Pourquoi une révolution morale est nécessaire : introduction à une « nouvelle manière de vivre ensemble ».

Après la publication en 2013 du Manifeste convivialiste   , Alain Caillé, l'un des précurseurs du mouvement, revient au fil de ce dialogue sur les multiples enjeux soulevés par le convivialisme. Dérivé du verbe « convivere » qui signifie cohabiter, vivre ensemble, le convivialisme plonge également ses racines dans le concept de convivialité d'Ivan Illich, et se définit comme un « art de vivre-ensemble qui valorise la relation et la coopération, et permette de s'opposer sans se massacrer en prenant soin des autres et de la Nature »   .

Reposant sur une coopération conflictuelle, synonyme d'amicale adversité, le convivialisme rompt avec le projet cartésien de domination de la nature et renoue, dans le sillage de Marcel Mauss, avec les vertus émancipatrices du don. Combinaison de défis à la fois entropiques – l'écologie, l'économique – et anthropiques - le politique,  la morale, le religieux (ou la question du sens), il se structure autour de quatre principes directeurs : commune humanité, commune socialité, opposition maîtrisée et individuation   . Dénominateur commun pour tout un pan hétérogène  de la gauche universitaire et militante, le mouvement convivialiste adopte une perspective hégémonique qui vise à interpeller non seulement ceux d'en bas, l'entité indéfiniment problématique du « peuple », mais aussi les « Grands », selon l'expression de Machiavel, parce qu'ils forment une seule et même humanité. À la suite d'une introduction qui délimite ce cadre de réflexion, le livre oscille entre deux pôles complémentaires et indissociables : d'une part, la critique de l'anthropologie utilitariste et de l'hubris qui caractérisent la modernité (néo)libérale, d'autre part, la conceptualisation et la mise en pratique d'un monde post-néolibéral et radicalement démocratique.

 

Pour une critique de la modernité utilitariste

 

L'ouvrage introduit une double rupture : il s'agit d'en finir non seulement avec la croyance en une croissance économique sans limite mais aussi avec l'anthropologie utilitariste qui la sous-tend. Car les idéologies de la modernité que sont l'anarchisme, le libéralisme, le socialisme et le communisme, partagent le même postulat du dépassement de la rareté matérielle, considérée comme principal facteur de discorde, ce qui les enferme dans l'horizon d'une abondance pacificatrice. Or le ralentissement inéluctable de la croissance mondiale et l'épuisement inexorable des ressources minières et énergétiques rendent de plus en plus évident le paradoxe d'une croissance infinie dans un monde fini. D'autant plus que ces idéologies restent tributaires du cadre de l'Etat-Nation et négligent la contingence et l'impuissance d'une construction socio-historique sans prise face à la dynamique transnationale du capitalisme.

 

En outre, cette focalisation sur les besoins matériels, en plus de faire de l'intérêt le principal mobile des interactions humaines, laisse de côté la question du désir qui pourtant structure toute société, à commencer par le désir de reconnaissance dans l'espace public. L'individualisme libéral ou possessif, véritable matrice des sociétés et mentalités contemporaines, est ainsi battu en brèche au motif qu'il évacue les dimensions morales et sociales de l'individu, en tant qu'être irréductiblement socialisé et interdépendant. C'est la double raison pour laquelle Alain Caillé invite à dépasser ces quatre idéologies, sans pour autant faire table rase de ces « régimes spécifiques de l'imaginaire »   mais plutôt en combinant leurs apports respectifs.

 

L'autre point de critique majeur concerne l'hubris, cette démesure véhiculée aussi bien par le capitalisme financiarisé, le consumérisme effréné mais aussi l'intégrisme religieux. La subtilité de la démonstration vient du fait qu'elle établit un lien étroit entre l'hubris du « capitalisme rentier et spéculatif », qui porte en son sein corruption et inégalités aggravées, et le désir qu'il exalte en chacun de nous. L'accent est mis sur la pente glissante du désir de toute-puissance, qu'il se traduise par une illimitation des droits, des biens ou un renversement moral ou religieux. Loin d'en rester au constat critique, l'auteur et ses interlocuteurs en appellent à une « riposte éthique » qui, loin d'être inconséquente sur le plan politique, esquisse les grandes lignes d'une « morale civique universalisable »   , qui sorte de la mutuelle indifférence du modèle de l'homo economicus.

 

De la post-démocratie au « post-développementisme »   

 

Contre la spirale infernale du marché et de l'accumulation du capital, Caillé propose d'établir un revenu à la fois minimum et maximum, qui soit en même temps universel et spécifique à chaque communauté politique. Cette mesure est d'abord symbolique au sens où elle engage une lutte sans merci contre la misère, mais aussi politique dès l'instant où elle considère chaque société comme un « espace de solidarité »   , espace dans lequel les plus riches n'ont pas plus intérêt que les plus démunis à ce que les inégalités continuent de se creuser. Une telle mesure paraît d'autant plus pertinente, comme en attestent la récente étude sur la concentration des richesses matérielles par le petit nombre   , ou encore l'expérimentation du revenu minimum de citoyenneté, comme c'est le cas en Finlande.

 

La réplique anti-utilitariste prônée par Alain Caillé et les défenseurs du convivialisme repose sur l'acceptation et la revalorisation du conflit politique, qui fait écho à tout un pan de la philosophie politique critique d'inspiration machiavélienne comme Lefort, Castoriadis ou Abensour. Si ces auteurs ont vigoureusement dénoncé la confusion entre Etat de droit, système représentatif et démocratie, qui participe d'une véritable « postdémocratie »   consensuelle, ce livre court et percutant se donne aussi pour objectif d'ouvrir la voie à un monde post-néolibéral ou « post-développementiste ». Le terme « post-croissantiste » est également évoqué, signifiant que la croissance ne doit plus être considérée comme le facteur exclusif à l'aune duquel se mesure la vitalité d'une société. Par ailleurs, la radicalisation de l'idéal démocratique implique de se tourner vers la « société civique » et de la reconsidérer comme foyer de créativité politique et de transformation sociale. Ce qui passe également par l'émergence d'une économie civique, qui refuse de faire du marché ou de l'Etat l'opérateur exclusif de l'activité économique. En un mot, cette « démarchandisation »   entend pluraliser l'économie en faisant coexister une économie publique, privée mais aussi associationniste, afin de sortir du règne sans partage du marché, qui phagocyte tous les registres de la vie sociale (démantèlement des services publics et des gratuités communes pourtant indispensables comme la santé ou le savoir), en conjurant, au passage, l'indétermination démocratique. L'auteur met en exergue les virtualités contenues dans les multiples initiatives susceptibles de régénérer le tissu économique, qu'elles prennent le visage de l'économie sociale (coopératives, mutuelles), de subventions accordées à l'intérêt commun ou d'une économie du partage. Véritable révolution copernicienne dès lors que ce n'est plus la société qui gravite autour du marché mais l'activité économique qui tourne autour du lien social, dans un équilibre entre échange marchand, redistribution étatique et réciprocité du don/contre-don.

 

Il faut garder à l'esprit que ce plaidoyer en faveur d'une « société civique », c'est-à-dire politisée et tumultueuse, puise sa source dans le paradigme du don, pierre d'angle de l'hétérodoxie du Manifeste et des travaux du MAUSS   . Refusant de rabattre le don sur le sacrifice, Alain Caillé se positionne contre une forme de « don simple » qui, en l'absence de contre-don, risque d'écraser celui qui reçoit et n'est pas en mesure de rendre. C'est pourquoi il élargit à l'ensemble de la société les conditions du don/contre-don que sont la réciprocité et la symétrie, rendant mobile la frontière entre donateur et donataire. Se fait jour une sorte de « différance » du don, qui équilibre l'équation entre l'intérêt pour soi et pour autrui, entre la bienveillance et la vulnérabilité, la liberté et l'obligation. Non loin des théories du care, Alain Caillé insiste sur le fait que c'est par le don qu'une communauté politique prend consistance et peut concorder avec les principes de commune humanité et socialité qui la soutiennent.

 

Néanmoins, l'insistance sur ces notions de « commun » ne situe pas le convivialisme dans le camp de ceux qui réhabilitent le concept de « commun ». S'il convient que le « commun » appartient au domaine du quotidien, Alain Caillé objecte que cet effort de conceptualisation souffre d'un « décisionnisme radical »   , qui pèche par abstraction. Autre ligne de pensée dans le viseur du chef de file des convivialistes : l'empire et la multitude de Toni Negri qui présente une sorte d' « attentisme » radical, dans l'expectative de l'effondrement du capitalisme financiarisé et réticularisé, sous les assauts d'une multitude mondialisée et abstraite.

Nul passage du négatif au positif sous la plume de Caillé, mais une critique lucide, conjuguée à un « principe d'espérance » qui s'inscrit dans le domaine du probable, reflet de la tempérance convivialiste, qu'il s'agisse d'éradiquer la misère, de réduire drastiquement les écarts de revenus ou de favoriser l'éclosion d'une économie et d'une société civique. Le propos échappe donc au piège du messianisme ; il revêt, en revanche, une dimension stratégique  qui affleure tout au long de l'ouvrage et fait signe vers une convergence relative des luttes sociales et politiques – qui n'efface pas leurs spécificités, par une indignation et une mobilisation aussi bien des classes « populaires » et moyennes, que des « dominants », ce qui suppose l'abandon du désir de prestige et de richesse au profit d'une cause commune qui fait sens. « Une société inscrivant et associant dans un même espace symbolique à la fois des initiatives locales, profondément enracinées et (re)territorialisées, et un appel à la formation d'une conscience civique mondiale »   pourraient alors aller de concert, en ouvrant des passerelles étroites, fragiles mais aussi indispensables.

D'aucuns pourraient objecter que le convivialisme souffre d'un certain ethnocentrisme qui négligerait le relief du sol social-historique sur lequel se fondent les sociétés.  Si les contextes socio-historiques contiennent une part irréductible d'arbitraire, faut-il pour autant céder au relativisme et renoncer à l'édification d'un socle commun de valeurs et principes universalisables ? Soulignant que l'accès à l'universalité ne peut se réaliser qu'à travers l'inscription dans une forme de particularité, Alain Caillé opte pour le terme de « pluriversalisme »   qui échappe au piège du point de survol en se rapprochant de « l'universel latéral » et pluriel imaginé par Merleau-Ponty   . Il convient donc de se tenir à égale distance de la fragmentation multiculturaliste et de l'abstraction universaliste. L'individu, pris dans un sens large et relationnel, n'est-il pas en effet le siège de tensions incessantes entre enracinement et déracinement, dans un équilibre instable qui lui confère toute sa richesse ?

 

Le convivialisme : un « signifiant-tremplin » ?

 

D'une concision parfois frustrante, cet ouvrage se révèle cependant stimulant et contribue au renouvellement du débat sur le sens du politique et de la politique. On peut relever une interrogation parmi d'autres possibles : l'expression d'« hubris démocratique » qu'emploie Simon Borel   ne risque-t-elle pas de se révéler inconsistante, si on considère, comme l'écrit Etienne Balibar   , qu'il existe une « illimitation » foncière de la démocratie, qui reflète son absence de fondement constitutive et l'amène à dépasser sans cesse les médiations qu'elle institue ?  Reste que l'apport majeur de ce livre est de parvenir à faire dialoguer des courants de pensée et des pratiques politiques hétérogènes qui s'enrichissent mutuellement. Le convivialisme se situe ainsi à l'intersection du socialisme associationniste, de l'écologie politique a-croissante et d'un conservatisme « éclairé » qui entend sauver ce qui peut être sauvé du monde habité par l'homme. Qu'il soit compris comme cause, idéologie ou philosophie, nul doute que le convivialisme est appelé à devenir un point de repère pour bâtir une alternative politique viable et un monde plus vivable

 

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- Alain Caillé, Pour un manifeste du convivialisme, par Fabien Escalona.