Regards croisés sur Richard III, mis en scène par Thomas Jolly au Théâtre de l'Odéon, et Kings of War, mis en scène par Ivo Van Hove au Théâtre Chaillot.
Difficile de distinguer où commence une tendance. Surtout lorsqu’elle s’est déjà imposée à notre regard, diffractée dans tous les coins de notre imaginaire. On pourrait identifier l’édition Pléiade des Histoires de Shakespeare réunies dans un même volume. Puis Borgen, House of Cards, The West Wing… et toujours plus de Richard III sur les scènes, au point presque de détrôner Hamlet. De toute évidence, les figures du pouvoir politique nous fascinent, et touchent l’imaginaire des metteurs en scène comme des réalisateurs de manière toujours plus nette depuis quelques années. N’a-t-on d’ailleurs pas vu une nouvelle trilogie sur les rois d’Angleterre de la branche Stuart, The James plays, triompher lors du Festival d’Edimbourg en 2014, au point d’en devenir l’une des productions phare ? C’est un peu tout cela que l’on a en tête, lorsqu’on observe l’appétence actuelle du public pour les pièces historiques de Shakespeare. Un registre dans lequel puisaient justement, en Janvier dernier, deux spectacles donnés simultanément dans deux théâtre nationaux parisiens : Richard III à l’Odéon, dans une mise en scène de Thomas Jolly, et à Chaillot, Kings of War, spectacle composite de Ivo Van Hove réunissant les pièces Henry V, Henry VI et Richard III. Cela méritait bien un regard comparé.
Kings of War
@Jan Versweyveld
Réunir trois pièces en un seul spectacle: la gageure est de taille, et d’autant plus lorsque pour matériau de départ sont pris des monstres dramatiques tels que Henry V, Henry VI et Richard III. Comment tirer l’essence même de ces pièces, en s’affranchissant de leurs longueurs pour en faire émerger le fil directeur ? Le néerlandais Ivo Van Hove, orfèvre de la direction d’acteurs et des lectures dramaturgiques brillantes, a pourtant relevé le défi. Et nous ne sommes pas déçus. Mises bout à bout, ces trois pièces se nourrissent et s’éclairent l’une l’autre, en confrontant des figures de souverains qui, placés en miroir, offrent à voir les différentes facettes du pouvoir fait homme.
Plateau central dégagé, fond et bord de scène dérobés au regard public mais abritant toute une part de l’action, filmée puis retransmise sur un grand écran : dès l’abord, le dispositif scénique rend sensible, dans l’espace, le double-fond du pouvoir dont Shakespeare (et Ivo Van Hove) dessinent la dramaturgie. A vue, sa face publique, sociale ; dans le hors-champ, ses coulisses. Le procédé est simple, limpide même, et follement efficace. Tout en ménageant des espaces de jeu variés qui facilitent le travail des acteurs, il gomme tout temps mort, dans un montage resserré où les actions peuvent s’enchaîner, voire même se superposer. Un rythme effréné et une instrumentalisation de l’image qui ne sont pas sans rappeler la mise en scène de nos classes politiques actuelles, surmédiatisées, dont la mécanique hyperactive semble actionnée en permanence… au risque d’un emballement qui balaie les hommes, pas les systèmes.
Car derrière les Henry, les Edward et les Richard, ce sont les silhouettes de nos dirigeants actuels qui se dessinent. Et cela ne tient pas qu’à la modernité des costumes et des décors – dont la datation imprécise fait d’ailleurs l’intelligence, en suggérant symboliquement le temps présent sans figer l’action dans un contexte porteur d’incohérences. Dès les premières minutes du spectacle, l’histoire de ces monarques médiévaux se voit reliée à notre réalité : sur l’écran surplombant la scène, un compte à rebours imagé fait défiler sous nos yeux les portraits des monarques d’Angleterre dans un ordre chronologique inversé, d’Elisabeth II à Henry V. La plongée du spectateur dans le temps de la représentation prend ainsi la forme d’une remontée aux origines du pouvoir, indissociablement lié à la violence… jusque dans le titre même du spectacle : « Kings of War ».
On pourra regretter d’être tenu à distance, et une certaine froideur dans l’exécution ; mais c’est pour mieux repousser toute tentation de manipulation. La superposition de deux niveaux de représentation, côté public sur le plateau central et côté coulisses sur l’écran, invite d’ailleurs notre regard à un certain recul. L’œil du spectateur accommode sans cesse, passe de l’un à l’autre : il est en permanence sollicité, rendu actif par l’action diffractée… et dans l’intervalle, c’est à son intelligence et à son esprit d’analyse que le spectacle fait appel. Le risque pourrait être une déperdition de l’attention, mais il n’en est rien. Grâce notamment à la troupe admirablement dirigée par Ivo Van Hove. D’une précision sans faille, investis tant physiquement qu’émotionnellement, les interprètes manifestent une cohésion admirable de pied en cap, le collectif et la vision d’ensemble primant à chaque instant sur le brio de l’un ou de l’autre. C’est un théâtre qui parle plus à notre intelligence qu’à nos tripes… mais quel bonheur en tant que spectateur d’être tenu en si haute estime. Et d’être ainsi invités à une expérience passionnante tant pour les sens que pour l’esprit.
Richard III
@ Brigitte Enguérand
Dans le même temps, au Théâtre de l’Odéon, un Richard III faisait lui aussi salle comble, cette fois-ci dans une version in-extenso orchestrée par la nouvelle coqueluche du théâtre français, Thomas Jolly. Après l’immense succès de son Henry VI, créé au Festival d’Avignon en 2014, cette suite logique (Richard III étant le successeur de Henri VI) était l’un des spectacles les plus attendus de la saison.
Pourtant, quelle déception. Certes, plusieurs ingrédients s’y retrouvent : même troupe d’acteurs, même énergie ahurissante, même astuce dans la hiérarchisation de l’espace scénique, même esthétique pop... mais l’âme n’y est plus. Là où se lisait le partage avec le spectateur d’une aventure collective, appelée théâtre, là où régnaient la fureur et le plaisir manifeste de donner corps ensemble à une histoire, ne reste que l’autosuffisance. Alors que s’est-il passé ? Thomas Jolly campe brillamment son rôle de Richard punk et narcissique ; mais dans une relation au public qui exclue presque ses partenaires. Quant aux autres acteurs, si leur investissement ne peut être mis en cause, leur jeu tout en force n’émet qu’une seule note, sans nuance et sans écoute. La faute est-elle à cet accompagnement sonore incessant, qu’ils mettent toute leur énergie à dépasser en forçant sur leur voix, aux dépends des autres aspects de leur jeu ? La direction entièrement tournée vers les spectateurs faisait toute la puissance d’Henry VI ; ici, on frôle le cabotinage : la limite ténue est franchie, qui sépare le partage de la séduction outrancière.
Pour susciter la fascination du spectateur, Thomas Jolly ne lésine pas sur les artifices dont l’efficacité prime sur le sens. Il est d’ailleurs frappant d’observer son emploi de codes esthétiques empruntés à l’univers télévisuel: éclairages contractés, spots lumineux balayant la scène, bruitages puissants à l’appui de certains passages dramatiques… les expédients se répètent et s’accumulent, au point de donner par moments le sentiment étrange d’assister à l’émission « Qui veut gagner des millions ». Certes, Tomas Jolly et sa compagnie manifestent un talent indéniable pour galvaniser les foules et susciter leur participation, ce qui en tant que tel est une forme de victoire pour le théâtre. Certes, l’artifice qui suscite notre malaise fait justement écho à la problématique même de Richard III, celle d’un pouvoir manipulateur. Mais est-ce vraiment là ce que le spectateur retient? Sans doute pas. Car lorsque le théâtre reproduit à ce point les moyens du show business, que reste-t-il pour l’en différencier?
Théâtre et réflexion politique
Le théâtre se jauge évidemment à l’aune de son impact sur un public. Après la représentation, que nous restait-t-il de Kings of War ? Une interrogation sur la nature du pouvoir et sur ses motivations. Et que nous reste-t-il de Richard III ? La représentation de rapports humains basés exclusivement sur la violence, une violence glamourisée à grands renforts de sensationnel – et qui séduit sans détour. Cela n’est pas sans poser problème. Et la confrontation de ces deux spectacles doit être source d’interrogations essentielles : l’art peut-il concilier divertissement et réflexion? Comment, aujourd’hui plus encore que jamais, représenter la violence sans la magnifier? Et qu’attendons-nous du théâtre, si ce n’est de nous raffermir dans notre humanité?
mise en scène de Ivo van Hove
Théâtre Chaillot
du 22 au 31 janvier
mise en scène de Thomas Jolly
Théâtre de l'Odéon
du 16 janvier au 13 février