est par exemple le cas de Ville des cadavres, texte au sujet duquel les critiques japonaises ont reproché son « absence de qualité littéraire », à quoi Maya Morioka Todeschini rétorque dans son article : « Mais ne passent-ils pas à côté de la vraie question – celle de l’inadéquation des moyens d’expression dont nous disposons pour rendre intelligible la catastrophe atomique ? »   . La question des liens entre le témoignage et la littérature, et des qualités littéraires du témoignage, ou encore de sa valeur littéraire, est à l’origine d’un malentendu que Tristan Leperlier expose de manière très stimulante dans un article intitulé « Témoins algériens de la “décennie noire” en France ». Ce malentendu entre la production algérienne et la réception française a entraîné les écrivains algériens dans une position quasiment intenable, pris dans une « double injonction contradictoire » : « Témoigner est légitime dans le champ littéraire algérien, et cela leur permet de publier en France ; mais cela risque en même temps de les disqualifier en tant qu’écrivains dans le champ littéraire français, en les réduisant au rang de simples informateurs politique »   et écrire de la littérature de témoignage devient un motif de stigmatisation, a fortiori pour les femmes.

 

Témoigner au théâtre, au cinéma, par la poésie

La richesse du dossier est encore renforcée par la variété des mémoires et des genres envisagés, puisqu’il est aussi question de la place du témoin au théâtre, de poésie, de cinéma. Trois longs entretiens font entendre des voix extrêmement différentes, celles de Rithy Panh, de Philippe Beck et de Marcel Cohen. Ces entretiens sont l’occasion pour ces trois créateurs d’exposer et d’analyser les liens qui se tissent dans leurs œuvres entre témoignage et littérature. Alors que pour le poète Philippe Beck, le témoignage a lieu dans la langue : « Il n’y a pas à poétiquer encore et encore l’extermination des juifs d’Europe, pour imposer quelque devoir d’humanité ; il y a à faire éprouver en langue, en intériorité, si on veut un changement d’époque après l’événement dont la description est possible-impossible »   . Marcel Cohen refuse justement tout travail sur la langue, et toute mise en récit, qu’il considère déjà comme une mise en fiction. C’est ainsi qu’il explique l’écriture de Faits : « Aucun des faits, ou des témoignages que je rapporte, ne se suffit à lui-même. Ils sont trop lacunaires, trop ténus. Ce sont plutôt des petites scories qui s’incrustent dans la mémoire au fil des lectures, des rencontres, des événements. Ces faits, je ne les cherche même pas. Pendant plusieurs années, leur surgissement s’est confondu avec l’écriture elle-même : ils me menaient où je n’avais aucune idée d’aller. […]. La plupart des petites scories dont nous parlons, et à quelques exceptions près, seraient trop minces pour intéresser un journal. Et, telles quelles, faute d’enquête, elles trahissent surtout une sorte de stupéfaction. Par ailleurs, on passe, dans mes livres, du plus grave au plus futile. Ils n’ont ni début ni fin. Il ne s’en dégage donc aucun sens, à proprement parler »   . Ce refus catégorique de la narration, qui serait déjà une fiction, est tout à fait étranger à Rithy Panh qui voit au contraire dans l’art le moyen le plus abouti de témoigner : « Le crime contre l’humanité ne se limite pas au meurtre : il vise l’effacement de l’identité, de la culture, de l’éducation. Si vous concevez ce que signifie un tel anéantissement des êtres, alors vous comprendrez que les survivants aient besoin de s’exprimer culturellement et artistiquement. […]. Ma seule raison de vivre, c’est de m’exprimer artistiquement sur ce sujet-là en utilisant ce qu’on a voulu m’enlever »   .

 

La fiction, supérieure à la réalité ?

Charlotte Lacoste et Frédéric Detue plaident pour une entrée du témoignage en littérature, sans qu’il n’entretienne aucun lien avec la fiction, qui, entendue au sens (sans doute réducteur) d’altération de la réalité, ne peut pas être compatible avec la visée « véridictionnelle » du témoignage. Le choix de François Rastier de faire précéder son article intitulé « “L’odeur de la chair brûlée” Témoignage et mentir-vrai »   du propos ironique de Laurent Binet « Fiction : supérieure à la réalité » extrait de son « Lexique des idées reçues littéraires » est significatif d’un rapport problématique à la fiction. Ce refus catégorique de la fiction est motivé par des arguments essentiellement moraux : un écrivain n’a pas le droit d’écrire une fiction qui pourrait être entendue comme un témoignage si l’écrivain n’a pas lui-même vécu l’expérience qu’il raconte, dans sa chair, et pendant une période suffisamment longue.

Mais si le témoignage a parfois été galvaudé, dans l’utilisation du terme comme dans ses finalités, que faire des témoins qui ont utilisé la fiction comme mise en forme, travail de création littéraire, démarches susceptibles également de « témoigner en littérature », parmi lesquels Imre Kertész ? Est-ce à dire que leur parole s’invalide par le recours même aux procédés artistiques et fictionnels ? Kertész s’est beaucoup exprimé sur son rapport à l’expérience vécue et sur la nécessité de mettre en fiction l’expérience, dans ses journaux mais également dans ses romans. François Rastier explique que si la fiction peut rendre la vérité vraisemblable, elle est précisément à fuir dans le cas du témoignage puisque « les témoins en conviennent, la vérité des violences de masse se signale par son invraisemblance »   . Mais la réalité des faits, si invraisemblable soit-elle, ne peut être transmise telle quelle parce que ces faits ont justement eu lieu, et comme l’explique le personnage d’écrivain du roman de Kertész intitulé Le Refus, l’abondance des faits « a tôt fait d’éroder l’imagination. Au lieu de s’y familiariser et de se fondre dans leur monde, ce qui est finalement une exigence absolue de la communication esthétique, on les regarde d’un œil de plus en plus indifférent. L’accumulation d’images de meurtre est aussi mortellement ennuyeuse que le travail lui-même »   . Kertész n’est qu’un des nombreux écrivains que l’on peut évoquer ici, parmi tous ceux qui ont travaillé la matière de l’expérience dans une forme à la fois artistique et fictionnelle, qui ont choisi de témoigner par la fiction, sans pour autant qu’il faille évoquer leur faillite morale ou penser qu’ils auraient négligé toute réflexion concernant les rapports entre « liberté artistique et éthique de la responsabilité ».

Dans son passionnant essai La Littérature en suspens   , Catherine Coquio revient sur le rapport entre éthique et esthétique, en rappelant qu’elles ont toujours été « réunies dans l’acte poétique, même le plus formaliste, même le plus corrompu. S’il est naturel de prêter à la fiction et à la poésie des pouvoirs de déformation du réel, les condamner pour mensonge ou barbarie suppose soit de limiter la vérité au domaine des faits, soit d’ignorer la nature du travail poétique et sa quête de véridiction propre. Un texte littéraire n’est pas le lieu où le poète embellit le réel, mais celui où sa responsabilité passe par une forme nourrie de réel. Cette forme est d’autant plus responsable dans la littérature qui témoigne, même si l’auteur la dit secondaire. L’interdit révèle un besoin d’autorité morale, inévitable lorsque l’autorité du réel fait comme ici défaut. Or, la littérature n’offre jamais aucune garantie éthique : la teneur morale d’un poème ou d’une fiction est entièrement fonction du sujet qui écrit et de celui qui lit »   .

La responsabilité conjointe de l’écrivain et du lecteur doit être rappelée, à la lecture de ce dossier « Témoigner en littérature ». Sans tomber dans ce que Marcel Cohen appelle la « pornographie de la Shoah », il semble qu’on puisse en appeler aux qualités éthiques des écrivains et des lecteurs, qualités encore renforcées par les usages qu’ils peuvent faire de la fiction, et à leur responsabilité propre dans le récit d’une expérience historique   . Avoir confiance en les capacités du lecteur, du spectateur de recevoir et de faire sienne une expression artistique, c’est peut-être aussi ce qui rend possible de dépasser le témoignage comme le suggère Rithy Panh dans son entretien : « Le survivant qui ressasse simplement son histoire court le risque de tomber dans un cycle dangereux, sans parvenir à transmettre son expérience. Paradoxalement, ceux qui veulent témoigner de ce qu’ils ont vécu doivent dépasser leur statut de témoin – par leur recherche des moyens d’expression. Ce n’est qu’ainsi que l’on revit vraiment, que l’on redevient capable – à force d’imaginer, de créer, de proposer, de faire des images. »