Entretien à propos de La fabrique pornographique, par Lisa Mandel, d’après une enquête de Mathieu Trachman

Après le succès grandissant de la BD-reportage (XXI, Revue dessinée… ), pourquoi ne pas mixer sociologie et bande dessinée ? C’est l’idée qu’ont eu Yasmine Bouagga (chargée de recherche au CNRS) et Lisa Mandel (Nini Patalo, HP, Super Rainbow) pour lancer une nouvelle collection baptisée Sociorama chez Casterman. Deux albums viennent de sortir conjointement : le premier Chantier interdit au public, dessiné par Claire Braud à partir du livre de Nicolas Jounin (La Découverte, 2009), est consacré à l’univers du BTP, le deuxième La fabrique pornographique s’appuie sur le travail de Mathieu Trachman (La Découverte, collection « Genre et sexualité »), il a été adapté par Lisa Mandel et s’intéresse au milieu du porno. Afin de mieux cerner la spécificité de cette approche, nous avons croisé les interviews du duo des fondatrices de Sociorama.

 

Nonfiction.fr : Quels sont les principaux axes de la collection ?

 

Yasmine Bouagga : À la base de ce projet, il y a un séminaire, une rencontre « Sciences sociales et bandes dessinées » organisée à l‘ENS en 2012-2013. Nous sommes quatre sociologues, Marianne Blanchard, Julien Gros, Mathias Thura et moi. Il existe aussi une association Socio en cases. Nous discutons de ce qui passerait bien en bande dessinée, s’il y a assez de matériau. Il s’agit de faire connaître des questions de société au plus grand nombre, ces questions sont aussi politiques. Dans Chantier interdit au public, il est question de discriminations ethniques. Dans l’adaptation de Lisa Mandel, les rôles genrés sont abordés. Les conditions de travail sont traitées. Ce n’est pas une actualité directe qui est visée. Mais l’enjeu important est le travail de décryptage.

 

Lisa Mandel : Les sociologues choisissent le thème de leurs recherches. Nous partons sur les thématiques qui nous semblent intéressantes et des livres qui sont adaptables, sans trop de statistiques, ni trop de données historiques. Le sujet doit être contemporain et se dérouler en France, c’est « ici et maintenant ». D’une manière générale, il y a un côté assez militant. Les BD de Sociorama ne sont pas trop chères, ce sont des livres accessibles à tout le monde, à cause du format, du papier… L’objet est moins luxe, il se lit rapidement. Dans nos objectifs, on a envie de revenir à l’essence du sociologue, qui est de vivre en immersion au milieu d’une population. Avec la bande dessinée, nous revenons à ça. Le lecteur se sent aussi en immersion, comme Mathieu Trachman qui s’occupait de la lumière sur un film porno. Voilà ce que l’on essaye de recréer. On disparaît, on n’est pas censé être là, à la manière d’une petite mouche. L’accès à certains milieux est précieux. Il permet de comprendre.

 

Nonfiction.fr : Comment s’effectue le choix des sujets ?

 

Yasmine Bouagga : Il faut pouvoir adapter des enquêtes sociologiques en bande dessinée, qu’elles soient plus accessibles, plus attrayantes. Nous choisissons celles qui contiennent beaucoup d’entretiens, des observations de terrain. La BD se nourrit de toutes ces connaissances empiriques qui portent sur des milieux sociaux en France. Elles relèvent plutôt de l’ethnographie, et ne sont pas théoriques. Ces ouvrages sont souvent issus de thèses qui ont déjà été réécrites.

 

Lisa Mandel : Nous avons une petite réserve d’enquêtes. Les dessinateurs ont le choix entre deux ou trois sujets. Ensuite nous organisons une rencontre. Moi, j’étais plutôt intéressée par la place de la femme au travail. Je voulais désexotiser le milieu du porno pro, apporter une vision plus nuancée, comprendre la place de la femme et de l’homme, les questions de discrimination. Il y avait aussi la gestion du désir, comment on transforme la libido des gens, comment chacun exprime sa propre libido et comment on vend du rêve. Il existe un capitalisme du rêve. Pour Mathieu Trachman, certains angles lui semblaient importants comme l’évocation des débutantes. Les hommes sont les plus nombreux, ils sont interchangeables mais pour eux, il est plus facile de rester dans le porno. La dévictimisation des femmes constitue un nouveau point essentiel : les femmes font jouer leurs propres fantasmes. Ce n’est pas que subi. Autre axe : un homme est censé être du plaisir. Le fantasme du phallus est une constante du porno hétéro. L’homosexualité masculine est taboue, contrairement à l’homosexualité féminine qui est considérée plus positivement.

 

Nonfiction.fr : De quelle manière fonctionne le tandem sociologue / dessinateur ?

 

Lisa Mandel : Il s’agit plus d’une adaptation que d’une scénarisation. On part du livre, le dessinateur se sert de sa matière pour créer une fiction.

 

Yasmine Bouagga : Pour les dessinateurs, il y en a pour un an de travail. La collection est bien sûr calibrée, il existe une unité de fabrication (un format carré, du noir et blanc, environ 160 pages). Comme on a une obligation de résultat, beaucoup d’allers-retours se mettent en place entre l’auteur de bande dessinée et un comité scientifique. Cela fonctionne à la façon du comité scientifique d’une revue. Nous recevons un story-board : on discute, on analyse, on voit comment avance l’adaptation. La fictionnalité à partir de l’enquête est en jeu. La manière de parler, les types de personnage, les réactions ne sont pas toujours exacts ou vraisemblables. C’est une sorte de reproduction du sociologique.

 

Lisa Mandel : La sociologue Anne Lambert a écrit le scénario de Turbulences, mais c’est une exception. En général le sociologue doit valider le synopsis. Il peut proposer des idées, faire des propositions, donner son avis. Il a un droit de regard. C’est un investissement, comme un consultant ou un expert sur le sujet. La méthodologie est fixée. Il existe un comité scientifique, on rencontre le dessinateur et le sociologue. On voit si ça colle. Le dessinateur va créer un synopsis puis il revient vers nous. Quand le dessinateur part sur son story-board, on n’intervient pas. Il est l’auteur des cases. Quand son story-board est produit, on fédère tous les retours au niveau des sociologues. Il existe une deuxième version. Souvent il y a pas mal de rectifications. L’auteur a survolé le sujet et il faut faire un rééquilibrage. La deuxième version est à nouveau soumise aux codirectrices, à l’auteur du livre et au comité scientifique. C’est lors de la deuxième version que l’auteur finalise sa bande dessinée. Il n’y en a pas de troisième, juste quelques corrections. Lors de la première version, on passe beaucoup de temps à éplucher. Le suivi est donc important.

 

Les données sociologiques sont intégrées dans l’histoire le plus harmonieusement possible. Il s’agit d’être concret sans faire un cours universitaire. Le sociologue théorise. Nous avons pris le parti pris d’éviter le jargon théorique, les encarts illustrés sont absents. Ca ne sert à rien d’être trop bavard. Le sociologue a déjà effectué un travail de fond, il est resté plusieurs années sur un lieu. Le dessinateur possède assez de matière. L’objectif est de raconter les histoires autrement, de mener le lecteur dans une aventure.

 

Nonfiction.fr : Vous souhaitez sortir de la théorisation, sortir de l’anecdotique constitue-t-il un autre enjeu de cette collection ?

 

Lisa Mandel : Pour sortir de l’anecdote, elle ne doit pas être gratuite mais raconter quelque chose. Par exemple il m’a fallu retranscrire la difficulté ressentie par les corps.

Yasmine Bouagga : Il faut saisir quels éléments empiriques sont significatifs. Avoir l’attitude de se réapproprier, de réinterpréter l’enquête sociologique. Créer son adaptation c’est épaissir un peu, tenir une histoire. Nous avons fait le choix de ne pas faire du sociologue le héros de l’action, ce qui est un choix de narration différent dans la bande dessinée de reportage par exemple. Nous avons décidé de jouer le jeu de la fiction à travers le jeu de l’enquête mais cette décision n’est pas encore arrêtée pour l’instant.

Lisa Mandel : En ce qui concerne la narration, nous avons pris la porte d’entrée la plus simple. On passe par une petite porte. Plusieurs bandes dessinées ont la même mécanique. Le personnage est vierge et découvre le milieu en même temps que nous. Il existe un côté initiatique, à côté de l’innocent on retrouve le type du vieux briscard. Au niveau des dialogues, il y a des pages entières qui sont littérales, les entretiens sont beaucoup repris. Même s’il est nécessaire d’inventer des passages pour faire les liens, mais la plupart des témoignages sont issus d’entretien. Le livre est la nourriture, après on fait la recette qu’on veut. Tant pour les dialogues que pour les personnages ou l’ambiance, on n’invente pas les choses importantes.

 

Nonfiction.fr : Dans quelles mesures le travail de Sociorama se différencie-t-il de celui que vous avez produit pour HP ?

 

Lisa Mandel : Quand j’ai écrit HP, je n’avais pas conscience de faire dans le social. Plusieurs de mes personnages ont vécu à la même époque, la fin des années 60. Je n’ai raconté que des faits qui étaient monnaie courante. Ce sont des expériences répétées et je me suis effacée derrière les personnages. Les noms des patients ont été changés mais pas ceux des médecins. Ils commentent et ils vivent l’action en même temps. Pour La fabrique pornographique, le travail est en quelque sorte prémâché. La sélection est faite, c’est très reposant. Pour HP, il a fallu que je rushe et dérushe tout moi-même. Je suis allée sur les lieux. Pour Sociorama, raconter est à la fois confortable et un peu frustrant. Dans le livre de Mathieu Trachman, il y a peu de document et de photos. Je suis allée voir des films sur internet et des sites pornographiques. Je devais connaître les positions pour être le plus exact anatomiquement, pour saisir l’aspect mécanique. Les changements graphiques dans l’album désincarnent les protagonistes, il existe une différence pour les acteurs entre hors caméra et devant la caméra. Les actrices sont plutôt pas mal et interchangeables. Elles ont moins de personnalité dans les films que dans la vie.

 

Nonfiction.fr : Quels sont selon vous les clichés qui sont déconstruits dans les deux premiers ouvrages sortis ?

 

Yasmine Bouagga : Pour La fabrique pornographique, il faut comprendre la trajectoire des actrices, ne pas tomber dans le misérabilisme. Chercher ce qui pousse les femmes à s’engager dans le milieu, sortir des notions de plaisir, aborder la pénibilité. Le porno a tendance à fasciner les gens. Nous voulons réfléchir un peu plus loin, par exemple en abordant et en saisissant les enjeux de la représentation de la sexualité. Dans Chantier interdit au public, Nicolas Joint est parvenu à souligner comment s’organise la précarité dans le milieu du BTP, il montre le fonctionnement d’une agence d’intérim, il met en évidence la hiérarchie, les clivages.

Lisa Mandel : J’ai appris à distinguer pornographie et prostitution. Je ne parlerai pas d’esclavage en ce qui concerne le porno pro. Il existe un certain respect, une certaine ambiance malgré l’usure des corps. Je considère le milieu exploitant de manière moins manichéenne. Même s’il est difficile d’obtenir des discours une fois que les gens sont sortis du milieu du porno. Il existe une frange minoritaire qui s’exprime mais la grosse majorité subit. Pour reprendre la parallèle avec la prostitution, lorsque la pornographie est encadrée, les statuts sont un peu différents, la précarité existe mais ce n’est pas la même. Certaines actrices ne tournent pas avec n’importe quel acteur.

 

Se chargeant de montrer l’envers du décor, « la BD qui s’amuse à décoder la société » parvient à montrer les rouages et les immobilismes de différents milieux socioprofessionnels, l’impossibilité d’accéder à certains statuts est clairement dénoncée (par exemple avoir un CDI dans Chantier interdit au public ou parvenir à devenir réalisatrices pour les femmes qui travaillent dans le milieu du porno). En suivant le parcours de personnages caractérisés avec habileté, le lecteur découvre progressivement les environnements spécifiques et les obstacles auxquels se heurtent les protagonistes. La narration est vive et rythmée. Instructif sans être trop didactique