Comment la violence féminine est-elle représentée après 68 ?

Ce livre est le premier de Fanny Bugnon, Maîtresse de conférences en Histoire contemporaine à l’Université de Rennes 2. Il est extrait de sa thèse, consacrée à la violence politique des femmes.

Les Amazones de la terreur a pour sujet la manière dont la violence féminine est représentée, dans un contexte historique post-68 où de nombreux groupes d’extrême gauche basculent dans la lutte armée. Ils ciblent les symboles de l’État, du patronat, mais aussi de l’impérialisme. Cette lutte armée connait son plus important développement en Italie, au cours de ce l’on appelle les « Années de plomb ». 


Les États-Unis, le Japon et le reste de l’Europe de l’Ouest ne sont pas en reste et sont aussi le terrain d’action de ce type de groupes. En France, le plus connu est Action directe, jusqu’à la fin des années 1980. Les moyens employés vont des destructions de biens (plasticages, mitraillages), aux assassinats ciblés en passant par des attaques de banques. Ces mouvements sont qualifiés de terroristes par l’ensemble de la classe politique et des médias, bien que pour leur part, ils préfèrent se revendiquer de la lutte armée. Il convient aussi de noter que s’ils comptent très peu de membres participant effectivement aux actions clandestines (à l’exception peut-être des Brigades Rouges), ils s’appuient sur des réseaux de soutien assez larges.

Pour analyser la représentation de femmes dans ces groupes, Fanny Bugnon choisit de faire une comparaison entre deux groupes, la RAF (Fraction Armée Rouge) basée en RFA (République Fédérale d’Allemagne) et Action Directe, en France. En effet, ils présentent la caractéristique de compter de nombreuses femmes parmi leur rangs, jouant souvent un rôle de premier plan. Ainsi Ulrike Meinhof, intellectuelle et journaliste, devient la théoricienne de la RAF, surnommée par les médias la bande Baader-Meinhof.

L’analyse de la manière dont sont dépeintes dans les médias français les femmes des deux groupes s’appuie sur un corpus très précis. Ce sont six journaux (quotidiens nationaux et hebdomadaires) qui sont dépouillés entre 1970 et 1994 : France soir, l’Humanité, Le Figaro, Le Monde, Libération et Paris Match.

Pour comprendre la relative nouveauté de cette violence féminine, il faut se rappeler que si au cours de l’histoire, certaines femmes ont eu un rôle guerrier comme Jeanne d’Arc, la guerre et plus globalement la violence sont socialement considérées comme l’apanage des hommes. Les femmes n’y font qu’exceptionnellement des incursions et le plus souvent sous la forme d’inspiratrices charismatiques comme Jeanne d’Arc ou encore la Ségurane de Nice.

Pour ces raisons, les femmes de ces groupes vont être doublement déviantes. Elles font partie de groupes révolutionnaires qui pratiquent la lutte armée, n’hésitant pas à tuer pour atteindre leurs objectifs. C’est aussi en tant que femmes guerrières qu’elles vont être déviantes, la lutte armée étant considérée comme réservée aux hommes.

C’est cette double déviance qui ressort de l’analyse. Il convient ici de préciser que l’objet du livre n’est pas de savoir comment cette violence féminine s’exerce vraiment et comment cela se passait réellement au sein de ces groupes de lutte armés mais d’examiner la manière dont elle est construite socialement et représentée par les médias. L’ouvrage examine la création de la catégorie de « femmes terroristes », surnommées par certains journaux sensationnalistes « amazones de la terreur » .


L’auteure dégage plusieurs modes de représentation. Le premier est assez logiquement celui de la femme amoureuse d’un homme, criminel endurci, rejoignant la lutte en tant qu’amante passionnée, reprenant en quelque sorte le schéma narratif de Bonnie and Clyde d’Arthur Penn (1967). Le couple Gudrun Ensslin et Andreas Baader est décrit de la sorte, de même que celui formé par Nathalie Ménigon et Jean-Marc Rouillan (Action Directe).

Le second est plus psychologisant. En tant que femmes, celles-ci seraient plus dangereuses, sadiques instables ou déterminées, n’étant pas des combattantes par nature et donc dans la « déviance ». C’est donc des défauts de caractère qui les pousseraient au passage à l’acte. On retrouve dans la presse des exemples de cette déviance psychologique dont la véracité est pour le moins douteuse : ainsi Nathalie Ménigon nourrirait ses hamsters avec les morceaux de la serviette de Georges Besse   . De manière plus globale, les femmes membres de groupes violents « achèveraient toujours les blessés   ». 


Enfin, le troisième mode de représentation de la violence féminine s’appuie sur des figures de la mythologie telles que les Furies, agressives et hors de contrôle, les sorcières, dont la beauté dissimule trahison et vice, ainsi les Amazones, peuplade de femmes guerrières.

Ces mythèmes se retrouvent aussi dans la référence aux des représentations des femmes violentes lors de mouvements révolutionnaires telles que les pétroleuses de la Commune de Paris ou encore la figure de la Pasionaria, issue de la Révolution Espagnole, femme totalement passionnée et inspiratrice des masses de par sa force de conviction. L’auteure pointe à très juste titre qu’il n’existe pas d’équivalent masculin de la Pasionaria, ce qui est en soi significatif   .

Pour conclure, l’auteure pointe la crainte de l’anomie et de la perturbation de l’ordre social que cette forme de violence amène. De par son caractère à la fois révolutionnaire et féminin, elle déchaine des craintes liées à la dissolution du lien social, d’un réel désordre social, dont ces groupes seraient à la fois la cause et le symptôme. Nous retrouvons une bonne illustration de cette angoisse dans les pages consacrées à l’« érotico-gauchisme » : «  Selon toute une série d’articles, la vie de ces groupes serait marquée par une alternance d’ultra-violence et de moments de promiscuité sexuelle, où la plupart des membres partageraient à la fois le triolisme voire des orgies. Ce serait donc une spirale de mort et de sexualité qui expliquerait l’action de ces groupes, mais aussi le rôle des femmes. Inutile de dire que cette "analyseʺ aux échos de psychanalyse de bas de étage, n’a trouvé aucune confirmation factuelle. »


Globalement, cet ouvrage est à la fois intéressant, bien mené et bien écrit. Nous y apprenons que la manière dont vont être construites les représentations de différentes thématiques par les médias montre bien une crainte sociale d’anomie qui dépasse les peurs uniquement liée à la lutte armée pour montrer une angoisse supplémentaire par rapport à la violence féminine. Nous pourrons aussi rajouter que la collection de clichés accumulés par les journaux analysés est à la fois particulièrement fournie et cocasse, ce qui rajoute du piment à l’ouvrage.

Enfin, ce livre pose une autre question : au-delà de sa représentation médiatique, comment l’irruption des femmes dans la lutte armée des années 1970 s’est-elle réellement passée ? Ont-elles été directement été acceptées dans les groupes tels que la RAF et AD ou y a-t-il eu des résistances, des formes de sexisme au sein de ces groupes ? Quels ont été les rapports homme-femmes dans ces mouvements ?