En nous donnant à observer la très médiatique affaire Bettencourt « de l'intérieur », Michel Vinaver dans sa dernière pièce – mise en scène par le fidèle Christian Schiaretti – ne recherche pas le scoop, mais s'interroge avec force sur ce qui compte encore quand on ne compte plus.



Le titre de la pièce et le choix de son sujet – l'omniprésente affaire Bettencourt – pouvaient laisser croire à la facilité. Semblant céder à la mode des biopics et autres reportages romancés, Michel Vinaver propose une adaptation théâtrale d'un scoop ressassé : l'indécente querelle d'héritage déchirant la plus riche famille de France. La scénographie mise quant à elle sur un luxe moderne et simple, figurant le domicile de la milliardaire où se déroule la plus grande partie de l'action par un salon à l'atmosphère neutre, rappelant par sa dimension et ses dispositions un lobby d'aéroport. En scène, au premier plan, la tumultueuse Liliane, sa fille qu'elle fuit, et une kyrielle de prédateurs au fond insignifiants (Banier, Sarkozy, de Maistre, Woerth). Dans de courts intermèdes, les domestiques, « les gens » comme ils se nomment eux-mêmes, commentent et s'apitoient des malheurs de « Madame ».
 


Bettencourt Boulevard

 


On prend sa place en espérant, outre de croustillants détails sur la vie des riches, une charge axée sur les aspects politiques de l'affaire (le financement occulte de la première campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy). Il n'en est rien, et c'est un peu déconcertant. Pendant la plus grande partie du spectacle, tout concourt à construire l'atmosphère d'une pièce de boulevard : l'intérieur bourgeois de la rue Delabordère à Neuilly ; la succession de scènes anodines reposant sur le principe comique simple du pillage de la vieille dame ; le jeu comique à outrance, caricatural, des faire-valoir que deviennent Patrice de Maistre et surtout Nicolas Sarkozy. Elément déterminant dans l'intérêt qu'a porté le public à l'affaire, l'énormité de la fortune de Liliane Bettencourt ne fait pas ici l'objet d'une dénonciation politique de la part de l'auteur. Elle est simplement la base d'un ressort comique simple, quoiqu'un peu grinçant : l'héritière peut être pillée ad libidum par les escrocs à la petite semaine qui l'entourent, son patrimoine n'en est pas même écorné.
On attend légitimement que soit pointé le ridicule, chez les Bettencourt, de se plaindre d'être délestés de quelques millions sur l'océan de leur fortune. Il n'en est rien – les blessures sont plus profondes – et la pièce tire sa force de sa capacité à faire oublier les chiffres (aussi fascinants soient-ils) pour souligner l'importance d'une dimension connue mais peu mise en lumière de l'affaire : la cohésion difficile d'une famille au passif historique lourd.

 

Une histoire de France
 


L'important, pour Vinaver, qui confesse avoir écrit sa pièce en découpant les coupures de presse, n'est pas écrit dans les gros titres, mais restitué laborieusement, par petites touches, dans les articles visant à recontextualiser la difficile relation entre Liliane Bettencourt et sa fille Françoise Meyers-Bettencourt. Pour saisir les enjeux réels de l'affaire, il faut repartir des deux petits-fils de Liliane Bettencourt pour comparer les destins de deux de leurs arrière-grands-pères : Eugène Schueller, père de Liliane, collaborationniste notoire, et fondateur de l'Oréal, et le rabbin Robert Meyers, aïeul de l'époux de Françoise, déporté et gazé à Auschwitz. Au début et à la fin du spectacle, les deux ancêtres exposent avec force deux professions de foi également puissantes, dont l'une se révèle aussi pleine d'espérance que l'autre est ignoble. La puissance de leur discours tranche avec les babillages insignifiants que tiennent, plus de soixante ans plus tard, les protagonistres de l'affaire. Dans le combat qui les oppose, l'écriture de Vinaver, favorisant un discours haché et le panachage des paroles, démontre toute sa force – alors qu'elle aurait plutôt tendance, dans des scènes moins importantes, à perdre le spectateur. Elle permet surtout de mettre en évidence dans la querelle familiale l'importance des causes de dissensions non financières, un manque d'amour dû à la difficuté pour les membres de la famille Bettencourt, malgré leur important patrimoine, à se lier ensemble autour de valeurs ou d'une mémoire commune. Comment résoudre simplement et surtout de manière juste une crise familiale aux intrications aussi complexes ?

Démystifier Bettencourt
 


Ici deux conceptions s'opposent. Le compte-rendu médiatique de l'affaire, relève Vinaver, a mis en avant une résolution du conflit par l'action judiciaire – le juge et l'expert médical devenant les deux têtes d'un deus ex machina contemporain. Entre les lignes, on comprend l'artificialité d'une telle solution, destinée à satisfaire le public. Ce qui peut être résolu le sera à l'amiable, entre gens de plus ou moins bonne compagnie. Ce qui ne peut être résolu – les stigmates de ce « passé qui ne passe pas » continuera à pourrir lentement.

Là est le rôle de ce « théâtre de compte-rendu » dans le traitement d'une telle affaire. En représentant directement aux spectateurs  les protagonistes et les spectres du procès Bettencourt, il les fait choir du piédestal où la presse, fascinée par la démesure des chiffres les avait élevés. Les Guignols de l'Info étaient parvenus à « désacraliser » Liliane Bettencourt avec la marionnette de la gâteuse « mamie zinzin ». Vinaver va un peu plus loin en nous faisant prendre conscience du peu d'importance des aspects financiers de l'affaire, qui nous ont tant passionnés.
 

Ce n'est pas une affaire d'argent


Cette entreprise de démystification pourra cependant sembler à beaucoup un succès incomplet, car elle renonce, par le choix de sa focale, à une dénonciation du capitalisme d'héritiers dont Liliane Bettencourt est le symbole par excellence. Pour mieux mettre le spectateur au niveau des Bettencourt, le texte et la mise en scène excluent toute référence directe au dehors, et notamment au monde du travail, pourtant souvent représenté par Vinaver. Apporter en deux heures un tel éclairage sur l'importance des aspects psychologiques et mémoriels, souvent occultés, de l'affaire Bettencourt, et permettre par là au spectateur de méditer sur une échelle de valeurs souvent faussée par la fascination pour la richesse, sont des services qui valent bien de chaleureux remerciements à l'auteur, pour son acuité, et au metteur en scène, pour sa fidélité au texte, toute en discrétion
 

Bettencourt Boulevard, une histoire de France, de Michel Vinaver

mise en scène par Christian Schiaretti

au Théâtre national de la Colline, jusqu'au 14 février.

et à la Comédie de Reims (Marne), du 8 au 11 mars

 

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