Une enquête à charge contre La Française des jeux : monopole d’État contesté et conformité douteuse aux règles communautaires.

En France, les jeux de hasard relèvent d’un paradoxe : alors même qu’une loi de 1836, toujours en vigueur, interdit les "loteries de toute espèce", ils n’ont jamais été aussi nombreux et lucratifs   pour les trois services autorisés à déroger à cette interdiction : les casinos, le PMU, et La Française des jeux, "un symbole à elle toute seule"   .  

Constatant ce paradoxe, Sébastien Turay, journaliste d’investigation   et réalisateur pour la télévision, décrit dans cet ouvrage les relations entre l’État et La Française des jeux, et les pratiques contestables mises en œuvre pour tirer le profit maximum des jeux d’argent. Il mène une enquête sérieuse, qui s’appuie sur l’exploitation minutieuse des rares données publiques disponibles, et des témoignages souvent anonymes. Un travail d’autant plus utile qu’en raison de son importance dans les revenus publicitaires des médias, La Française des jeux échappe souvent à la critique. L’auteur avance ainsi ses soupçons de "censures spontanées" que certains médias nationaux, y compris publics, auraient pratiquées pour éviter de déplaire à ce gros annonceur.


Les liens étroits entre La Française des jeux et l’État

La Française des jeux entretient avec l’État des liens historiques, organiques, et financiers très étroits. Créée sous le nom de France Loto en 1989, elle est issue de la Loterie nationale, autorisée, après la Première Guerre mondiale, pour payer les pensions des anciens combattants, et de la Société de la Loterie nationale et du Loto national, chargée, à partir de la fin des années 1970, de gérer le jeu qui a révolutionné les jeux de hasard : le Loto. La Française des jeux est une société d’économie mixte, dont l’État détient 72% du capital, nomme les dirigeants, contrôle les comptes… et tire des ressources considérables. En effet, La Française des jeux rapporterait à l’État près de 2,8 milliards d’euros par an, soit 30% du chiffre d’affaires total de l’entreprise.

L’implication de l’État au sein de La Française des jeux, exclusive de toute intervention privée significative dans ce secteur, s’explique, en théorie, par des considérations d’intérêt général. Il s’agit en effet de garantir la protection des joueurs, en assurant un jeu "responsable". C’est même à cette condition qu’un tel monopole pourrait, en principe, survivre aux exigences communautaires, et notamment à la libre prestation de services. Sinon, pourquoi ne pas autoriser d’autres opérateurs, en particulier européens ? Dans son principe, cette exception, que d’autres pays européens connaissent également au demeurant, paraît justifiée. Problème : Sébastien Turay s’attache à montrer que "sous prétexte de contrôler l’accès au jeu pour protéger les joueurs, l’État a instauré un monopole de fait, qui n’est là que pour des raisons d’ordre économique"   .


Des méthodes contestables

Ce monopole donne lieu à des "stratégies agressives et dangereuses"   et des "méthodes pour le moins particulières"   . En effet, sous le regard indulgent de l’État, La Française des jeux est passée maître dans l’art de la manipulation et de l’intimidation.

Manipulation des joueurs, d’abord. Très performante, La Française des jeux réussit en effet à concevoir et promouvoir ses jeux en dissimulant les risques qu’il présente pour les joueurs. Ainsi, Morpion, ou d’autres jeux inspirés de l’univers des bandes dessinées et du cinéma, dont les cibles sont essentiellement les mineurs, et surtout Rapido, conçu pour favoriser des mises très fréquentes et élevées, montrent clairement qu’au-delà des intentions affichées, l’objectif premier de l’entreprise est la maximisation du profit, en attirant dans ses filets la plus large population possible, y compris les plus démunis. Il y a même plus : les jeux à gratter seraient l’objet de magouilles, les lots n’étant manifestement pas répartis au hasard dans les bandes de tickets. L’État est complice : le décret fixant l’organisation et l’exploitation des jeux de loterie reconnaît ainsi, depuis 2002, la notion de "hasard prépondérant".

Intimidation des éventuels concurrents, ensuite. Sébastien Turay, au risque d’ailleurs d’être parfois un peu caricatural   , décrit La Française des jeux comme une "entreprise prête à tout pour garder son monopole"   , dissuadant systématiquement ses distributeurs de déroger à ses volontés. Les difficultés rencontrées par un jeune entrepreneur, Akim Rezgui, qui voulait, non contester le monopole de La Française des jeux, mais lancer un magazine dont la commercialisation était fondée sur un jeu de grattage gratuit, sont à cet égard édifiantes, si leur récit est conforme à la réalité.


La remise en cause du système français des jeux de hasard 

En raison de cette primauté des intérêts financiers, les activités de La Française des jeux peuvent entrer en contradiction avec les autres missions de l’État, et soulèvent de réels problèmes de politique publique. Pour les finances publiques, les jeux se révèlent être un véritable "impôt déguisé", rémunérateur, mais en partie inéquitable, puisqu’il pèse souvent sur les plus défavorisés : selon l’Insee, un tiers des ménages joueurs est ouvrier   . Par ailleurs, le jeu crée également des problèmes de santé publique : 2 millions de joueurs pourraient être atteints d’addiction au jeu, engendrant de réelles "situations de détresse"   . Face à ce constat, depuis 2006, La Française des jeux commence enfin à promouvoir, au moins dans le discours, des pratiques plus protectrices des joueurs. 

En tout état de cause, la situation privilégiée de La Française des jeux dénoncée par Sébastien Turay est aujourd’hui remise en cause juridiquement. En effet, en droit communautaire, les États peuvent décider d’encadrer strictement le secteur des jeux, mais les dispositions applicables doivent respecter les principes de non discrimination et de proportionnalité. Or, au regard de ces principes, la Commission européenne a demandé aux autorités françaises, en juin 2007, d’assouplir la législation sur les paris sportifs. Le PMU, que l’auteur évoque à la marge et pour lequel une enquête du même genre serait vraiment utile, est menacé, et le gouvernement français prépare manifestement l’ouverture à la concurrence des paris en ligne. La fin de la rente de La Française des Jeux suivra, à n’en pas douter.

Au moment de dresser des perspectives d’évolution des jeux de hasard en France, l’analyse de Sébastien Turay se révèle plus faible. Quelles sont les pistes possibles pour organiser l’ouverture de ce secteur ? Dès lors que ce monopole est critiquable, faut-il lui préférer la concurrence débridée, avec des bookmakers à chaque coin de rue ? Quel doit être le rôle de l’État ? Est-il encore possible de sauver La Française des jeux, de lui faire adopter, sans la tuer, une politique de modération du jeu, conforme à sa mission ? Ces questions, d’une grande actualité, sont complexes. A défaut de les évoquer, et a fortiori d’y apporter des éléments de réponse, cet ouvrage démontre au moins la nécessité de la réforme.


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Crédit Photo : Môsieur J. / flickr.com