Une vision de l’interculturalité chez François Cheng, auteur d’origine chinoise d’expression française.

Parmi les nombreuses recherches universitaires sur François Cheng   , le livre de Lui Tiannan, L’Image de la Chine chez le passeur de culture François Cheng   offre une vue assez complète de la vie autant que de son écriture. Bien que cette monographie présente d’emblée un certain flou   , on peut en tirer de nombreux éclairages sur les dimensions interculturelles de l’auteur et de son œuvre.

 

Tout d’abord, l’itinéraire biographique de François Cheng est interculturel. Né en 1929 à Jinan, puis installé avec sa famille à Wuhan à partir de 1933, il a grandi dans une famille de lettrés. Ayant connu « une enfance privilégiée et même heureuse »   , François Cheng est obligé de se réfugier avec sa famille à Chongqing, capitale provisoire du gouvernement (1937-1946) pendant la guerre sino-japonaise, où le jeune homme effectue ses études secondaires. Éveillé à la littérature dès l’âge de 15 ans, il lit les grands auteurs étrangers et entre en contact avec les poètes du groupe Juillet, de jeunes intellectuels chinois dont les créations se caractérisent par une exigence réaliste et un lyrisme politique qui s’exprime en vers libres. En 1948, son père est envoyé à Paris pour participer à la fondation de l’Unesco, et François Cheng arrive en France avec sa famille, qui s’installera plus tard aux États-Unis. Bénéficiant d’une bourse, il reste seul à Paris pour y poursuivre ses études. Mais, en 1949, l’avènement de la Chine populaire fait de lui un exilé en France. Pendant de nombreuses années, il vivra « l’extrême solitude et l’extrême dénuement »   . Il travaillera notamment comme plongeur dans des restaurants universitaires, manutentionnaire dans des magasins et interprète français-chinois pour des sociétés commerciales. C’est seulement à partir de 1959 que François Cheng a pu travailler avec une rémunération régulière, au Centre de recherche linguistique chinoise attaché à l’EHESS pour y traduire des poèmes chinois en français.

 

La deuxième dimension interculturelle réside dans son dialogue avec divers intellectuels français, que Liu Tiannan sépare en deux courants : le « structuralisme » et le « mysticisme ». L’archéologie de sa rencontre avec de nombreux intellectuels français constitue un point de vue original et intéressant : une de ses interventions aux conférences sur le taoïsme au Collège de France attire l’attention tout d’abord du grand sinologue Paul Demiéville, qui « est la première personne importante que croise François Cheng dans les années 1960, et grâce à lui, il a trouvé un travail et amélioré sa situation »   . Paul Demiéville le présente ensuite à Gaston Berger, fondateur du Centre d’études prospectives, qui cherche justement un collaborateur chinois. Néanmoins, Gaston Berger meurt dans un accident de voiture six mois après sa nomination comme directeur général de l’Unesco. Lors de ses funérailles, François Cheng rencontre Roland Barthes, qui était à l’époque directeur d’études à l’EPHE (École pratique des hautes études), dans la section « Sociologie des signes, symboles et représentations ». Apprenant la situation du jeune homme, Roland Barthes l’invite à travailler dans son département de recherche : « Les recherches de Roland Barthes se porte notamment sur la société et les systèmes, la littérature et l’art, l’écriture de soi, et François Cheng y puise les idées qui nourriront sa conception sur les mythologies et la critique littéraire et artistique »   . Lors des obsèques de Gaston Berger, François Cheng rencontre également Alexis Rygaloff, qui deviendra plus tard son directeur de mémoire. Comme l’affirme Liu Tiannan : « Si, avec ses trois premiers mentors (Paul Demiéville, Gaston Berger et Rolland Barthes), François Cheng consacre son temps à l’apprentissage, c’est avec Alexis Rygaloff qu’il commence sa recherche et sa création personnelles »   . Commencé en 1963 et achevé en 1968, son mémoire, « Analyse formelle de l’œuvre poétique d’un auteur des Tang Zhang Ruoxun », est remarqué plus particulièrement par Julia Kristeva, écrivain, sémiologue et psychanalyste, qui « joue un rôle central dans la carrière littéraire de François Cheng » et qui « vient dialoguer avec lui en 1973 pour l’encourager à approfondir ses recherches en poésie classique chinoise »   . Grâce à elle, François Cheng publie son premier essai, L’Écriture poétique chinoise (Seuil, 1977), et connaît un grand succès en France. En outre, Liu Tiannan explore encore sa collaboration avec Jacques Lacan, son amitié et l’influence réciproque avec Henri Michaux…

 

Enfin, l’interculturalité est très présente dans l’œuvre de François Cheng. En général, ses textes d’expression française sont divisés en deux grandes catégories : d’une part, sa recherche ou sa réflexion sur l’esthétique classique chinoise et, d’autre part, sa création littéraire. La première catégorie, qui rejoint la sinologie française, regroupe ses œuvres théoriques sur le langage poétique et pictural chinois   , des catalogues sur l’art pictural classique chinois   et quelques essais en menant une réflexion interculturelle sino-occidentale ou philosophique en général   . La deuxième catégorie, qui rejoint la littérature francophone chinoise, se constitue notamment de ses œuvres poétiques   , ses deux romans   et une pièce de théâtre   .

 

Dans sa troisième partie, Liu Tiannan suit la logique de l’interculturalité pour distinguer la présence de la Chine et l’apport de la France dans l’œuvre de François Cheng. L’auteur nous montre quels traits culturels chinois apparaissent comme la présence du taoïsme dans le roman L’éternité n’est pas de trop, la poésie et la peinture chinoises dans les livres d’art, l’image de la femme chinoise, les proverbes utilisés, la description de la société chinoise. Cette analyse permet de relier sous une même problématique différents genres littéraires pratiqués par l’auteur.

 

Toutefois, cette manière analytique simple et thématique ne parvient pas à démontrer les singularités de l’écriture de François Cheng. C’est peut-être la raison pour laquelle Liu Tiannan propose un nouveau chapitre sur « L’apport de la France ». Malgré un rapport discutable entre l’« apport de la France » et les trois thèmes évoqués alors (la « poursuite de la liberté », la « passion de l’art » et l’« esprit critique »), Liu Tiannan nous prouve que l’écriture de François Cheng est aussi bien influencée par la culture chinoise que par la culture occidentale. Par exemple, sur les plans du style et de l’écriture romanesque, l’auteur relève les influences de Marcel Proust, André Gide et Romain Rolland, ou encore l’influence de Jean-Paul Sartre sur sa conception de la liberté. Au sujet de ses livres d’art, Liu Tiannan constate une double ouverture culturelle : « Si ses ouvrages sur la peinture chinoise montrent un œil expert en la matière, ses commentaires sur certains artistes occidentaux dans Pèlerinage au Louvre traduisent son appréciation et son intelligence de l’art occidental »   .

 

Par son écriture interculturelle, on peut constater chez François Cheng une double démarche, identique à celle de nombreux passeurs de cultures : il y a une œuvre théorique, universitaire, et une œuvre littéraire (romanesque, poétique) ; à la jonction des deux, on trouve les essais. Malgré une recherche panoramique sur François Cheng (de sa vie à son œuvre), il manque dans le travail de Liu Tiannan une argumentation convaincante sur ses singularités en tant que passeur de culture (ou par rapport aux autres passeurs de cultures). Par exemple, qu’est-ce qui distingue un François Cheng, né en Chine, devenu passeur de la culture chinoise en France, d’un sinologue comme François Jullien ? Et lorsqu’on le compare aux autres écrivains francophones chinois, quelles singularités esthétiques ou philosophiques manifeste-t-il ? Ces questions restent en friche mais nous invitent à prolonger l’étude dans une perspective tout à la fois comparatiste et francophoniste.