Un ouvrage sensible et personnel, centré sur les relations complexes entre Chirac, Villepin et Sarkozy.
Bruno Le Maire fut conseiller puis directeur de cabinet de Dominique de Villepin de 2005 à 2007. Durant ces années d’exercice du pouvoir, qu’il qualifie lui-même de "jungle des sentiments confus, parfois sincères, parfois troubles des hommes de pouvoir", il a consigné soigneusement dans des cahiers ses réflexions, ses remarques quotidiennes sur son travail de collaborateur de cabinet. Mais il émaille aussi Des hommes d’État de passages très personnels, sur sa vie familiale, ses enfants qu’il ne voit pas assez, les week-end annulés en dernière minute pour raison d’État : "Le temps perdu loin de ses enfants ne se retrouve pas : ils grandissent, ils oublient, ils se détachent et nous avec, par la force des choses". Ce parti pris pourra lui être reproché par certains lecteurs qui ne chercheraient dans ce livre que le compte-rendu distancié des deux années durant lesquelles Dominique de Villepin fut Premier ministre de Jacques Chirac. D'autres lui sauront gré, à l'inverse, de ces anecdotes personnelles.
Car il s’agit sans doute des meilleurs passages de cet ouvrage, et tel est probablement ce que l’auteur a souhaité montrer : la vie publique et politique exige beaucoup de sacrifices, y compris les plus grands, lorsqu’il s’agit de ses propres enfants et de sa femme. Sans pathos, mais avec une vraie sincérité de la part de cet énarque qui n’a visiblement pas oublié qu’il est aussi normalien, Bruno Lemaire nous livre un témoignage cru et parfois cruel, sans commentaires, sur ces petits épisodes de la "vraie vie" d'un de ces hommes au service de l'État.
Le propos des quelque 450 pages Des hommes d’État reste cependant centré sur les relations ambiguës entre d’une part le locataire de l’Elysée, Jacques Chirac, de plus en plus en bout de course ; d’autre part Dominique de Villepin, "qui fait de la politique en corsaire, prenant ce qui vient, évitant soigneusement les attaches, ombrageux, terriblement attachant, solitaire, jaloux et prisonnier de son immense liberté" ; et enfin Nicolas Sarkozy, décrit avec cette impatience et cette arrogance gamine qu’on lui connaît sur la route de l’Elysée (et bien au-delà), triturant sans cesse son portable, jouant des alliances et mésalliances, et résumé à lui seul dans cette phrase : "de toute façon, il faudra bien qu’on arrête un jour de se chamailler comme deux gosses" .
Bien sûr se pose la question de la véracité des propos relatés par Bruno Le Maire : en tant que directeur de cabinet, il a assisté à beaucoup de réunions, d’entrevues, répondu à des milliers d’appels téléphoniques, de Chirac, Villepin, Sarkozy et tant d’autres. Certaines conversations émanent des antichambres ou du secret des véhicules de fonction : indiscrétions d’oreilles qui traînent, propos de confessionnaux… Se pose également la question de la distance que le nouveau député de la circonscription d’Evreux a mis (ou pas) avec son ancien mentor. Il l’admire - c’est certain - et en bon chiraquien se méfie de Nicolas Sarkozy, qui ne semble pas avoir pour lui d’autres sentiments que ceux qu’on accorde à un fusible de cabinet.
Quant aux relations entre l’ancien Premier ministre et le futur président de la République, elles sont contrastées, teintées à la fois de respect, de haine (de plus en plus souvent), et sans doute d’admiration mutuelle pour la part de l’autre que chacun ne possède pas : l’énergie farouche et l’ambition impatiente pour Nicolas Sarkozy ; et pour Dominique de Villepin : la liberté d’un hussard en politique, qui n’a jamais été au feu du suffrage électoral et qui a réussi le tour de force d’être en moins de dix ans la plume de Jacques Chirac, ministre de l’Intérieur et Premier ministre.
Lorsque Nicolas Sarkozy évoque une visite de campagne à Charleville-Mézières, il parle fonderie, industrie : "les gens accrochent, je vous garantis qu’ils accrochent, Dominique !". Villepin répond : "Il y a Rimbaud, aussi. – Rimbaud ? – A Charleville-Mézières. – Oui, après, évidemment, Dominique, il faut savoir si on fait de la poésie ou de la politique". On ne saurait mieux décrire les deux personnalités, braquées sous le feu nourri des projecteurs d’une actualité qui dicte sa loi.
En fin de compte, l'ouvrage de Bruno Lemaire mérite d'être lu car c'est également le livre d'un homme de lettres et de sentiments, qui d'un point de vue humain, et sans doute du fait d'une certaine liberté, ne semble pas toujours à l'aise dans ce cirque machiavélique des hautes sphères de l'Etat. Même si, néanmoins, il semble professionnellement tout à fait à sa place dans ce milieu. Lorsque, à de rares instants, il parvient à s’échapper de cette vie publique pour retrouver les siens, il a alors sans doute les réflexions les plus belles, qui prouvent que tout ce fatras de la politique et du pouvoir reste profondément humain : "On rêve au pouvoir de stratégie et de grandeur, et tant mieux, pourtant la pratique se joue dans le détail, l’infiniment petit, le microscope, le mot juste, le tempo exact, la virgule correctement placée et la cravate de la bonne couleur. Quand on sort pour un instant de la politique, on prend en pleine poitrine le vide, le silence, l’air : on respire, tout est grand". Passé la sensation de froid dans le dos, on a le sentiment de partager une certaine vision de la politique qu'il faudrait réhabiliter, selon le souhait ardent de certains - lesquels oublient parfois de se soumettre eux-mêmes au suffrage universel.
* Lire également sur Nonfiction.fr la critique du même ouvrage par Aquilino Morelle et Julien Jeanneney
--
Crédit photo : PE Weck / flickr.com