Retrouve-t-on dans l’art contemporain le projet des avant-gardes de dépasser la séparation entre l’art et la vie ?

L'avant-garde en art serait morte. Ce qui va sans doute devenir un lieu commun au terme de la lecture de cet ouvrage est pris d'emblée dans une réflexion extrêmement référencée   qui motive le titre de l'ouvrage. « Valence », en effet, n'est pas un terme courant. Il est emprunté ici à Lucien Tesnière. En un mot, il fait allusion au fait que le terme d’ « avant-garde » a la capacité à s'articuler à d'autres termes et à en modifier la signification quand on en fait usage. Si l'on suit bien la démarche de l'auteur, l'usage de ce terme lui permet de déplacer le terme d’ « avant-garde » de son contexte historique, afin de lui faciliter une nouvelle capacité à s'inscrire et acquérir des usages et des significations critiques et politiques au-delà de sa formation première (au demeurant, il faut évoquer aussi les « néo »-avant-gardes). Si tant est, par ailleurs, que les discours habituels sur l'avant-garde n'aient pas purement et simplement mythifié la question, en en prônant une lecture thanatographique.

 

Analyser l’art contemporain à partir de la notion d’avant-garde

 

Reste à savoir si le rapport de l'idée d'avant-garde avec notre présent peut être défendue non seulement par les théoriciens (ce qu'est ici Olivier Quintyn, par un ouvrage conçu d’abord pour être une postface à un livre de Peter Bürger, Théorie de l’avant-garde), mais encore par les artistes. C'est en tout cas à ce dernier rapport que l'auteur s'intéresse, pensant que par lui quelques embarras des pratiques artistiques et des formations discursives qui les soutiennent pourraient être résolus. Par ces embarras, l'auteur désigne expressément l'érosion de la critique culturelle concernant l'art actuel, mais aussi ce qu'il appelle la sidération des critiques et théoriciens devant l'art contemporain. Dans les termes de l'auteur, cela revient à faire de la notion d'avant-garde un analyseur de la situation institutionnelle actuelle, étant entendu que cette référence, elle aussi, mue la notion en révélateur, inducteur et opérateur du fonctionnement des institutions. 

La réévaluation entreprise de l'avant-garde vise à clarifier, de manière pragmatique   , l'équipement du public, en prenant des distances avec l'invasion dans le discours sur l'art des philosophies analytiques dont la propriété est d'avoir oblitéré l'analyse nécessaire des institutions. Entendons par là qu'en réduisant l'art au discours des institutions, elles ont oblitéré la nécessité de penser le fonctionnement effectif de ladite institution, comme elles ont fait l'impasse sur les pratiques artistiques qui ne coïncident pas avec les institutions admises de l'art. Cette réévaluation prend aussi le soin d'analyser le sort fait à la postmodernité. Comme elle évite de contourner l'examen requis des rapports entre l'art et la sphère économique, si l'on veut bien entendre par là que l'on ne peut se dispenser, de nos jours, de donner un statut à la société du design généralisé et de l'esthétisation diffuse de l'expérience. Quant à l'instrumentalisation de l'art, elle prend place au coeur du travail de l'auteur : qui prend la forme d'une dépendance institutionnelle de l'artiste (commandes, subventions, bourses...) sans laquelle il se condamne à l'invisibilité. La conclusion en est, selon l'auteur, que l'art, pourtant solidaire d'une sphère publique de l'expérience, devient un espace d'éclipse du public, d'évacuation des problèmes publics, où s'expérimente essentiellement l'autonomie des dirigeants, des experts et des administrateurs.

 

Une réponse à Peter Bürger

 

Le raisonnement de l'auteur s'ouvre d'abord par une discussion de l'ouvrage célèbre de Peter Bürger, Théorie de l'avant-garde, publié en 1974. Outre une clarification de certaines références historiques - quels mouvements sont inclus ou exclus par Bürger, quelle chronologie adopter, comment faire fonctionner le concept d'avant-garde en extension ou en compréhension -, l'auteur discute les critères utilisés par Bürger : faut-il unifier le concept d'avant-garde, le restreindre ou l'étendre, lui accoler la notion d'autonomie ou au contraire de retour à la vie ? Il insiste sur un élément mis en place par l'historien : l'autonomie relative, pourtant indispensable pour établir une distance critique à la vie sociale, devient une illusion d'indépendance radicale vis-à-vis de la société. L'émergence du problème de l'avant-garde n'est pas du tout contingente, comme si pour Bürger l'avant-garde fonctionnait comme un analyseur de la situation tout entière de l'art. Mais l'auteur tente simultanément d'amender la question. Il la relie, plus fermement que Bürger, à celle des utopies, mais encore à l'idée de destruction de l'institution de l'art autonome, parce qu'elle se trouve être la condition effective tout autant que la prémisse logique pour que l'art et la vie soient unis. Enfin, c'est tout un pan des innovations de l'art d'avant-garde qui se trouve analysé, en même temps que la critique de l'avant-garde revient en avant : son incapacité à réussir à dépasser l'art dans une nouvelle praxis sociale durable (ses espoirs révolutionnaires ont été réprimés). Surtout, l'avant-garde aurait dialectiquement échoué en réussissant au sein de l'institution Art.

Il reste que cette critique de Bürger veut contribuer à une théorie critique de l’art contemporain, en un sens progressiste. Elle cible les problèmes majeurs touchant l’art actuel : la biennalisation de l’art, par exemple, mais aussi la possibilité du jugement critique, voire la victoire paradoxale des institutions d’art sorties renforcées de l’attaque des avant-gardes.

 

L’art conceptuel et la critique des institutions

 

Suivent alors deux autres analyses, dont la première porte sur la critique institutionnelle et la seconde sur les théories institutionnelles de l’art. Autrement dit, l’auteur commence par analyser les réussites et les échecs des formes d’art critique emblématiques des années 1960-1970 : l’art conceptuel et la critique institutionnelle. La question est de savoir si ces deux pratiques artistiques sont réellement parvenues à subvertir les conventions de l’art pour instaurer un autre type de diffusion et de circulation. Bref, réussite ou limite du pouvoir critique ? Et surtout, qu’en reste-t-il, si l’on considère le travail actuel des Yes Men   , par exemple ou de Wochen Klausur   ?

L’auteur connait parfaitement le domaine dont il est question. Il ne se contente pas d’évoquer des théories, il les interroge avec précision. Du point de vue théorique, il propose des confrontations passionnantes entre les critiques d’art importants qu’ont été, outre Bürger, Benjamin Buchloh ou Hal Foster. Au passage, l’auteur conteste l’analyse de ce dernier, montrant que l’art conceptuel et la critique institutionnelle ont échoué à transformer l’institution art et sa détermination économique et sociale. Et ce d’autant que l’institution se fait fort de montrer ses libéralités en accueillant sa propre contestation. Faut-il alors promouvoir plutôt l’activisme artistique, tel que celui défendu par Brian Holmes, par exemple, ancré dans la désinstitutionnalisation des pratiques artistiques, qui doivent par conséquent devenir discrètes, minoritaires, décentrées par rapport aux lieux de pouvoir symboliques, et dotés d’un coefficient d’articité reconnue faible voire nul ? Il approfondit encore cette critique en examinant les théories d’Arthur Danto ou encore de George Dickie, et Nelson Goodman   .

Après ou avant la lecture de cet ouvrage, on ne pourra pas faire l’économie de la lecture de deux autres références. D’une part, le beau volume sur Les avant-gardes artistiques, 1848-1918, rédigé par Béatrice Joyeux-Prunel   , que nonfiction.fr évoquera bientôt. D’autre part, le travail de Jacques Rancière, déployé sur plusieurs ouvrages, par lequel il montre que les questions exposées ici renvoient à une idéologie de l’art construite de manière rétrospective. Il récuse l’image simpliste dans laquelle les avant-gardes sont reçues : le repli sur le médium. Car, si on regarde bien ce pan de l’histoire de l’art, on s’aperçoit rapidement que les mouvements ainsi désignés ont été entièrement mêlés à des préoccupations architecturales, du type social et politique, et éventuellement religieuses. C’est tout de débat sur les rapports de l’art et de la vie qui doit être repris

 

À lire aussi sur nonfiction :

Peter Bürger, Théorie de l’avant-garde, par Maxime Morel.