Les socialistes à la recherche d'un programme économique.
Le livre aurait pu s’appeler « De Léon Blum à François Mitterrand, quel programme économique ? ». Car c’est bien de cela qu’il traite, analysant les évolutions parfois tortueuses à travers lesquelles, près de quatre décennies durant, le Parti socialiste (ou la SFIO , avant lui) a cherché son chemin sur un terrain qui lui était en partie étranger. Car, faute de peser d’un poids suffisant pour accéder seul au pouvoir, il lui fallait trouver des alliés. Mais quels alliés ? Sur sa gauche, en composant avec un Parti communiste puissant pour lequel le maître mot est « nationalisations » ? Ou sur sa droite, pour laquelle le maître mot est « marché » ? Tout le problème est donc de trouver, ou d’inventer, une voie médiane sur le terrain économique. Mais, déchirés entre ces deux pôles, en quelque sorte coincés entre Charybde et Scylla, les socialistes ont du mal à trouver des réponses économiques convaincantes, qui puissent les unir, et non les déchirer. Ce tâtonnement, ces hésitations, ces louvoiements nous sont racontés dans ce livre, issu d’une thèse d’histoire et nourri d’un dépouillement attentif des publications et des archives du PS, mais aussi de certains de ses dirigeants et de nombreux entretiens de témoins. Travail considérable, remarquable, et surtout éclairant sur la façon dont les prises de position économique d’un parti sont en quelque sorte surdéterminées par les alliances politiques conclues ou espérées, et sur les difficultés de trouver une voie médiane entre dirigisme et libéralisme d’une part, entre social et économique d’autre part.
De la SFIO à Mitterrand
La « surdétermination », d’abord. La SFIO s’affirmait dirigiste lorsque, juste après la fin de la guerre, elle participait à un Gouvernement au sein duquel le PCF était présent. Mais lorsque l’alliance avec ce dernier est rompue, que les ministres communistes sont exclus du Gouvernement et que l’anti-communisme prévaut, le dirigisme devient, sous la plume de Guy Mollet, « une administration désuète et paperassière, souvent héritée de Vichy ». André Philip, le ministre (de l’Economie nationale) qui symbolisait le dirigisme dans le domaine des prix et des salaires démissionne de son poste, tandis que le même Guy Mollet, en 1949, affirme « il ne saurait être question pour un socialiste d’accepter la notion de l’Etat fort. » Pas de quoi attirer et stimuler ceux qui constituent, selon les termes de Philip Nord , « l’avant-garde modernisatrice » de la planification à la française et que décrit François Fourquet dans Les comptes de la puissance : Jean Denizet, François Bloch-Lainé, Claude Gruson, qui auraient pu être les inspirateurs d’un programme économique social-démocrate. Le pauvre Jules Moch est alors bien trop seul pour y parvenir : le train laisse la SFIO sur le quai. En 1958, lorsque le Général de Gaulle arrive au pouvoir et fait adopter une nouvelle Constitution, la SFIO tente de prendre le train du changement en marche et participe un temps au Gouvernement Debré. Mais le soutien à la politique algérienne l’emporte sur toute autre considération, et le parti perd un peu plus de sa crédibilité économique et sociale. Selon l’expression de Mathieu Fulla, « l’idéologie économique du parti entre dans une phase de glaciation. » La politique est aux commandes et la SFIO, qui était déjà passée à côté de la « planification démocratique » rate aussi, un peu plus tard, l’« autogestion » qui, à gauche, dans la deuxième partie des années 1960, agite aussi bien la CFTC(Confédération Française des Travailleurs Chrétiens)) ( (devenue CFDT en 1964) que les différents « clubs » puis le PSU . Pour compenser ce quasi-vide intellectuel, le parti socialiste se réfugie derrière des proclamations marxistes qui tentent, mais sans grand succès, de masquer ce vide béant de quelque pensée économique que ce soit.
Pourtant, la prise de pouvoir progressive de François Mitterrand modifie la donne. Elle s’effectue en trois temps : 1965, avec la création de la FGDS , regroupement des socialistes, radicaux et membres de la Convention des institutions républicaines ; puis, 1971, avec la rénovation de l’ancienne SFIO qui devient PS ; enfin, 1974, avec les « Assises du socialisme » qui permettent l’entrée de nombre d’éléments du PSU et des « clubs ». L’arrivée de Michel Rocard, de Jacques Delors et de bien d’autres têtes pensantes au solide bagage économique renouvelle et enrichit le débat, d’autant que mai 1968 a lancé dans l’arène le concept d’autogestion, qui vient désormais s’ajouter aux deux autres mots clés de toute pensée économique de gauche : nationalisations et planification démocratique. Mais ce « triangle d’or » n’empêche pas que, à nouveau, la politique recouvre l’économique de son manteau, ou, plus exactement que le programme économique suive le mouvement des rapports de force souvent tendus avec le PCF (le programme commun), mais aussi, en interne, avec le CERES ou « la deuxième gauche » rocardienne, les premiers usant d’une « dialectique – floue – entre socialisme d’Etat et autogestion », la seconde affirmant que l’« on ne biaise pas avec le marché ». François Mitterrand, tacticien hors pair, met l’accent tantôt sur l’autogestion, tantôt sur les nationalisations, selon qu’il souhaite durcir ou assouplir la relation avec son allié communiste, aussi gênant qu’indispensable. Et, en 1977, à la veille d’élections législatives décisives, il « accepte le relèvement immédiat de 50 % des allocations familiales et des pensions de retraite, ainsi que la retraite à 60 ans pour les hommes et à 55 ans pour les femmes ». Peu importe que le financement de ces mesures ne soit ni assuré, ni même envisagé. La politique est toujours aux commandes.
Les experts
Trouver une voie médiane entre économie dirigée et marché sans entrave, tout en conciliant social et économique, se révèle encore plus difficile. Pencher trop d’un côté ou de l’autre ne modifie pas seulement les rapports de force au sein du parti ou avec les alliés de circonstance, mais donne surtout du parti une image plus ou moins attirante ou repoussante. C’est « le fil du rasoir » que l’auteur décrit en détail. Il est animé par deux types d’ « économistes », un terme que, curieusement, Mathieu Fulla met systématiquement entre guillemets, peut-être pour souligner que la compétence qu’ils peuvent avoir dans ce domaine est mise au service d’un engagement partisan, mais ce qui peut se lire aussi comme un doute sur leurs compétences effectives, comme s’il s’agissait d’amateurs pas vraiment en mesure de développer un argumentaire solide et un raisonnement cohérent.
Le premier cercle de ces économistes engagés, qui ne font pas mystère de leur contribution au combat politique et sollicitent souvent le suffrage universel, est d’ailleurs parfois amené à avaler quelques couleuvres. Le premier type de ces « économistes » entre guillemets sont les « politiques-experts », des hommes qui possèdent une réelle expertise économique, mais qui ont choisi d’apparaître au grand jour pour défendre leurs convictions politiques et proposer des solutions, ce qui en fait des hommes politiques. C’est le cas, par exemple, de Philippe Herzog, un polytechnicien qui, tout en étant responsable de la section économique du PCF, travaillait sur les modèles macroéconomiques à l’Insee. Dans un entretien avec l’auteur, il dit se souvenir que « il fallait 8 % de croissance par an pour permettre l’ensemble des mesures sociales » promises en 1980 par le programme du PCF en cas de victoire de la gauche. Fallait-il alors dire que ce n’était pas possible, au risque de se faire désavouer et d’être marginalisé, voire exclu, au sein du PCF resté alors passablement stalinien ? Il choisit de louvoyer, disant que ce n’était possible « qu’en supposant des économies substantielles de l’usage du capital. » Comprenons, en taxant un maximum les bénéfices des entreprises, qu’ils soient distribués en dividendes ou investis. Ce premier type de « politiques-experts » était donc contraint de refouler son « keynésianisme » derrière un « marxisme » dur qu’il savait alors impraticable. On notera cependant que, en 1981, le PS lui-même estimait possible une croissance annuelle forte de l’ordre de 5 % (en 1981-1982, le résultat sera de moins de 2% par an moyenne).
À l’inverse, d’autres « politiques-experts » choisissent de dire le fond de leur pensée, de « parler vrai ». Ce fut le cas de Michel Rocard qui, dans son intervention au Congrès du PS de 1976, soutient que, même sous un pouvoir de gauche, « le système de régulation restera le marché. (…) On ne biaise pas avec le marché ». Les maximalistes du CERES, l’aile gauche du PS, montent au front : « Le marché, on le plie ou on s’y brise » tandis que, pour François Mitterrand, l’affirmation rocardienne est « contraire à notre programme. Elle est un revirement idéologique ». Un revirement idéologique que n’hésitera pas une minute à faire ce dernier, lorsque, devenu Président de la République, il doit affronter non plus une salle de Congrès mais la réalité économique. Si Michel Rocard, qui a ainsi perturbé le jeu politique, ne le paiera pas trop cher – il deviendra Premier ministre lors du second mandat présidentiel de François Mitterrand -, c’est uniquement parce qu’il jouissait dans l’opinion publique d’une réputation de sérieux et de compétence économique similaire à celle dont Pierre Mendès-France jouissait un quart de siècle plus tôt. Mais, le plus souvent, il ne fait pas toujours bon être « politique-expert », car, si l’on ne parvient pas à convaincre les dirigeants du parti, on est exposé à devoir jouer les complices ou les dénonciateurs. Toute ressemblance avec la situation actuelle est évidemment exclue… Paradoxalement, dans le cas du PS de la deuxième moitié des années 1970, la présence dans les instances dirigeantes du parti de plusieurs « politiques-experts » aux opinions économiques assez différentes (citons Jacques Attali, Jacques Delors, Michel Rocard, Jean-Pierre Chevènement, mais il y en a bien d’autres, comme Christian Goux, Lionel Jospin, etc.) a permis au tacticien hors pair qu’était François Mitterrand de jouer sur un large clavier idéologique, en s’appuyant tantôt sur l’un, tantôt sur l’autre en fonction des circonstances. Ainsi le parti se dit tantôt hostile, tantôt favorable à l’extension des nationalisations prévues dans le programme commun de Gouvernement.
En deuxième ligne, derrière les « politiques-experts », il y a les experts tout court : hauts fonctionnaires, universitaires, syndicalistes (l’auteur cite surtout des militants de FO dans les années 1950, puis de la CFDT dans les années 1970), plus rarement cadres du privé, car ces derniers peuvent avoir beaucoup à perdre professionnellement si leur engagement, même comme conseillers du Prince, devient un peu trop voyant. Tous ont en commun une compétence reconnue dans un domaine économique : l’industrie, la fiscalité, la macro-économie, etc. Des réseaux amicaux ou professionnels se dessinent ainsi, mais, n’étant pas aux avant-postes et encore moins aux postes de commande, ces experts sont en quelque sorte subordonnés aux « politiques-experts » qu’ils aident ou conseillent. Certes, « en dernier ressort, écrit Mathieu Fulla, ce sont les aléas de la conjoncture politique qui ouvrent ou ferment des possibles aux écrits des experts. » Mais, néanmoins, ils jouent un rôle essentiel pour rendre crédibles les éléments du programme économique affichés par le parti ou négociés avec les alliés potentiels. Et, du coup, malgré la résurgence périodique – au gré des fluctuations des rapports avec le PCF ou, en interne, avec le CERES ou les « rocardiens » - de poussées de vocabulaire marxisant, ce sont des éléments bien moins idéologiques qui finissent par l’emporter, glissement dans lequel les experts ont joué, en coulisses le plus souvent, un rôle déterminant. Et qui – Mathieu Fulla ne l’écrit pas, mais on peut le lire en filigrane dans son livre – font pencher le PS vers une troisième voie social-démocrate, où le social est important, mais conditionné à la capacité économique de la société à l’assumer sans perte d’efficacité et où les nationalisations ne jouent qu’un rôle secondaire, pour ne pas dire marginal. Si nationalisations il y a eu lorsque la gauche est arrivée au pouvoir, ce fut autant, sinon plus, pour moderniser de belles entreprises endormies que pour modifier les conditions de travail des salariés ou limiter le pouvoir des actionnaires. L’auteur estime cependant, à juste titre, que, si la gauche est parvenue au pouvoir un quart de siècle après l’expérience désastreuse de Guy Mollet, c’est qu’elle avait réussi à convaincre l’opinion publique que le procès en incompétence économique qui lui était fait depuis longtemps (1947) n’avait plus lieu d’être.
Ces (presque) quatre décennies ont totalement changé le visage de la vieille SFIO et de son successeur, le PS. Il s’est émancipé du PCF, réduit désormais à peu de choses alors qu’il s’agissait du parti dominant dans la deuxième moitié des années 1940. Et cette émancipation a été autant idéologique que politique : Marx n’est plus la figure de proue du parti, le dirigisme ou la planification ne sont plus à l’ordre du jour et il y a belle lurette que, du côté de la rue de Solférino on ne se soucie plus de nationalisations, de capitalisme monopoliste d’Etat et de programme commun, des thèmes qui ont pourtant longtemps occupé une place déterminante, pour des raisons stratégiques plus qu’idéologiques, au sein du PS. L’économie, jadis terrain délaissé sauf par quelques minoritaires qui finissaient par se lasser, est devenue un terrain essentiel d’affrontement, et le PS assume désormais complètement un rôle réformiste, parfois au risque de se couper d’une partie de sa base traditionnelle, ayant ainsi abandonné toute velléité de rupture avec le capitalisme. Le livre de Mathieu Fulla permet de mieux comprendre le lent cheminement de ces évolutions profondes, qui ont sans doute été accélérées par l’épreuve du pouvoir depuis 1981, mais qui étaient en germe dès 1974, comme le montre une lettre de Michel Rocard à sa mère à cette époque, lui demandant de montrer à Louis Armand des schémas d’exposés qu’il avait faits aux membres de la Commission économique du PS, et il ajoute : « Il verra que nous ne préparons pas des sectaires ou des malthusiens […]. Il saura ainsi que nous tentons d’acheminer le parti vers des formes modernes de pensée […] Inutile de te dire que tout cela me crée des ennuis : les courants vieux marxistes contre-attaquent et veulent ma peau. ». Or Louis Armand, ancien Président de la SNCF, a été en 1959 le co-auteur, avec Jacques Rueff, d’un rapport qui a fait date et qui a suscité une vive opposition de la SFIO d’alors, car il pointait les entraves à la concurrence créée par de multiples rentes de situation, rapport auquel Jacques Attali fait référence dans son propre rapport remis à Nicolas Sarkozy en 2010 sur les « obstacles à la croissance ». En cela, ce livre est éclairant, parce qu’il permet de comprendre l’envers du décor, le rôle des acteurs qui œuvrent dans la coulisse : les débats internes, le rôle des experts, mais aussi le poids pris par les débats économiques dans une société où le ralentissement de la croissance aiguisait les conflits et accroissait le chômage.
Livre important, mais qui, peut-être parce qu’il met la focale sur le seul Parti Socialiste et ses stratégies d’alliance ou de rapprochement, tend à minimiser quelque peu le contexte dans lequel ces évolutions se sont produites. On voit bien les limites d’un travail de thèse : il permet de labourer profond mais au détriment, parfois, d’une visée ratissant plus large