Deux mardis par mois, Nonfiction vous propose une Chronique Uchronique. Aujourd'hui, et si l’Armada espagnole de 1588 avait vraiment été Invincible, permettant une conquête de l'Angleterre par l'Espagne de Philippe II ?
 

Le matin du 1er août 1588, au large de Plymouth, Sir Francis Drake est inquiet : le vent faiblit. Voici plusieurs jours maintenant que sa partie de la flotte anglaise poursuit à distance la monstrueuse Armada espagnole, forte de 130 vaisseaux et 30 000 hommes, venue envahir l’Angleterre sur ordre du roi d’Espagne Philippe II.


Le projet flottait dans l’air depuis plusieurs années, au moins depuis l’excommunication de la reine Elizabeth par la papauté en 1570 – au point que les chancelleries européennes lui avaient donné un nom de code : « l’Entreprise ». Mais c’est à partir de 1585 que l’attaque prend forme, en représailles  du soutien élisabethain aux révoltés des Pays-Bas, et aux attaques des corsaires britanniques sur les possessions espagnoles. La flotte espagnole prend donc la mer, après une longue préparation, au printemps 1588.

Apprenant l’imminence du danger à la mi-juillet, le conseil de la reine décide de faire partir une flotte hétéroclite pour aller au-devant de l’ennemi, mais tout le monde sait que l’escadre anglaise ne fait pas le poids : presque 200 navires, mais de gabarits très inégaux, pour la plupart destinés au commerce et mobilisés à la hâte. Aucune chance face aux mastodontes espagnols dans une bataille rangée. Reste alors une seule stratégie, face à un tel déséquilibre de forces : l’esquive. Une grande partie de la flotte anglaise prend donc la mer en avance et réussit à contourner la flotte espagnole lancée comme une balle vers l’Angleterre, à la faveur d’un vent d’ouest. Et elle s’attache depuis la fin juillet à harceler cette Armada à distance, profitant d’une artillerie de meilleure qualité.

Oui mais voilà, le vent commence à faiblir - ce vent qui aurait pu empêcher la prise de Constantinople en 1453... - et Sir Francis Drake s’inquiète pour son plan. Celui-ci s’était pourtant jusque-là déroulé comme prévu : attaquer ponctuellement la flotte espagnole pour l’affaiblir au maximum (en évitant toujours l’affrontement au corps à corps), le temps jouant en faveur du camp anglais. En effet, la flotte espagnole ne peut directement s’attaquer à l’Angleterre avec quelques milliers d’hommes, et elle se dirige sur ordres du roi vers le Pas de Calais, pour rejoindre l’armée des Flandres du duc d’Albe et la transporter vers l’Angleterre : le moment de la jonction s’annonce périlleux, surtout avec ce fort vent d’ouest, et il y aura peut-être quelque chose à tenter à ce moment-là.

Mais ce vent tombe, et ce n’est pas rassurant du tout : la flotte anglaise reste jusqu’à présent très proche des navires espagnols (à portée de mousquets), et peut éviter tout abordage en se dégageant au dernier moment. Mais si le vent continue à faiblir, les navires ne seront plus aussi manœuvrants, et les Espagnols n’auront pas de mal à s’agripper et à ne faire qu’une bouchée des navires anglais : leurs vaisseaux sont remplis à ras bord de soldats expérimentés, bien armés et redoutables au corps à corps. Drake tente alors le tout pour le tout, fait tirer un coup de canon et envoie les signaux de drapeaux pour faire cesser l’assaut et  forcer ses navires à se regrouper, mais il est déjà trop tard : le vent s’est changé en légère brise et les navires anglais ont plus de mal à s’éloigner des vaisseaux espagnols. C’est un, puis cinq, puis dix, puis vingt navires anglais qui se retrouvent alors au corps à corps, et ils ont rarement le dessus. Les plus légers fuient, les plus lourds sont capturés et leurs équipages passés au fil de l’épée (les Espagnols ne sont pas vraiment en situation de s’embarrasser de prisonniers). On assiste à une belle débandade comme on en voit si souvent dans les batailles terrestres. La flotte anglaise se replie dans l'urgence ; malgré ses efforts, Drake ne parvient pas à repartir à l'attaque.

Mais si le bilan naval reste relativement léger, la situation générale devient catastrophique pour le royaume d’Angleterre qui ne livre plus de batailles rangées depuis longtemps, et ne peut espérer résister aux armées espagnoles, rompues aux guerres continentales. Des milices ont bien été mobilisées par comtés, mais elles sont peu entraînées et ne suffiront pas à faire le poids, même additionnées aux maigres troupes régulières. Le seul espoir est de concentrer toutes les forces dans une attaque au moment du débarquement des troupes espagnoles, et des préparatifs sont faits en ce sens. Pendant ce temps, le duc d’Albe et ses tercios peuvent tranquillement rejoindre l’Armada dans l’arrière-pays de Calais, et se préparent à la traversée : ils ont choisi de débarquer sur les plages sableuses de Margate, près de Douvres et de l’estuaire de la Tamise.

Le grand jour – le D-Day, version espagnole – est le 20 août : la météo est calme, un fort vent souffle du sud, parfait pour une courte traversée, et le convoi espagnol se met en branle. Drake et le Lord Amiral Howard d'Effingham tentent bien une nouvelle attaque, mais les navires espagnols sont désormais bien resserrés et disciplinés, et trop nombreux pour craindre les attaques à distance des Anglais. Les premiers temps du débarquement sont toutefois compliqués, les troupes anglaises essayant de repousser à la mer les chaloupes de débarquement, mais un premier avant-poste parvient à être établi sur la plage. Et les soldats espagnols débarquent en toujours plus grand nombre, et se constituent en tercios, selon la redoutable discipline qui leur a permis de régner sur les champs de bataille de Hollande, et de résister à des adversaires bien plus coriaces que les faibles troupes anglaises.

Celles-ci se reconstituent néanmoins dans l’arrière-pays, et gênent la progression des troupes d’invasion espagnoles sous forme de guérilla. Mais les Espagnols sont habitués à combattre en terrain ennemi, après des années passées à mater les rébellions des Provinces-Unies ; et ils peuvent s’appuyer sur les derniers foyers de catholicisme du royaume d’Angleterre, qui ont survécu à un demi-siècle presque ininterrompu d’anglicanisme : ceux-ci allument des contrefeux au Pays de Galles et dans le nord de l’Angleterre, tandis qu’Écossais et Irlandais se préparent eux aussi à rallier les Espagnols à moyen terme. La partie devient toutefois plus rude à l’approche de Londres : si la ville tentaculaire n’est pas facile à défendre,  elle n’est pas facile à prendre non plus, surtout avec des troupes limitées. Aussi le duc de Medina Sidonia (qui dirigeait la flotte) et le duc d’Albe établissent-ils des positions solides en attendant des instructions d’Espagne, et de Philippe II qui les invite à négocier avec la reine Elizabeth.

Il ne semble pas facile de simplement déposer Elizabeth, même s’il existe un prétendant légitime au trône : si sa cousine Mary Stuart a été exécutée presque deux ans plus tôt, le fils de celle-ci règne sur l’Ecosse depuis quelques années avec succès. Et s’il est protestant, la question lui semble assez secondaire et il pourrait opportunément se convertir – condition indispensable pour un Philippe II qui a été marié avec la sœur d’Elizabeth, Mary Tudor, et qui n’a jamais décoléré de voir l’Angleterre retourner vers la Réforme après la mort de celle-ci. Mais que faire d’Elisabeth ? Les instructions de Philippe II laissent entendre qu’il est envisageable de la laisser sur le trône, à condition qu’elle soit mariée avec un catholique, qui puisse assurer le retour de l’île à la religion romaine ou au moins une large tolérance. Plusieurs prétendants sont envisagés, notamment Alexandre Farnèse, chef de guerre glorieux et veuf depuis dix ans, mais Elizabeth arrête toutes ces spéculations par son intransigeance : la reine vexée et humiliée, sous influence de son entourage, refuse absolument tout prétendant. Il ne reste alors que peu de solutions, et la reine vierge est déposée au profit de Jacques VI d’Ecosse, que l’on marie à la jeune Isabelle d’Espagne, fille de Philippe II.
L’alliance de l’Espagne et de l’Angleterre ouvre ainsi une nouvelle phase dans l’histoire religieuse de l’Europe : le basculement de l’île affaiblit considérablement les Provinces-Unies protestantes, en sécession avec l’Espagne depuis 1581 et soutenues par Elisabeth depuis 1585 – ce qui a en grande partie motivé l’invasion espagnole. Et s’il est un peu tard pour revenir sur la religion majoritaire de la Grande-Bretagne, le contexte se prête en revanche à un accommodement : une large tolérance religieuse envers les catholiques, qui stabilise la situation pour un temps – en attendant une politique qui se radicalisera progressivement sous Jacques Ier et ses successeurs. 


Ce qui s’est vraiment passé
 

L’échec de l’Armada est bien un événement décisif et fondateur dans l’histoire de l’Angleterre, construit à grand renforts de propagande élisabéthaine – comme le montrent les portraits dits « à l’Armada » qui deviennent un genre pictural à part entière, peignant Elizabeth devant une flotte espagnole en déroute. En outre, il s’agit d’un événement qui aurait parfaitement pu tourner autrement ; et il était bien plus probable que les Espagnols sortent vainqueurs de cette bataille – d’où la stupéfaction face à la victoire anglaise. Cependant, il est intéressant de voir le faible nombre d’alternatives d’un point de vue dynastique, pour un Philippe II qui n’avait aucune intention de changer profondément la lignée royale anglaise : à moins de pouvoir imposer sa volonté à Elizabeth, il paraît difficile d’envisager une autre solution que Jacques VI montant sur le trône d’Angleterre – ce qui aura effectivement lieu en 1603, Elizabeth choisissant le jeune monarque pour héritier en l’absence de descendants directs (mais en lui imposant l’anglicanisme). On pourrait également imaginer un des enfants de Philippe II placé sur le trône (c’est le scénario envisagé par Fabrice d’Almeida et Anthony Rowley sur le même événement dans Et si on refaisait l’histoire ?   ), mais l’imposition d’un monarque lointain et étranger, sans prétentions dynastiques légitimes sur le trône, paraît quelque peu incertaine et instable.

Si donc les alternatives dynastiques sont faibles, c’est en revanche sur le plan religieux plus large qu’un tel changement aurait eu des conséquences considérables : dans une Europe où puissances catholiques et protestantes s’affrontent en permanence, et où les premières ont régulièrement le dessus, l’absence d’un soutien d’Elisabeth aux causes protestantes en Europe aurait sans doute lourdement pesé : que seraient devenues les fragiles Provinces-Unies, en sécession depuis 1581, mais qui doivent faire face aux assauts espagnols jusqu’en 1609 ? comment auraient évolué les guerres de religion françaises, sans soutien extérieur à la cause protestante pour compenser la Ligue catholique – Henri de Navarre aurait-il même pu monter sur le trône ?

D’où l’on tire peut-être une explication du retentissement considérable qu’a eu l’échec de l’Armada (bien plus considérable que ses conséquences pratiques, la flotte espagnole récupérant en réalité très vite de ce coup dur) : la dimension religieuse et symbolique d’un événement, interprété comme un choix de Dieu. L’événement par excellence donc, dans une Europe alors en guerre et saturée de religiosité

 

Pour revenir aux faits

Michel Duchein, Elisabeth Iere d’Angleterre, Paris, Fayard, 2015.

Geoffrey Parker et Colin Martin, Le dossier de l’Invincible Armada, Paris, Taillandier, 1988.

Peter Whitfield, Sir Francis Drake, New York, NY University Press, 2004.