Un collectif d'historiens revient sur l'histoire méconnue des soldats noirs victimes des crimes nazis.

« Ils ont été massacrés par les Allemands, 43 soldats africains ». Cette inscription orne un monument érigé en hommage aux soldats africains exécutés à Clamecy lors de la campagne de mai-juin 1940. Les tueries abordées ici s’inscrivent pleinement dans l’idéologie nazie puisque les soldats de la Wehrmacht ont exécuté les tirailleurs au nom de ce qu’ils étaient. Ce sont sur ces faits tragiques que sont revenus plusieurs chercheurs au cours d’un colloque organisé par Jean Vigreux en novembre 2011. L’ouvrage repose sur plusieurs de ces interventions et sur quelques contributions inédites. Julien Fargettas et Raffael Scheck, ayant déjà consacré une large partie de leurs travaux à cette question, expliquent le déroulement du massacre et la place des tirailleurs sénégalais dans l’histoire de l’Armée française. Johann Chapoutot et Claire Andrieu resituent ces événements dans le cadre de l’idéologie nazie alors que Jean Vigreux revient sur la mémoire de l’exécution de Clamecy pendant la guerre. En 175 pages, les auteurs nous offrent une vision complète de ces événements par un propos précis et nuancé tout en le replaçant dans une échelle temporelle large.

 

Les massacres de mai-juin 1940

 

Parmi les 1,5 million de soldats de l’armée française capturés se trouvaient 15 000 Noirs africains, ainsi que 456 Antillais non reconnus comme français par les Allemands. Selon Raffael Scheck, 1 500 à 3 000 soldats africains ont été assassinés ; cette imprécision témoigne des lacunes constantes des sources sur les tirailleurs sénégalais car de nombreuses unités noires n’ont pas laissé d’archives. Les exécutions eurent lieu lors de la deuxième partie de l’offensive durant le mois de juin en Picardie, au nord de Lyon ou encore en Bourgogne. La plupart de ces actes barbares prirent la même forme : les prisonniers noirs étaient séparés des Blancs avant d’être fusillés à l’écart. Le procédé pourrait laisser penser à un massacre systématique et organisé. Or, sur ces deux points, Raffael Scheck et Julien Fargettas répondent par la négative. En effet, les tirailleurs sénégalais prisonniers étaient 15 000, la grande majorité n’a donc pas été exécutée. Par ailleurs, aucun ordre émanant d’un officier de haut rang n’a commandité les massacres   . En revanche, les combats dans la Somme et la région de Bar-le-Duc se sont souvent terminés au corps-à-corps, ce qui a pu accentuer une rage extrême. Raffael Scheck relève même certains ordres intimant de ne pas maltraiter les soldats noirs. Si ces actes cruels ne peuvent être comparés aux crimes commis contre les Juifs en Europe de l’Est, ils révèlent cependant une armée marquée par le racisme européen et l’idéologie nazie.

 

Aux origines de l’animosité des Allemands pour les troupes noires

 

Le mépris et la rancœur des Allemands envers les soldats noirs dépassaient la seule idéologie nazie. Johann Chapoutot recherche l’ensemble des facteurs à l’origine de ces sentiments. En tant que racisme, le nazisme récupéra de nombreux éléments de l’idéologie raciale européenne construite au XIXe siècle   . À cela s’ajoute l’utilisation de troupes noires sur le continent européen au cours de la Grande Guerre   et surtout  la stigmatisation de la « honte noire » quand les coloniaux ont participé à l’occupation de la rive droite du Rhin entre 1919 et 1923   . Les Allemands l’ont vécue comme un traumatisme ; certes, elle s’est accompagnée de quelques viols mais ceux commis par les troupes coloniales n’étaient pas plus nombreux que ceux des troupes métropolitaines. Les « bâtards rhénans », enfants nés de ces viols ou de liaisons mixtes, furent victimes d’une intense campagne de propagande dès 1933. Dans l’idéologie nazie, le métis incarnant une violation des droits de la nature, il est donc nécessaire de l’éradiquer et, à ce titre, 600 à 700 métis furent stérilisés en 1937.

Cette mort du métis vécue comme nécessaire par les idéologues nazis ne l’est pas pour les Noirs. Pour Hitler, ce sont des « animaux inoffensifs » dont les Allemands pouvaient tirer profit sur le plan économique, comme pour les Slaves. En revanche, les unions mixtes étaient catégoriquement proscrites. Cette proximité entre l’homme noir et le monde animal fut réaffirmée après les Jeux olympiques de 1936 et les performances de Jesse Owens. Hitler avait affirmé à Albert Speer qu’il y voyait une concurrence déloyale car ces hommes « issus de la jungle » étaient favorisés et devaient ainsi être exclus des prochains jeux. L’attitude des nazis envers les hommes noirs s’inscrit ici dans l’idéologie raciste du XIXe siècle encore bien présente au sein des empires.

Pour Johann Chapoutot, les massacres de 1940 sont « l’expression d’un mépris raciste rendu virulent par la fatigue et l’angoisse des combats ainsi que du ressentiment, à la fois outré et haineux provoqué par l’occupation de la Ruhr en 1923 »   .

 

Se souvenir

 

Jean Vigreux revient sur le traitement immédiat de l’événement dans la commune de Clamecy où le 11 novembre 1943, 5 000 habitants rendirent hommage aux coloniaux abattus. 43 soldats y avaient été exécutés le 18 juin 1940 avant d’être enterrés sur demande du maire dans la fosse commune. L’historien montre de façon convaincante comment les réseaux résistants ont activement préparé la commémoration de l’armistice de la Grande Guerre. Le jour même, la fosse fut symboliquement recouverte des drapeaux français, britannique, américain et de la croix de Lorraine. Cette manifestation, loin d’être isolée, établissait une continuité entre la Troisième République et le Conseil national de la Résistance (CNR), puis magnifiait la grandeur de la France et de son Empire. Ce point aurait d’ailleurs mérité d’être approfondi, et il aurait été judicieux de se demander comment ces tirailleurs ont été récupérés à des fins différentes. Tous les travaux sur ces hommes, quelle que soit la période, révèlent une récupération constante pour légitimer le colonialisme, montrer ses bienfaits ou dénigrer l’ennemi. Certes, cela aurait probablement nécessité une communication entièrement consacrée à ce thème.

Raffael Scheck explique que ces massacres connus dès 1945 n’ont pas fait l’objet d’enquêtes approfondies avant 2006.  Avant cette date, toutes les procédures entamées furent rapidement abandonnées. À la fois crimes de guerre et crimes nazis, ils ne souffrent d’aucun délai de prescription. L’enquête de 2006 fut menée par le bureau allemand dédié à la poursuite des crimes nazis. L’historien est ici d’une grande précision puisqu’il a lui-même fourni des documents à ce bureau. Deux témoins et trois suspects ont été trouvés mais, en 2012, l’enquête fut clôturée suite au décès de ces trois derniers. On parle ici de « crimes nazis » car ils étaient motivés par un racisme meurtrier. Pour Raffael Scheck, ces actes constituèrent une étape dans la barbarisation de l’armée allemande qui atteignit son paroxysme avec l’opération Barbarossa mais, et il rejoint ici l’ensemble des auteurs de l’ouvrage, leur motivation ne fut pas génocidaire.

 

À l’heure de l’histoire sensationnelle et où chacun cherche son massacre, voire son génocide, l’ensemble des participants nous offre un véritable travail d’historien qui repose sur des faits, des sources et leur interprétation. Ils permettent ainsi une meilleure compréhension des tirailleurs sénégalais trop longtemps caricaturés de part et d’autre. Le lecteur y trouvera aussi un texte de Raffaël Scheck sur le sort bien différent des victimes de juin 1940 et des prisonniers coloniaux après 1940. Le manque ou l’absence de sources limite encore notre appréhension du rôle des tirailleurs sénégalais au sein de la Résistance et surtout de la France libre comme l’a montré Jean-François Muracciole   . Des travaux comme celui proposé ici font progresser notre connaissance sur des événements précis et inscrivent l’histoire des tirailleurs sénégalais dans une perspective plus scientifique qu’émotionnelle