Un projet d’histoire des concepts qui échoue sur la période cruciale de la construction de l'État-Nation en Allemagne. À réserver aux initiés.

Le projet d'une histoire des concepts

C’est sous l’angle d’une histoire des concepts que Jacques Le Rider nous propose d’entrer dans son nouvel ouvrage. Agrégé d’allemand et docteur ès lettres, directeur d’études à l’École pratique des hautes études, Jacques Le Rider est l’un des grands spécialiste de l’histoire culturelle du monde germanique. De ses précédents ouvrages, on retiendra avant tout Modernité viennoise et crise de l’identité   , ouvrage de référence sur le mythe de la modernité viennoise "fin de siècle". Il est aussi l’auteur de biographies d’artistes du monde germanique,   . Dans le présent ouvrage, l’auteur s’attache à une vision d’ensemble, voulant "interpréter l’histoire culturelle de l’Allemagne entre 1848 et 1890, à la lumière de la notion de réalisme"   . Le champ est donc large, car l’auteur entend aller de l’histoire des idées politiques à celle de la littérature, sur une période qui couvre une mutation majeure de l’Allemagne, son accession au rang d’État-Nation, sous l’égide de Bismarck.

Ce projet est conçu dans la lignée de Reinhart Koselleck, principal représentant de l’histoire des concepts   . Se référant à sa définition   , l’auteur rappelle les principes d’une telle histoire "qui se fonde sur l’analyse et l’interprétation des textes et des discours"   , pré-requis pour une vraie compréhension des événements historiques, sans préciser réellement la nature et le champ de ces discours, laissant la suite de l’ouvrage les définir.


Le réalisme de la politique à la littérature

C’est autour de l’acceptation ou du rejet du réalisme dans le domaine politique, éducatif ou artistique qu’est analysée la société allemande. Tout l’enjeu de l’étude est de chercher à savoir si ce concept est considéré par les acteurs de l’époque comme une manifestation de modernité ou de déclin de la civilisation, afin de recréer le système culturel de la bourgeoisie, groupe social dominant. Pour cela, son étude démarre en 1848, année de l’échec de la révolution démocratique et libérale en Allemagne, qui marque donc la fin selon lui des idéaux libéraux et se clôt autour des années 1890, à la fin du moment réaliste.

Les deux premières parties traitent du sens du réalisme dans le domaine politique et culturel. Le lecteur découvre comment le principe politique du réalisme, définit comme le sens de l’efficacité ou l’adéquation des moyens aux fins   , s’impose à la majorité des bourgeois libéraux à partir du milieu du XIXe siècle en politique comme pour l’éducation. Dans le domaine politique, la démonstration consiste à montrer que loin d’une simple loi du plus fort, le réalisme est plutôt envisagé comme une modalité plus concrète et efficace de mise en œuvre des idéaux libéraux. Le but est de trouver un réalisme du "juste milieu", qui soit sous-tendu par une éthique libérale. Il faut refonder la démocratie parlementaire autour du principe de réalité mis en œuvre par la Mittelstand   . Il montre que cette question traverse tout le champ politique, de Bismarck aux socialistes. Dans le domaine éducatif, c’est l’idée de Bildung qui unifie la bourgeoisie autour d’un code culturel commun forgé à la fin du XVIIIe siècle autour des idéaux néo-humanistes, qui doivent préparer à l’exercice des libertés individuelles. Mais, à partir du milieu du XIXe siècle, naît un enseignement scientifique et pratique nécessaire aux futurs ingénieurs. De la même façon, les intellectuels libéraux, en charge de la construction de ce socle, sont concurrencés à partir de 1870 par les intellectuels d’État chargés d’enseigner dans les universités et par les journalistes, représentants de la massification de la culture. Face à cette modernité capitaliste qui fait irruption dans le champ intellectuel, les écrivains tentent de réagir par plusieurs biais, soit en développant le réalisme poétique, soit en développant une vive critique de cette modernisation, critique antisémite qui rend l’assimilation des juifs coupable de l’érosion de la tradition dans tous les domaines.

Les troisième et quatrième parties analysent plus particulièrement les positions des artistes et écrivains au temps du réalisme. On est alors en plein bouleversement, avec l’émergence de la photographie ou l’importance des courants naturalistes et réalistes. Ces nouveautés interrogent les artistes allemands sur le sens de l’art et des buts de l’artiste. Celui-ci doit –il représenter le réel sans fard ou au contraire s’en extirper ? L’auteur montre jusqu’à quel point les œuvres de l’époque sont imprégnées de ce réalisme, pour finalement dégager une polysémie du terme et une pluralité d’approches qui ne contribuent pas réellement à cerner la notion. Certains tels Adolphe Menzel ou Berthold Auerbach sont conduits à composer avec ces nouvelles tendances pour créer une tendance allemande du réalisme - s’inscrivant toujours dans ce réalisme poétique - qui cherche, un peu à la manière de Georges Sand, à dépeindre de façon vrai le monde tel qu’il devrait être.

La dernière partie est sans doute la plus énigmatique et choisit d’aller "Par delà le réalisme" pour présenter trois critiques du réalisme parmi les plus radicaux, à savoir Wagner, Nietzsche et Weber. En montrant comment chacun de ces auteurs critique et remet en cause le concept fondateur de son étude, concept jamais réellement défini, on s’interroge en tant que lecteur sur le sens d’une telle analyse autour d’une idée dont la pertinence a été remise en cause par d’illustres contemporains…


L'échec d'un projet ambitieux

C’est donc un livre très dense que nous livre Jacques Le Rider, qui écrit "à l’allemande". On sent en effet tout au long du livre la fréquentation intense et régulière de la littérature scientifique allemande dont il adopte les méthodes : présence très importante des notes de bas de page (souvent trop longues ou très détaillées par rapport au sujet), concepts utilisés dans leur langue originelle (peu de traduction des mots allemands), très - voire trop - nombreuses références à des auteurs de l’époque. Le lecteur français est peu habitué à cette façon de faire et de lire de l’histoire mais cette approche a le mérite d’étayer avec beaucoup de rigueur l’ensemble de l’analyse. C’est d’ailleurs un deuxième apport du livre à la discipline que d’adopter une telle démarche. Les livres sur l’histoire de l’unité allemande sont assez nombreux aujourd’hui mais l’abordent le plus souvent du point de vue événementiel   . Jacques Le Rider porte un nouveau regard sur le XIXe siècle allemand, en proposant une synthèse culturelle de la Weltanschauung   des contemporains de l’unité allemande, ce qui permet au lecteur déjà connaisseur de ces questions de découvrir un aspect finalement assez peu connu de l’Allemagne bismarckienne, à savoir le désenchantement des intellectuels face au dévoiement des idéaux libéraux. On soulignait jusqu’ici l’importance des théories du déclin et du retard français face à l’Allemagne et on découvre ici combien le réalisme français dans le domaine artistique, de Flaubert à Courbet a pu être un modèle ou un contre-modèle pour les intellectuels allemands, eux aussi très pessimistes sur l’avenir et le sens de la culture.

Néanmoins, on ressort plus déboussolé qu’éclairé de la lecture de cet ouvrage. Et ce avant tout parce qu’il ne prend à aucun moment le temps de faire un point sur la polysémie du concept de réalisme. Au départ, philosophie selon laquelle le monde extérieur possède une réalité objective indépendante de nos représentations, le réalisme est devenu une disposition à voir la réalité telle qu’elle est et à agir en conséquence   . Dans le domaine esthétique, dont traite énormément le livre, le réalisme est un principe esthétique qui pose que l’art doit décrire sans complaisance la réalité sociale ou naturelle. Cette mise au point sur la genèse et les sens du concept est attendue tout le livre. On peut comprendre la réticence d’un intellectuel ayant une vision globale du champ conceptuel à réduire à quelques définitions une notion aussi complexe, mais un bref panorama sur le sens du concept aurait été bienvenu. L’absence criante de sources journalistiques ou de discours politiques pour étudier le réalisme dans la société allemande est aussi problématique. On aurait aimé une analyse des discours de Bismarck ou de August Bebel, leader du parti socialiste allemand. De même, l’auteur n’utilise pas la presse allemande qui connaît un essor important à partir des années 1870, avec des titres comme l’Allgemeine Zeitung, journal pour lequel ont écrit Heine ou Engels ou le Frankfurter Zeitung, un journal d’opposition libérale d’audience nationale. Ces sources de presse auraient permis au livre de gagner en clarté, en faisant appel à des écrits plus directement reliés au contexte.

Le livre n’est donc pas totalement à la hauteur du projet ambitieux qu’il porte, d'abord parce qu’il est écrit dans un style très difficile d’accès et qu’il manque de structure. On est tenté d’abandonner la lecture à plusieurs reprises, tant le sens ne se dévoile pas facilement. Il reste donc encore beaucoup à faire pour produire en langue française une histoire des concepts accessible et intelligible pour le plus grand nombre…