Comment la gourmandise encyclopédique venue des Lumières est-elle retissée dans un certain archipel d’écrivains contemporains ?  

La littérature a-t-elle jamais cessé d’avoir maille à partir avec les sciences ? N’a-t-elle pas toujours revendiqué pour elle-même une capacité cognitive ? En tout cas, elle ne cesse pas de prendre en charge des savoirs, ce que chacun peut vérifier en lisant le marquis de Sade, Honoré de Balzac, Gustave Flaubert ou Georges Pérec, par exemple. Mais justement, se rapportent-ils aux savoirs de la même manière ? Certainement pas, et certainement pas ces quatre là.

 

C’est en fonction de cette question du rapport littérature/savoirs, que l’ouvrage se place sous le signe de la redécouverte, sinon la réinvention de Bouvard et Pécuchet, depuis quelques années dans les milieux littéraires. Flaubert, outre la mise au jour de l’exigence démocratique selon laquelle des employés de bureau peuvent se piquer de science, n’a-t-il pas revendiqué la possibilité de prendre en charge les savoirs (ou l’inventaire des savoirs) en évitant le double écueil de l’intimidation du discours du spécialiste et du dilettantisme généraliste ? Aussi, ce roman est-il considéré ici comme intercesseur essentiel grâce auquel penser les métamorphoses majeures du champ littéraire, notamment la teneur cognitive de la littérature et sa place dans le champ des savoirs.

 

N’est-ce pas déjà en ce roman qu’émergent : le portrait de l’artiste en copiste (figure sinistre de l’écrivain dépouillé de sa capacité démiurgique), les vertiges de la répétition, le recyclage de savoirs inexacts, les impostures de l’autodidacte (et du classement des savoirs, comme de l’apprentissage), l’empire de la bêtise (qu’on ne confondra pas avec l’ignorance), et l’emprise de l’intertexte (qu’on pense au numérique ou non), au moins ? Autant dire un récit qui tout ensemble encyclopédise le roman et romance l’encyclopédie (en contrepoint de Sterne, Defoe et Swift, par exemple), dans la mesure où ce roman (tant par son contenu que par sa forme –  déréalisation de la chronologie, déceptivité de l’intrigue – et son principe de structuration) fait de l’encyclopédisme l’impossible horizon de savoir des deux personnages, au gré d’un parcours qui subvertit les classiques romans d’apprentissage. Et un récit inspirant tout un pan de l’histoire littéraire récente, puisqu’on aura presque reconnu dans la liste précédente les reprises de ces thèmes par Borges, Queneau, Pérec, Sartre, Deleuze, et bien d’autres dont il est parlé dans cet ouvrage (Ernaux, Laurens, Bergougnoux,...), en dignes successeurs.

 

Mais ce thème général, disons le thème de la bêtise/idiotie (sur lesquels l’auteur revient souvent, n’oubliant pas que la bêtise a partie liée avec le consensus social), du renoncement au savoir absolu, du détournement ironique de l’érudition, dit surtout quelque chose de plus fondamental : la littérature acquiert par là même une position de réflexivité critique. Elle opère un décentrement dans les champs disciplinaires, ainsi que le suggère Roland Barthes, elle fait « tourner les savoirs », sans en fétichiser aucun, elle leur « donne une place indirecte ». Cette position privilégiée, que l’auteur de cet ouvrage, maître de conférences en littérature française du XXe siècle, s’apprête à explorer, permet à la littérature de résister à la parcellisation des connaissances et à l’éclatement des spécialités. Mais comment ?

 

La pertinence de ce programme de recherche concernant les rapports de la littérature et des savoirs – et une extériorité du littéraire permettant de reconquérir une traversée des connaissances –, n’a guère besoin de nombreuses justifications. D’autant que l’histoire des disciplines montre comment les sciences et la littérature (entre autres) se sont différenciées. L’auteur retrace brièvement ce parcours, en rassemblant, pour partie, des articles parus ou à paraître dans des revues ou des ouvrages collectifs, quoique réécrits. Non sans nous montrer, à la fois, l’émergence de figures spécialisées (littérature, sciences, philosophie, etc.), et nous rappeler la constitution d’un lieu commun tout à fait dommageable sur le plan qui nous occupe : les sciences relèveraient d’un primat de l’observation, la littérature d’un égarement de l’imagination ! Encore n’est-ce pas tout. Afin de mieux nous rapprocher de l’ouvrage ici introduit, précisons encore que tout un pan de la littérature a tenté de réfléchir les savoirs, par conséquent de l’extérieur, non sans adopter, pour des raisons historiques, deux perspectives successives : l’ambition de totaliser les savoirs (Balzac) et le regret de la fragmentation des connaissances (Flaubert). Il reste cependant que les écrivains contemporains, qui servent de point d’appui à l’auteur, appartiennent à un autre moment de ces rapports sciences/littérature : celui de la délégitimation des savoirs (au sens de Jean-François Lyotard), d’une époque qui ne lie plus savoirs et émancipation, d’un temps de réduction des savoirs à des positivisme particuliers sans liens entre eux, malgré la multiplication des réseaux, des arborescences et autres rhizomes de la toile.

 

Quel est donc le statut des fictions encyclopédiques dans la littérature contemporaine ? Dessinent-elles un espace de résistance aux effets de cette délégitimation ? Déclinent-elles plutôt de nouveaux projets encyclopédiques, plus locaux ? C’est cela qu’il convient d’analyser maintenant. L’auteur procède à cet exercice en proposant une sorte de cartographie des œuvres littéraires contemporains, rangées en chapitres, afin de mieux préserver la singularité et la cohérence de chaque œuvre. L’ouvrage compte ainsi trois parties. La première porte sur le vertige encyclopédique : Borges, Macé, Pérec, Rolin, Quignard, pour citer quelques références. La deuxième partie s’intitule « les mots de la tribu », elle explore les ouvrages de Ernaux, Laurens, Senges, pour l’essentiel. La troisième dresse le portait de l’encyclopédiste en collectionneur, à partir de Roblès, Mauriès, Bergounioux, pour nous en tenir à quelques renvois seulement.

 

Le parcours proposé s’ouvre sur quelques considérations concernant les encyclopédies (et celle de Diderot et d’Alembert en premier lieu) en général : l’opposition entre érudition (bien mise à mal par François Rabelais, on le sait) et connaissance ; l’opposition entre arbre et labyrinthe de la connaissance (question épistémologique et par ailleurs historique), mais surtout le rapport à la révolution copernicienne reconduisant le savoir au sujet de la connaissance (il suffit de consulter le tableau de référence aux facultés humaines posé en début de l’ouvrage des Lumières pour s’en rendre compte), enfin, le rapport à l’image (chargée – Roland Barthes l’a bien commenté – d’en faire un monument visuel ou un théâtre du savoir, non sans sacrifier au spectaculaire).

 

L’analyse de ce désir de savoir et de voir (le monde jusque dans ses entrailles) se prolonge alors par une réflexion portant sur Borges – comment s’en étonner si l’encyclopédie, à l’intérieur de la bibliothèque, est une bibliothèque seconde qui offre en raccourci l’ensemble des livres mais sous forme d’un labyrinthe dans lequel se perdre –, dans la mesure où ce dernier appartient à un âge mélancolique de la littérature, qui renonce au désir de reconstituer la totalité du réel (le réel cesse d’être totalisable dans une représentation systématique). L’auteur montre fort bien comment Borges juge que ces constructions relèvent d’une fascination des symétriques et des ordonnancements clos (on pourrait penser aussi à Georg Simmel étudiant les significations des symétries). Borges préfère les doutes, les méprises, et mettre le lecteur dans la position du joueur d’échecs devant des énoncés indécidables et des narrateurs qui hésitent entre mensonge et véridicité.

 

Avec les œuvres de Gérard Macé, nous nous retrouvons devant un sillon de la littérature contemporaine qui invente des manières renouvelées d’une érudition imaginaire. Le lecteur y est poussé à tirer d’autres profits de la structure alphabétique, d’analyser les stratégies énonciatives, de redonner vie à un geste dont on trouve le modèle chez Pierre Bayle, lorsqu’il utilise les marges de son dictionnaire pour subvertir les autorités et moquer certaines rhétoriques du savoir (Bayle avait évidemment des raisons tout à fait autres de procéder ainsi). Aussi Macé explore-t-il à plaisir la matérialité graphique des livres, les appels de notes et les astérisques, tout en diffractant le commentaire et la page, rompant ainsi la lecture linéaire de l’ouvrage. Et s’il est si soucieux des marges et des entours du texte, c’est qu’il considère l’espace de la page comme une représentation métaphorique de l’espace mental et ses marges comme des emblèmes de l’inconscient. Georges Pérec, en revanche, procède à un autre dépouillement, mais toujours appuyé sur la fiction encyclopédique. N’affirme-t-il pas « je veux me mesurer avec les dictionnaires », jusqu’à inventer un personnage qui porte une aspiration inverse, celle de débarrasser les dictionnaires des significations périmées, de même qu’il compose un dictionnaire des mots oubliés ?

 

Il est tout à fait impossible d’orienter le lecteur dans la cartographie – ce motif dont Camille Laurens fait aussi une source d’écriture –, présentée par l’auteur, de la teneur encyclopédique de l’écriture romanesque contemporaine, mais aussi de son désarroi à l’égard du rêve de totaliser le monde et de se mesurer à son excès. L’abondance des matières prises en main défie le compte rendu, à moins que, finalement, cet ouvrage ne soit aussi la métaphore du problème traité, lui même, par conséquent, en encyclopédie de la littérature contemporaine presque impossible. Le lecteur, quoi qu’il en soit, ne peut qu’être séduit par la gourmandise littéraire de l’auteur et ses classements. Il y a chez lui quelque chose des arts de la liste dont il fait un chapitre de son ouvrage (portant sur Pérec, Rolin,...). Par conséquent le lecteur attentif se trouve pris dans une sorte d’ivresse esthétique du rapport entre ordre et désordre (du monde, de l’écriture, de la littérature). Au demeurant, les séquences construites par l’auteur, facilitent les repérages, puisque les questions et les discriminations concernant les encyclopédies, les dictionnaires, les listes, les collections, etc. sont analysées à partir des mots de la collectivité. Chacun a observé en effet que ces formes ont repris de la vigueur ces dernières années, signalant une mutation culturelle dans la mesure où ils incarnent le désir de thésauriser la totalité d’un monde avant sa disparition. Âge de la commémoration et de l’inventaire, sans doute, mais un art contemporain sans doute paniqué devant l’accélération de l’histoire et la précarité des formes et des savoirs. Encore la littérature, justement, ne semble-t-elle pas accepter cette tonalité crépusculaire. Elle ne cesse de rappeler que l’on peut éventuellement tout reprendre dans une mémoire en mouvement. La rétromanie trouve ainsi de fermes lieux de critique dans la littérature.

 

Restent évidemment tous les écrivains qui jouent avec les idées reçues, autre reprise de Flaubert, entendues comme pouvoirs médisants et puissances d’intimidation, au point qu’elles immobilisent la pensée et pétrifient l’esprit critique. S’il s’agit bien de la condition de l’homme moderne, on comprend que la littérature ait affaire à elles, d’autant que contre la bêtise (la rage des conclusions, ou l’indécision devant la profusion des savoirs), qui se pare des atours du savoir, l’intelligence est démunie. Alors ne vaut-il pas mieux explorer son double ironique : l’idiotie ? Où l’on retrouve de nombreux auteurs égrenés par Laurent Demanze, parmi lesquels Pierre Senges annoncé dans le titre de l’ouvrage.

 

Tel est l’horizon des fictions encyclopédiques contemporaines qu’elles font l’essai d’une expérience intempestive du monde, en ménageant la part de la lacune. Au lieu de laisser l’encyclopédisme à sa part extérieure d’exposé public des savoirs, elles requalifient ses exigences en exercice intérieur reconduisant à une forme de sagesse. Qu’en est-il alors du passage à l’ère numérique ? Ce passage qui ne cesse pas de produire deux effets : la multiplication des encyclopédies et autres dictionnaires, et le discours quotidien qui fait bégayer la langue dans le « chaudron fêlé » de nos mots impuissants. Où l’on aura reconnu encore Flaubert (Madame Bovary)