Le dossier Polyphonies syriennes va à la rencontre d'écrivains, d'intellectuels et d'artistes venus de Syrie à Paris : retrouvez un nouveau portrait tous les lundis et vendredis sur nonfiction.fr.
Prêter attention aux voix de ces exilés syriens de Paris – qu’ils soient là depuis longtemps ou qu’ils soient arrivés depuis 2011 –, c’est trouver auprès d’eux des éléments de réponses à la question « Comment en sommes-nous arrivés là ? ».
Les écrivains qui ont fui la Syrie ont laissé derrière eux la dictature mais emporté leur langue dans leurs bagages, leur bien le plus précieux.
Rosa Yassin Hassan, de l'enquête documentaire à la fiction
Romancière, née à Damas en 1974, architecte de formation puis journaliste. Engagée dans l’opposition laïque de gauche au régime, Rosa Yassin Hassan a animé l’association féministe Des femmes pour la démocratie. Auteure d’un recueil de nouvelles, d’un récit et de trois romans dont un seul est paru en français, quand son fils échappe à un attentat à Damas, elle se réfugie avec lui en Allemagne à l’automne 2012, avec l’aide de la Fondation Heinrich Böll.
« C'est la littérature qui raconte toujours l'histoire secrète des sociétés. »
Rosa Yassin Hassan, à Paris le 27 avril 2014
Les Gardiens de l’air, traduit en allemand en 2012 et en français par Emmanuel Varlet, en 2014, dans la collection « Sindbad » chez Actes Sud, est un roman d’une écriture moderne, dans lequel s’emboîtent plusieurs destins de femmes comme des poupées russes. Il se déroule à Damas, en 2003 : Anat Ismaïl démarre sa journée de travail de traductrice-interprète auprès du représentant des Nations unies pour les réfugiés, Jonathan Green, à l’ambassade du Canada. Elle est enceinte de trois mois, apprenons-nous très vite. 236 pages plus tard, elle met au monde son enfant.
Entre ces deux repères, Anat remonte le temps des dix dernières années de sa vie et de celle de Doha et Mayyasa – ses amies – passées à attendre leurs amoureux – militants communistes emprisonnés. Jawad, l’amoureux d’Anat est à Sednaya, à 30 kilomètres au nord de Damas.
Une écriture sans tabous
Le paysage mental oriental et occidental d’Anat
Anat vit avec son père, accro aux films porno. Elle, est une lettrée et convoque à loisir dans sa vie l’héritage du poète antéislamique Qays ibn al-Mulawwah de Majnûn, Le Fou de Laylà ou des grands classiques Abou Nuwâs et Mutanabbî ou encore d’Abû Tammam et de Dik al-Jinn dont le souvenir est lié à la ville de Homs.
Mais elle lit aussi Antonio Tabucchi et veut offrir à Jawad « un roman de Milan Kundera, tout récemment traduit en arabe » pour lui faire découvrir « d’autres rives » que celles des théoriciens et romanciers qu’il lisait avant son incarcération : Lénine, Rosa Luxemburg, Tolstoï, Cholokhov… De son côté, la mère d’Anat, partie implorer l’intercession d’un cheikh renommé pour la libération de Jawad, rencontre sur son chemin Massoud, le gardien du mausolée du saint homme. Massoud lui confie aimer « trois choses plus que tout au monde : Dieu, Oum Kalthoum et Lénine. » Je l’imagine, sur le seuil du mausolée, en train de lire L’État et la révolution, en écoutant les chansons de la diva égyptienne Al ‘Atlal ou Enta’omri à plein tube…
L’amie d’Anat, Mayyasa, qui attend Iyad depuis dix ans, pratique le même type de syncrétisme sur les murs de son appartement. Elle a déjà sur son « mur de gauchiste » le cheval de Youssef Abdelké, le portrait du Che, le dessin d’un Palestinien, une photo de Mao… Où va-t-elle pouvoir accrocher la croûte du camarade d’Iyad ? Humour et autodérision sont utiles pour sublimer le quotidien de ces jeunes femmes qui vieillissent avant l’âge, consumées par le désir de l’Absent.
Le désir, rempart contre la dictature
« Regarde, Anat…, s’écrie Mayyasa. Regarde. J’ai des poils plein le visage. Je ressemble à un homme de cinquante ans, pas à une femme qui vient tout juste d’en avoir trente ». Dans son for intérieur, Anat se demande en effet quelle femme pourrait « vivre sans deux mains d’homme pour arrondir les angles de ses nuits, sans un cœur mâle à ses côtés, sans personne pour recueillir ses peines » ou ce qui lui reste de jeunesse, de beauté, de fraîcheur. La masturbation, évoquée à deux reprises par Anat, est-elle la solution ? En tout cas, le mythe de Pénélope qui « avait choisi librement de passer vingt-ans à attendre Ulysse, à faire et défaire sa tapisserie » a du plomb dans l’aile auprès d’Anat et de Mayyesa. Quant à Doha, la sœur de Mayyesa, elle a trouvé une issue dans la religion.
« L’idée que ma vie doive se dérouler loin de toi m’est insupportable, tout comme l’inverse : à savoir que tu sois pleinement dans la vie, que tu t’éloignes peu à peu de moi, pendant que je reste en suspens dans le temps, de plus en plus hors du monde, comme un rat de laboratoire congelé dans un bocal », écrit Jawad à Anat, qui a senti qu’elle commençait à se détacher de lui.
À la sortie du bocal, rien ne sera simple ni pour elle ni pour lui. Ni pour les Syriens, à partir du moment où ils relèveront la tête. Ce roman, publié en 2009, annonçait décidément 2011. « Quand on est enfermé dans la monotonie de la vie, la plus faible brise de liberté peut faire changer. Des décennies de frustrations accumulées ont permis à la flamme enfouie à l’intérieur de chacun de se libérer du glacis de la peur sécuritaire », écrit Rosa Yassin Hassan, dans un texte d’abord paru en arabe dans la revue littéraire Al Adeb, puis traduit en français dans Courrier international, le 22 septembre 2011.
« Car les mots “horya” [liberté] et “harara”[chaleur] ont une même racine dans la langue arabe. »
Le bond à venir de la littérature
Invitée des Dimanches de Souria Houria [Syrie libre], conçus et animés par Farouk Mardam-Bey, le 27 avril 2014, Rosa Yassin Hassan se situe d’emblée par rapport aux années 2000 : « les écrivains de ma génération ont voulu remettre en cause les idéologies et les tabous dominants. Nous avons renversé la table mais les générations issues de la révolution iront plus loin que nous. »
« Mon premier roman était une lettre à mon père [critique littéraire marxiste NDLR] et donnait la parole à cinq générations de femmes. Mon deuxième roman [non traduit NDLR] était un document écrit à partir d’entretiens avec seize prisonnières politiques [L’une d’elles, plasticienne, est dans la salle et se souvient avoir confié des notes écrites en prison à Rosa Yassin Hassan sur le « laboratoire humain » que représente l’univers carcéral et sur l’entreprise de déshumanisation propre au système despotique NDLR]. Il met en scène la génération qui a souffert des années 80. Publié au Caire, il est interdit en Syrie. Le troisième, Les Gardiens de l’air, parle de femmes qui attendent. Le quatrième est sorti en avril 2011 : c’est une mauvaise date pour publier un roman… Le personnage principal est un agent des moukhabarat, les services de renseignements, transformé par son job. Pendant les dix-huit premiers mois de la révolution, j’ai amassé un matériau considérable sur ceux qui ont été touchés par la révolution et qui le seront à jamais, même parmi les partisans du régime. C’est le sujet des Ensorcelés. »
Comment en est-on arrivé là ?
« Nous tous gens de l’opposition portons une lourde responsabilité dans les difficultés traversées par notre pays. Avant même le début du soulèvement, le régime avait ouvert la voie à toutes les interventions extérieures possibles. La Syrie s’est transformée en champ de bataille régional au détriment de son peuple. L’Iran, la Russie ont leurs propres intérêts. Les faux amis du peuple syrien n’ont pas apporté une aide efficace à l’Armée syrienne libre (ASL) alors que les djihadistes, eux, ont reçu de l’aide. Nous assistons à un bouleversement total de la société syrienne. Les pertes humaines sont énormes : j’ai cinq amis de classe – démocrates, pacifiques, laïcs – qui sont morts sous la torture. Par devoir de vérité, j’ai confié des textes aux journaux que je ne considère pas comme de la littérature. J’ai encore dans l’oreille, par exemple, le témoignage d’un homme de Daraya [au sud-ouest de Damas NDLR] dont toute la famille a été décimée, lors du massacre de 1 200 personnes en août 2012. Sur la côte [dans le bastion alaouite des Assad NDLR], ceux qui dominent aujourd’hui sont les chabihas [les milices NDLR] sans foi ni loi. Les gens eux-mêmes se demandent comment on en est arrivé là. Une deuxième révolution viendra. Les Syriens méritent la liberté, la dignité, la justice. »
Pourquoi l’opposition n’est-elle pas capable de faire son autocritique ?
« Il y a une immense douleur dans le pays et l’opposition, héritière des conflits antérieurs, a été contaminée par le régime. Elle est paralysée par la peur, comme lui, rongée par la méfiance, comme lui. Quand j’ai créé et animé l’association Des femmes pour la démocratie, parmi celles qui avaient pris cette initiative, des femmes ont perdu leur travail. Le pouvoir continue d’exploiter les faiblesses de l’opposition. »
En quoi la révolution a-t-elle changé votre écriture et votre art, lui demande un jeune dans l’assistance ?
« J’ai connu un moment de colère, de douleur, de compassion. Mais l’expérience révolutionnaire me fera faire un bond à l’avenir, j’en suis certaine. Déjà les éléments décoratifs, les fioritures de mon style ont disparu devant la nécessité. Je cherche à dépasser la surface de l’événement pour entrer dans la psychologie de mes personnages. Ma technique du récit évoluera. »
Claire A. Poinsignon
ÉCOUTER, VOIR
L'auteure et illustratrice libanaise, Lamia Ziadé, accompagne la sortie de son récit graphique sur les grandes stars de la chanson arabe du siècle dernier, paru chez P.O.L., d’un site riche en sons et vidéos. Sur Asmahan, chanteuse originaire du Hauran, dans le sud de la Syrie, voici ses trésors.
Abed Azrié chante des poèmes d'Adonis.
Les œuvres sur papier de Youssef Abdelké, au catalogue de la galerie Claude Lemand à Paris.
LIRE
Les Gardiens de l’air
Rosa Yassin Hassan
Traduit de l’arabe par Emmanuel Varlet
Collection « Sindbad »
Actes Sud, 2014
Le Divan d’Orient et d’Occident
Goethe
Edition bilingue allemand-français
Les Belles Lettres, 2012
Histoire(s) de Daraya racontée(s) par de jeunes activistes qui n’ont pas attendu 2011 pour lutter par des moyens pacifiques contre la corruption et l’étouffement