Après 30 ans d'existence, les membres du CCNE s'interrogent sur la bioéthique, leurs missions et la place de la réflexion bioéthique dans la société.

Ces dernières années, le Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE) s’est particulièrement retrouvé sur la place publique. Le Gouvernement le sollicite espérant résoudre ou faire argumenter des issues à d’intenses controverses menées depuis des chambres d’hôpital ou privées, à l’Assemblée nationale et dans la rue. Des critiques sont faites dans la presse et la blogosphère sur les positionnements que le Comité prend ou ne prend pas.  Son actuel président, Jean-Claude Ameisen, est largement médiatisé. Des universitaires ne semblent pouvoir résister à lui attribuer des caractéristiques même quand ils en écorchent encore l’acronyme. Le CCNE est alors presque mention usuelle. Pourtant, simultanément, la publication début 2013 de l’ouvrage constitué à l’occasion de ses trente ans est passée assez inaperçue   . Cet ouvrage semble cependant marquer un tournant dans l’histoire du Comité et de ce qu’il essaie de proposer. Problématisé de manière pratique et politique, il remet en jeu ce “cénacle des savants moralistes“   et le champ de régulation de problèmes d’ordre éthique. Le CCNE tente ici, au travers des contributions de ses membres, une ouverture et un changement dans sa relation au public.

 

Se raconter

En 2012, le CCNE est quelque peu en latence ; seulement deux Avis - son activité centrale et majoritaire - sont d’ailleurs publiés cette année contre plus du double en moyenne annuellement jusque là. Des mandats de ses membres sont arrivés à terme, un nouveau Président de la République a été élu et ce dernier a à choisir certains des membres qui doivent être renouvelés   dont un nouveau président du Comité, et les nouvelles nominations se font attendre. Pendant ce temps-là, des membres antérieurs et contemporains   travaillent à leur texte, et c’est Ali Benmakhlouf, le vice-président du CCNE, qui signe la direction de l’ouvrage. Les 71 personnes qui se sont prêtées au jeu d’être auteur expriment leurs visions, leurs réponses à la question qui leur a été posée, celle du titre de l’ouvrage : “La bioéthique, pour quoi faire ?“.

Pour la majorité d’entre eux, ils s’expriment plutôt rarement en public relativement au Comité et à leur activité en son sein. Que ce soit pour se protéger, protéger les débats ou le Comité en lui-même, la discrétion semble être en partie liée aux craintes de déformations et mésinformations, craintes régulièrement témoignées par ses membres si l’on regarde et écoute avec attention   . Certains moments du récit collectif prennent alors un ton de confidences s’interrogeant sur les conditions d’existence du CCNE et les contours de ses espaces d’intervention. Plusieurs en font bien sûr l’éloge mais, surtout, les membres font part de convictions, de frustrations et d’inquiétudes : défiance de la société civile vis-à-vis des institutions, place de la voix des patients et des souffrances des malades, inégalités sociales, inadaptation ou insuffisance des réponses législatives, excès de précautionnisme, devenir du temps de la réflexion éthique dans les rythmes effrénés de notre société, pérennité même du CCNE,… Ce n’est pas la porte du Comité qui est ouverte mais chacun des membres qui ouvre sa fenêtre personnelle sur l’Organisation. Elles et ils donnent des éléments de leur vécu du CCNE : leurs nominations et arrivées au Comité, leur répartition entre les différents collèges de membres, leur séminaire d’été, les auditions, les auto-saisines, la section technique, le travail du secrétariat du Comité, les séances plénières, le réseau des Espaces de réflexion éthique régionaux. Ces quelques exposés de ce qui se passe derrière les murs de la rue Saint-Dominique dessinent un lieu matériel et tangible. En cela, cette relative accessibilité du Comité au travers d’une parole directe de ses membres peut permettre une réappropriation critique et plurielle du CCNE.

 

S’ouvrir

D’une page à l’autre apparaissent différences et contradictions. Les certitudes quant à ce que serait la bioéthique s’entrechoquent d’un chapitre à l’autre : affaire ou non de Droits de l’homme (p.50, p.67, p.89), concernant l’homme dans ses écosystèmes environnementaux et climatiques ou strictement la biomédecine (p.191, p.231), éthique du vivant ou éthique de la santé (p.186, p.194), éthique de la recherche ou éthique du soin (p.287, p.313), à visée descriptive ou prescriptive (p.37, p.113, p.326), relevant d’une discipline scientifique ou non (p.125, p.143), d’une mise en lumière de failles de certaines règles ou formulation de nouvelles (p.103, p.120), de limitation des impacts des progrès techniques ou de choix parmi eux (p.83, p.168, p.319), une intervention en préparation ou en parallèle des lois (p.133, p. 208, p.227), à destination des pouvoirs publics ou de la société civile (p.72, p.160, p.218),… Les contributions successives constituent un éventail de définitions qui montrent les tiraillements régulationnels associés aux développements techno-scientifiques. Il n’y est pas cherché à donner une réponse exhaustive ou définitive, ni à circonscrire la bioéthique aux lois ainsi dénommées ou au CCNE.

Une des questions débattues au travers de ces chroniques comprend en effet celle de la relation du Comité à la notion même de bioéthique. Même s’il représente la France dans des arènes internationales de bioéthique, il essaie le plus souvent de se dissocier de la bioéthique. Ce terme n’apparaît d’ailleurs que très peu dans les divers documents émis par le Comité et il est souvent critiqué par ses membres (articles, conférences, interviews,…). Plus largement, à l’image de ce qui est relaté de liberté de parole et de respect des différences lors des réunions entre membres, un intérêt de  cette lecture est de parcourir une diversité de points de vue et de positions. Ce recueil invite à ce que se tienne, hors les murs du Comité et en dehors des institutions, ce type de dialogues où l’on accepte et parvient à “s’ouvrir à l’écoute de la vision des autres” (p.49), à dépasser le “désir de faire triompher son courant de pensée” (p.80), en faveur “de la discussion, du débat, de l’argumentation” (p.56), pour faire “place à la parole, à la conversation” (p.290). En partageant son modèle de fonctionnement, il se retrouve à inciter un groupe plus large que ses seuls membres à recourir à ces modèles d’interactions fondés sur argumentations raisonnées et écoutes mutuelles, pour une organisation socio-politique qui intègre une diversité d’interprétations et d’orientations.

Dès lors, ce catalogue de pensées pour soi-même propose une ouverture de la démarche éthique. L’accent est mis non pas tant sur la complexité et l’explicitation des enjeux, des “problèmes”, des “dilemmes” selon les thématiques qui se retrouvent être traitées au sein du Comité : procréation, épigénétique, neurosciences,… Mais il est mis sur les façons de les résoudre : hiérarchisations de valeurs, niveaux de responsabilités, types d’expertises, crédits attribués aux professionnels, entrée par principes ou par cas, évaluations par les producteurs ou par les utilisateurs de technologies, combinaisons d’échelles individuelles et populationnelles,… Ici, peu de détail scientifique ou de tentative de vulgarisation, ou encore de réduction dichotomique entre un “bien” et un “mal” de ce qui peut entrer en tension au sein des discussions bioéthiques, le sujet est bien celles-ci en elles-mêmes, les discours et organisations développés relativement à la bioéthique. En cela, ce qui est dit du CCNE de manière plus ferme, au-delà de l’introduction à une posture dialogique, est une incitation à l’action. Les titres des parties sont des verbes (“délimiter”, “aviser”, “informer”, “anticiper”, “soigner”,…) qui inscrivent la bioéthique dans un processus, une activité opérationnelle. Ensuite, entre avancées de la science et dignité humaine dans les pratiques et utilisations de ces avancées, entre prendre soin, pallier des défaillances du corps et l’améliorer, maintenir relation et perspective humaine dans la technicisation de la santé, entre valeurs morales générales et situations singulières, entre l’envisageable et l’acceptable ou le souhaitable, l’activité bioéthique apparaît relever d’une délimitation. Les mots “frontières”, “limite”, “équilibre”, “choisir”, “trancher”, “critères”, “vigilance”, “cadres” surgissent tout le long des chapitres. Partant, l’embarras dont ils témoignent en tant que collectif à donner de manière nette une définition, une réponse à la question, dessine une bioéthique sur un fil, qui cherche des frontières pour elle-même et dans la Cité.

 

Se légitimer

Depuis le début des années 1980 et la création du CCNE, d’autres instances ont fleuri (au sein des organisations internationales, autres agences nationales, comités plus spécialisés, locaux) sur le même champ et l’ouvrage laisse sentir en toile de fond le besoin du CCNE de se réaffirmer dans ce paysage administratif et politique. Exposant ce qu’il exécute, il se montre conscient de certaines de ses limites. S’y décrivent des notions de langage soutenu de personnes très éduquées pas spontanément intelligible par tous, de manque de moyens matériels, humains, financiers pour être à la hauteur de ses ambitions et de celles de ses membres, des implications éthiques dans la mise à l’agenda du Comité de certaines questions, le risque de courir après des symptômes de problèmes sociétaux sans s’intéresser à leurs causes, l’importance de disposer d’ “études pertinentes” et de “données scientifiques de qualité” pour faire cette “évaluation éthique”, les imbrications des confessions religieuses et “convictions” personnelles, la persistance d’un certain paternalisme médical. Toutefois, les contributions qui se succèdent proposent des projections du fonctionnement du Comité dans sa responsabilité de réflexion collective sociétale.

Depuis sa création, il est doté d’une charge d’animation du débat public dans le domaine de la bioéthique. Le CCNE n’en est pas encore à maîtriser cette mission et “une forme satisfaisante et adéquate de débat citoyen reste à trouver” (p.181). Cependant, il essaie de s’y positionner en y invitant. L’évocation - indépendamment du questionnement des effets de transformation de cette évocation - d’une “confiscation” de la bioéthique par des experts revient souvent, que ce soit dans des travaux universitaires, la lettre de mission des États généraux de la bioéthique en 2009 ou dans cet ouvrage. En cela, ce dernier est marquant car il dépeint l’intelligentsia de la bioéthique française qui en appelle à une “éthique par tous” (p.117), aux “citoyens non initiés” (p.175) car “elle (la bioéthique) est l’affaire de tous et non des seuls spécialistes” (p. 32). Malgré leurs élitismes et scientismes parfois, bien qu’il s’agisse d’un domaine qui “exige un niveau de connaissance élevé et précis” (p.164), les auteurs en appellent à d’autres sources dans l'évaluation de ce que les sciences et techniques rendent possible. Faisant part de la difficulté à déterminer les frontières, à déterminer des limites et à les justifier, les membres du CCNE ouvrent la voie selon laquelle ce serait  “à tous et à chacun qu’est posée la question fondamentale : quelle humanité voulons-nous être ?” (p.44). L’ouvrage incite donc à se saisir d’un champ pourtant solidement investi et structuré par des institutions et des professionnels des sciences biologiques, médicales, juridiques et philosophiques.

 

Se responsabiliser

Cet ouvrage des trente ans se distingue de ceux des anniversaires précédents. Celui des dix ans   est le reflet d’une époque où, par exemple, le Président de la République d’alors y témoignait en introduction de “l’importance” de cette institution, de son “exemplarité“ et de sa “notoriété”. Depuis, on a essayé de réaffirmer “l’indépendance” par rapport au Gouvernement de cette "Autorité administrative indépendante"   . Aussi, c’est la structuration d’une production d’Avis relativement aux “problèmes moraux qui sont soulevés par la recherche dans les domaines de la biologie, de la médecine et de la santé”   qui était rapportée : nombre, classification par thème (procréation, génétique, pathologies,…), attribution de mots-clés (“Embryons surnuméraires”, “Qualité scientifique”, “Expérimentation humaine”,…), précision de principes directeurs (“Consentement éclairé”, “Dignité”, “Risque et bénéfice”,…) pour étudier les problèmes considérés dans ce cadre. Ensuite, celui paru en 2003, retraçant vingt ans de “Travaux”   en près de 1000 pages, est dès l’abord potentiellement plus intimidant que La bioéthique pour quoi faire ?.

Ce dernier, doté d’une première page avec couleur, plus petit, moins épais, presque un format Poche, semble s’adresser à un plus large public en se montrant plus accessible. Son titre positionne autrement la narration. Les rétrospectives qu’il contient sont plus sinueuses. Contrairement aux deux précédents, il ne contient pas les textes des Avis, et il les mentionne même, dans l’ensemble, peu. Il s’appuie dessus, fort de cette “mémoire vivante du travail du CCNE”, “devis qui précède et conditionne”, “enquête juridique et scientifique” (p.16). Les Avis sont dits “nécessaires car ils donnent une ligne de conduite, un socle auxquels la société peut se référer” (p.59) ou porter “un chemin de sagesse pour la communauté nationale” (p.324).  Seulement, l’ouvrage ne s’y cantonne pas et les dépasse pour tenter d’analyser et dire ce que sont l’éthique, le Comité, et les politiques biomédicales et sanitaires. Dans ce sens, cette généalogie de son rapport à l’extérieur par la publication renvoie aux traces laissées par le CCNE autour de son activité. Aujourd’hui, les Journées annuelles d’éthique n’ont plus lieu. Les Cahiers du CCNE ont été arrêtés (précédemment appelés la Lettre du CCNE, celle-ci avait commencé à être éditée dès 1985). Des journées d’études avec des lycéens et étudiants ont lieu mais restent confidentielles. Les rapports annuels d’activités sont de riches anthologies mais sont par essence destinés aux Ministères de tutelle et à La Documentation française. Les publics recherchés pour cette publication-ci ne semblent pas expressément définis (élus ? scientifiques ? tous en tant que “citoyens” ?) mais ce changement de type d’ouvrage va dans le sens d’une transformation du rôle du CCNE, dans le sens de son attendu soutien à l’élargissement de la base sociale de la bioéthique institutionnellement légitimée.

 

Cet ouvrage ne fait pas entièrement l’âge de maturité du Comité. De nombreux flous sur les nominations de ses membres demeurent, son rôle “consultatif” est toujours soumis à diverses compréhensions, ses consultations autour de l’accompagnement de la fin de vie (2012-2014) restent discutables. Les Avis ne sont pas traduits dans d’autres langues, l’entrée reste quelque peu embastillée dans la ténacité de souligner une spécificité nationale des problèmes et de leurs solutions, et peu de diagnostics et discernements transnationaux se font voir. Néanmoins, les opportunités de contact direct avec le CCNE étant limitées, celle-ci semble donc être à saisir. La proposition et la tentative seraient à considérer. Qu’une société se dote d’une telle instance réclame que l’on tire parti de ce que celle-ci soumet. Souvent attaquée, elle se présente ici assez franchement et les critiques pourraient alors partir de ce qu’elle est, de ce qui est. En outre, les questions que cette publication rassemble sont celles d’une période de l’histoire de la bioéthique française. Sa validité et sa valeur sont ancrées dans ce présent qu’elle manifeste. Ce sont des actualités des problématiques qui entourent la bioéthique, son organisation et son administration. Quelle que soit la suivante, l’ouvrage marque cette ère-ci. Par ailleurs, sur les étagères - physiques et numériques - des grandes librairies, se rencontre une panoplie d’ouvrages visant à introduire la bioéthique. À l’extrême, ils peuvent se révéler surtout fortifier des vues et prérogatives individuelles, être particulièrement normatifs et étaler sans grande forme d’examen les mêmes éléments de référence culturelle de l’éthique médicale institutionnelle. À l’extrême. Parallèlement, le travail des membres du Comité national est, parmi eux, un des ouvrages nécessaires. Multidimensionnel, au moins multidisciplinaire, il évite ces écueils ou y est potentiellement moins illégitime. Surtout, il fournit des argumentations distinctes dont la juxtaposition pose des repères salutaires face à nos énonciations de démocratie et de pluralité.

Alors même qu’il s’agit d’un organisme d’État qui, notamment contre le poids de “communautés d’intérêts”, en appelle à faire revenir l’intervention éthique à l’échelle individuelle, et à ce que les “intérêts du corps social” soient davantage définis par le corps social lui-même, l’appel n’a semble-t-il pas eu d’écho, n’a pas été entendu. Et l'on peut le regretter.