Une union d'ébauches qui esquissent le portrait en clair-obscur de George Steiner.

Écrire ce qu’on n’a pas écrit : est-ce possible, lucratif, intéressant, dérisoire, plus simplement loufoque ou provocateur ? Pourquoi réunir en un ouvrage (essai) ce qui ne fut jusque là qu’ébauches, projets, rêves ou tentatives – commencements – laissés pour compte, consignés à l’état de notes, fictives ou réelles, rédigées ou non ? Plus encore peut-on faire un livre à partir de livres qui n’en furent pas : ces textes manqués, ces écrits de côté, ces projets en souffrance peuvent-ils servir de substrat à la réalisation d’un seul d’entre eux ? Sont-ils à même de former ce "bois tordu" selon l’expression de Kant, que George Steiner reprend et actualise en remotivant le titre de l’ouvrage d’Isaiah Berlin, Le bois tordu de l’humanité ?


L'absence aux chapitres

Work in progress, ou plutôt work stopped in progress, stand by de l’écrivain. L’objet de ce dernier livre de George Steiner est simple et explicite : chacun des sept chapitres est centré autour d’un projet (étude pour une collection, recherche, livre ou question) qui n’a pas vu le jour. Il y aurait donc prescription, le temps aurait passé et pourrait dès lors faire son œuvre. George Steiner va à l’encontre de la plupart des chercheurs ou intellectuels qui font de leurs conférences, articles ou interventions disparates et disséminées un livre. Depuis le premier chapitre, à partir d’une anecdote, fin des années 70, le projet d’écrire sur le sinologue Joseph Needham, en passant par le poète italien Cecco d’Ascoli, les rapports du langage, de la langue et de la rhétorique à la dimension érotique et sexuelle de l’existence, ce que la judéité peut apprendre de la notion d’identité, aux animaux jusqu’au politique et à la foi, autant de sujets que George Steiner n’a pas abordés de front jusque là, et qu’il présente subrepticement.

Mais pourquoi le dire maintenant ? Et puis comment écrire ce qu’on a passé sous silence ? Donner à comprendre les réticences et les inachèvements d’hier par un livre concret, matériel, palpable, est-ce se contredire, divulguer ce qu’on a toujours prôné comme "le plus privé, le plus jalousement tenu secret"   , n’est-ce pas prendre et/ou supporter le risque de la contradiction ? Plus précisément encore, que fait l’irréel du passé à l’écriture quand celui-ci s’actualise, que révèle-t-il de la trajectoire d’un écrivain ? George Steiner serait-il devenu autre que ce qu’il est s’il avait écrit ces livres-là ? En dévoilant ses inachèvements, ses abandons, George Steiner brise ce silence qui s’était imposé à lui et résiste à l’attrait du passé. Tout l’écart entre humanités et sciences se joue dans ce que George Steiner appelle la "flèche du temps". Alors que "l’homme de lettres occidental regarde toujours en arrière", "les sciences et les techniques vont de l’avant. Demain est plus riche, plus englobant qu’aujourd’hui"   .

Si George Steiner écrit ses non-dits et ses silences d’autrefois, c’est moins pour les combler – chacun des chapitres n’est nullement un reader digest de chimères livresques – que pour témoigner d’absences ou d’inachèvements qui furent précieux parce qu’ils ont fait défaut. Ce qui ne s’est pas pensé, ce qui est resté dans l’ombre donne, en devenant lisible, la mesure de ce qui a manqué, en permettant de comparer ce qui n’a pas été choisi, ce qui fut écarté, évincé ou mis de côté avec ce qui a eu lieu. Espace des impossibilités livresques, Les livres que je n’ai pas écrits sont un regard en arrière d’une trajectoire intellectuelle, la projection rétroactive de ce à quoi l’écriture ne fit pas accéder. Tels des sens uniques, ces chapitres sont autant de voies dans lesquelles l’écrivain ne s’est pas engagé. George Steiner serait-il l’Orphée d’une Eurydice de l’écriture ? Se retourner sur ce qu’on n’a pas écrit, afin de perdre l’objet de l’écriture une seconde fois et se prouver qu’il est définitivement inaccessible, ou pour transfigurer ce manque en le remplaçant par autre chose ?

Un livre ne peut être la substitution de ses propres livres fantômes, de ces livres in absentia dont chacun des chapitres de ce présent ouvrage convoque l’ombre – mais ils ne sont pas plus que la revenance de leur dénégation même. On écrit un livre contre et pour les livres que l’on n’aurait pas écrits. En exhumant des trajectoires possibles mais non-empruntées, George Steiner fait des concessions au passé, l’espace rhizomatique de son écriture contemporaine. Choisir un domaine de recherches, écrire un article ou un livre, prononcer une conférence, c’est s’engager dans une voie qui n’admet pas l’interchangeabilité (le parallèle) ni le retour en arrière. C’est moins ce qu’on a fait que ce qu’on n’a pas écrit qui empêche de rebrousser chemin. Loin d’être seulement déterminée par le moment d’écriture et par son sujet, l’écriture serait l’itinéraire qu’elle fait choisir, et c’est cette voie qui engage l’écrivain. Elle n’est pas cet "espace lisse" deleuzien au sein duquel le chercheur se déplace comme bon (ou mal) lui semble, elle est l’ "espace strié" par excellence – rendant à leur sens premier (topologique) des expressions telles que la voie ou le chemin.


Clair-obscur autobiographique ?

Dès lors, fi du discrédit ludique, du dénigrement scientifique, contredire les non-dits, c’est pour George Steiner leur faire un sort en leur donnant paradoxalement raison. Son livre est une déclaration de non-intention où l’écriture opère comme moyen d’exposition (s’exposer à ce qu’on craint), pour se montrer sous un jour un peu différent, et raconter, au moment de l’apogée sans doute, des déboires professionnels que seul l’intime peut expliquer. Dans le troisième chapitre consacré aux rapports (sexuels) entre la langue et l’amour, George Steiner parsème (en guise d’exemples) un certain nombre d’anecdotes personnelles, savoureuses et distrayantes, le non-écrit se transforme en voyeurisme de lecture, découvrant la facette privée de l’essayiste :

"La publication, au sens immédiat de ce mot, est une dévaluation irrémédiable, un effeuillage de ce que nous appelons, faute d’un meilleur terme, "l’âme", le sang et le cœur de notre être labyrinthique. Elle représente – c’est du moins ce que j’ai soutenu – un paradoxe sordide : une violation de soi-même, un viol du moi. Quelle nudité est plus vulgaire ? (Tandis que j’écris ces lignes, la télévision diffuse un concours de masturbation)."  

Y aurait-il péril en la demeure (intellectuelle) ? George Steiner déroge à sa règle, celle du devoir de réserve du savant, l’anecdote contextuelle particulièrement triviale dit à quel point l’impact voyeuriste et sa puissance de dérangement vont de pair avec la désacralisation du chercheur. George Steiner met en garde contre l’idolâtrie, "l’assimilation de l’image à la substance", quand "la représentation devient son propre objet"   . L’ouvrage se clôt significativement sur une défense de la foi comme sphère privée, qui ne souffre ni la vulgarisation ni la tribune : "rendre la croyance publique la déprécie et la falsifie irrémédiablement"   . Or cette posture correspond à son texte qui ne serait pas tant un dire enfin, un livre donnant des mots aux non-dits, qu’une posture du critique qu’interroge et sacralise étonnamment George Steiner en la plaçant aux côtés de ce qu’il appelle "le génie créateur" : "Le croyant adulte cherche à être seul avec son dieu. De même que je m’efforce de l’être avec sa Souveraine absence. J’en ai déjà dit – j’ai déjà échoué à en dire – trop." '(p. 287-288))

"La discrétion devient une vieillerie. L’exposition publique, la confession sont désormais la matière des potins, en particulier en ce qui concerne le sexe (les corrélations entre ces deux exhibitions sont à la fois frappantes et difficiles à analyser)"   . Insubordination intime de l’écriture autobiographique : non pas des actes manqués mais des écrits manqués. Paradoxe et superbe d’un écrivain mû par "l’obsession de l’intime", répétant sa "révulsion presque pathologique envers les limitations imposées à l’intimité dans la vie moderne"   au moment précis où il en dévoile certains aspects. À moins que ce ne soit l’inverse : et si la motivation initiale n’était pas de raconter, dans une forme disparate et non conventionnelle, dégagée des contraintes formelles de l’autobiographie ou du journal, des anecdotes personnelles, autrement dit de partir de projets d’écriture pour se saisir différemment ? La gageure concerne non pas tant le fond que la forme choisie pour le dire. Chacun de ces sept chapitres est la mise en fiction, le récit de ce qui ne fut pas rendu public : pêle-mêle de raisonnements intellectuels et de souvenirs, les bribes de récits de vie font corps avec les sources biographiques (Joseph Needham ou Cecco d’Ascoli), les idéologies et les concepts, donnant vie (place) à une nouvelle forme d’Autobiographique pour reprendre le terme de Doubrovsky. "L’intimité et l’obsession intellectuelle, voilà mes idées politiques"   . Dévoilant des détails privés et sexuels, ses opinions politiques et religieuses, ses vues sur la société actuelle, George Steiner brosse une figure d’intellectuel en clair-obscur : "Je suis hanté jusqu’à la panique par la fragilité de la raison."  


Ces anecdotes de l’échec, ces chroniques du désistement sont-elles vraies ? Tout cela est-il réel, ou plutôt est-ce bien sérieux ? Ce sont "les capacités du langage à faire de la réalité un objet de classification, d’abstraction, de métaphore"   dont joue George Steiner, le pouvoir de mystification de l’écriture aussi, qu’elle soit critique ou romanesque, essayiste ou fictionnelle, faisant écho à notre propre aptitude à l’assentiment ou l’approbation, notre propension au consensus, au suffrage, à la ratification (ou non : notre capacité de résistance), notre aptitude à nous laisser leurrer… Certes, l’écriture falsifie même l’indiscrétion, même la mise à nu. "La tournure la plus éculée, la plus platement familière peut s’enrichir d’une provocation secrète, d’un motif hermétique d’excitation. La masturbation met en scène les paradoxes du soliloque."   L’écrire donc, pour lutter contre l’esseulement et la claustration de l’obsession intellectuelle. Qu’importe le flacon, pourvu que l’imagination (le fantasme) ne manque pas. L’essentiel tient dans ces vies parallèles d’écriture auxquelles les lecteurs sont conviés. Ils peuvent bien prendre des vessies comme des lanternes. L’expression déroge et tombe à pic tant la pulsion organique du langage inspire la pensée, aussi bien comme rapport métaphorique que comme moyen d’inspiration. Les mots sont viscéraux, digestifs ou sexuels, ils sont charnels et physiologiques. "La chair imagine et elle crie."   Le fort (le pari) de George Steiner n’est pas tant de nous faire croire à ce qu’il dit que de nous donner à réfléchir sur ce qu’il y a de voluptueusement humain dans ce que nous ne faisons pas. L’adhésion, comme l’enthousiasme, se meut aussi de ce qui s’est désengagé (libéré) en nous.


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Crédit photo : bacterie / flickr.com