Une utile synthèse pour comprendre la « révolution dans les esprits » qui caractérisa la fin du XVIIIe siècle.

En cette fin de XVIIIe siècle, contestations, révoltes et irrespect perturbent le juste fonctionnement de la monarchie, grandement mise à mal par de multiples forces centrifuges. L’heure est à un climat de défiance traversé par les incertitudes et les ambivalences, et doublé d’une effervescence socioculturelle qui sape les fondements traditionnels du pouvoir royal. Pierre-Yves Beaurepaire avait esquissé l’analyse de cette agitation dans La France des Lumières (1715-1789) ; avec Échec au roi. Irrespect, contestations et révoltes dans la France des Lumières, il consacre une synthèse bienvenue pour comprendre la « révolution dans les esprits » qui précéda la révolution dans la rue et dans les institutions.

 

Une société en ébullition

 

En faisant de la notion d’irrespect la clé de voûte de l’architecture conceptuelle du livre, et en soulignant sa pertinence heuristique, Pierre-Yves Beaurepaire évite soigneusement le double écueil d’une lecture téléologique de la Révolution française comme parachèvement inexorable de l’œuvre émancipatrice des Lumières, et d’une minimisation de l’effet de la littérature clandestine et des libelles, comme tendait à le faire Jens Ivo Engels   . Certes, Roger Chartier, dans Les origines culturelles de la Révolution française (1990), avait déjà mis en garde contre toute illusion rétrospective, et invitait même à procéder à un questionnement inverse en se demandant si ce n’était finalement pas la Révolution qui avait inventé les Lumières en constituant un panthéon d’auteurs et de textes hétéroclites, mais unanimes dans leur dénonciation des vices d’un Régime que l’on ne considérait pas encore comme Ancien.

Ainsi, plutôt que de partir en quête de généalogies et de schèmes causaux incertains, Pierre-Yves Beaurepaire restitue avec minutie les formes de contestation et de désacralisation du pouvoir qui irriguent la société en profondeur, dans un jeu à trois parties où la monarchie et les instances de surveillance et de répression doivent composer avec une opinion publique qui entend faire valoir sa place. Les libelles circulent, les mots fusent, les propos séditieux investissent l’espace de la ville, la frontière entre l’écrit et l’oral se brouille, tandis que les rumeurs jouent un rôle primordial dans la désaffiliation et le désamour progressifs des Français : en témoignent avec éloquence l’affaire des enlèvements d’enfants en 1750 et l’attentat de Damiens de 1757, qui suscitent une prolifération de paroles malveillantes. Plus que l’image du pouvoir, c’est son corps même, à travers le roi, qui est érodé : les fonctions thaumaturgiques   semblent s’éclipser au profit de l’exhibition d’un corps exsangue se complaisant dans la débauche et la luxure ; et quand viendra la fin du règne d’un Louis XV que l’on peignait comme succombant à ses maîtresses, la marquise de Pompadour au premier plan, ce sera au tour de Marie-Antoinette d’être victime de l’opprobre populaire. Plus qu’une simple anecdote, l’affaire du collier de 1785 marque ainsi un véritable tournant dans les scandales qui éclaboussent la monarchie. Les insuffisances ou excès du souverain dans la sphère de sa vie privée apparaissent dès lors comme le miroir de ceux qui jalonnent sa vie publique.

 

Réformer ou périr ?

 

Le spécialiste de la Franc-maçonnerie au XVIIIe siècle, tout en nous prémunissant contre les tentations d’une analyse a posteriori de la Révolution française, parvient néanmoins à nous convaincre de l’étonnante continuité et de la stabilité des formes de contestation tout au long de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Les résurgences systémiques du complot de famine   , en dépit des mesures de libéralisation émises par Turgot, et les multiples émeutes populaires révélant les craintes de l’abandon d’une police de grains, attestent sans autre forme de procès du hiatus séparant la politique volontariste de réformateurs physiocrates ne souhaitant que le bonheur du peuple, et l’émoi suscité par l’application de ces mesures.

La question de la suppression des corporations révèle les difficultés qu’éprouve le pouvoir royal à réformer sans susciter d’hostilité, car les corporations, loin de n’être que les reliquats d’un archaïsme économique, constituent de véritables garde-fous contre des velléités monopolisatrices et conservent pleinement leur place dans le marché du travail tout en demeurant des structures importantes de sociabilité. Mais les positions sont des plus ambivalentes : si les compagnons parisiens semblent adopter une orientation plus « libérale » que leurs maîtres, ils défendent volontiers des thèses corporatistes à l’encontre des ouvriers « étrangers ».

 

Une fin de siècle peinte en nuances

 

À l’heure où contrecarrer les tentatives hégémoniques d’un pouvoir dont on redoute les dérives despotiques et où s’ériger en représentants du souverain et de la Nation deviennent des impératifs catégoriques, les Parlements deviennent les fers de lance de la contestation, en revendiquant à la fois leurs origines immémoriales et leur statut d’intermédiaires. Pierre-Yves Beaurepaire prend toutefois le soin de dresser un portrait particulièrement nuancé des protestations parlementaires, notamment celles qui ont visé le « despotisme du sieur de Maupeou », en rappelant à quel point les cours souveraines étaient traversées par de profonds clivages, bien loin de l’image d’Épinal de Parlements irrévocablement hostiles au pouvoir monarchique. L’exemple de Grenoble est en ce sens exemplaire des divisions internes et des scissions entre factions et « partis » qui rongent le Parlement du Dauphiné, partagé à égalité presque parfaite entre les partisans du pouvoir royal et les tenants des thèses parlementaires. L’auteur montre par ailleurs toute l’ambiguïté de l’arme discursive et politique que constituent les libelles dans la guerre des plumes, et souligne leur réelle versatilité. Si Hue de Miromesnil, président du parlement de Rouen et garde des Sceaux après Maupeou, a activement participé aux campagnes de déstabilisation qui ont fragilisé Maupeou, il a ensuite été visé par les libelles hostiles une fois ce dernier renversé.

À ce portrait subtil et contrasté d’un royaume en proie aux contestations les plus diverses que nous donne à voir Pierre-Yves Beaurepaire, s’ajoute le recours à des exemples moins connus qui donnent l’impression de ne pas avoir affaire à un énième manuel sur la France du XVIIIe siècle. Au lieu de traiter des croisades juridiques et polémiques que mène Voltaire pour réhabiliter les Calas, Sirven ou La Barre, l’historien préfère l’affaire Lerouge, éloquente illustration de ces affaires privées qui se métamorphosent en affaires publiques en faisant du tribunal de l’opinion le réceptacle idéal pour plaider en faveur de la tolérance et d’une refonte d’un système judiciaire jugé inique.

L’ouvrage de Pierre-Yves Beaurepaire, en plus d’être une élégante introduction à une période de turbulences pour la monarchie, invite (re)lire les classiques ou les nouveautés de l’historiographie, d’Arlette Farge à Sara Maza, en passant par Robert Darnton, Steven Kaplan, Catherine Maire ou Dale Van Kley. Le néophyte et le spécialiste y trouveront tous deux leur compte ; pour l’un parce que cet extrait de manuel se lit comme un essai, et pour l’autre car certains exemples utilisés ne figurent pas parmi les plus canoniques. On regrettera certes que certaines dimensions ne soient que très rapidement abordées, à l’instar des révoltes populaires, dont Pierre-Yves Beaurepaire rappelle pourtant la constance en s’appuyant sur les travaux de Jean Nicolas. On aurait aussi souhaité en savoir davantage sur les lieux emblématiques de reconfiguration de l’opinion publique que sont les cafés ou les jardins, ou encore sur l’utilisation de l’histoire dans les vigoureux débats sur les origines de la monarchie. Nonobstant ces considérations, le pari est tenu tant l’auteur insiste avec force sur la complexité d’une période centrale de notre histoire, à la croisée des chemins entre le crépuscule d’un monde et l’avènement d’une ère nouvelle