Comment les mécanismes de la domination linguistique opèrent-ils ?

Sauf dans quelques cas, la pluralité des langues est tout de même largement valorisée. Elle est un signe de manifestation de la diversité du génie humain, ainsi que de la diversité des groupes culturels et des situations historiques. L’insistance sur la traduction, afin de mettre les langues en contact, ainsi que les cultures qui les traversent, relève, de nos jours, d’une nécessité et, dans les établissements scolaires, des cours spécifiques à la traduction sont instaurés depuis longtemps. L’auteure de cet ouvrage, enseignante de Littérature à Duke University, et rédactrice d’un précédent ouvrage portant sur La République mondiale des lettres (Paris, Seuil, 1999), reprécise tout cela d’emblée. Et voilà qui lui permet de forger un nouvel axe de travail, lequel renverse la perspective : ne peut-on dire aussi que la traduction et plus généralement le bilinguisme sont des phénomènes à comprendre non pas « contre » mais « à partir » de la domination linguistique et de ses effets ? Entendons par là qu’au lieu de permettre d’échapper à la domination linguistique, ils reproduisent le rapport de force entre les langues. Ce n’est pas seulement un paradoxe. Cela est démontré ici même, en adoptant et en s’appuyant sur un propos du sociologue Pierre Bourdieu, dont on connaît les travaux sur le marché linguistique, selon lequel « les linguistes ont raison de dire que toutes les langues se valent linguistiquement ; ils ont tort de croire qu’elles se valent socialement ». À quoi s’ajoute toutefois que traduction pour traduction, il faut aussi penser à analyser la manière dont on traduit, cette manière renvoyant à des sens historiques différents. Conquérir, par la traduction, une culture érigée en valeur n’est pas équivalent à la recherche de la fidélité dans la traduction.

 

La domination linguistique

 

Retour donc sur les questions de domination linguistique. Et traversée inédite de la traduction – ce terme inventé au XVIe siècle par Étienne Dolet pour désigner une appropriation (d’une langue et d’une culture) par le changement (de langue et de culture) –, en dépassant les sentiments positifs qu’elle inspire. Là où la traduction et le bilinguisme paraissent permettre d’échapper à la puissance de la langue mondiale (quelle qu’elle soit : latin, français, anglais désormais), ils ne facilitent pas autant qu’on le croit la critique de la domination, dans ce marché spécifique sur lequel les langues sont en compétition pour le pouvoir (sur ce marché). Nul ne conteste effectivement que les langues sont socialement hiérarchisées selon leur proximité au pouvoir et à la légitimité, ou – et l’auteure ajoute : « ce qui revient au même » - selon les profits symboliques qu’elles procurent. Certaines langues font la loi sur ce marché, elles exercent leur autorité sur les échanges, mais ne sont ni des biens collectifs, ni à la disposition de tous les interlocuteurs. La logique de la domination porte à comprendre que n’a la capacité de parler et de se faire écouter que celui qui s’est approprié la langue autorisée.

On peut se poser des questions sur le modèle utilisé, sur les supports conceptuels (langues « périphériques, centrales, super et hyper centrales », par emprunt à Abram de Swaan), on peut aussi s’interroger sur le côté parfois mécanique de l’usage des travaux de Bourdieu, et certains lecteurs s’écarteront de cet ouvrage pour ces raisons. Pourtant, l’auteure propose des explorations qui ne laissent pas de susciter du débat. Et qu’on ne croie pas qu’une telle étude vise à récuser les traductions, ce serait aussi se méprendre !  

 

La traduction comme rapport entre langues hiérarchisées

 

Encore faut-il s’entendre sur ce qu’on entend par là. Pour suivre la démarche de l’auteure il faut dépasser la conception de la traduction comme relation singulière entre un texte, un traducteur et sa transcription. Il faut réinscrire chaque transcription dans le réseau objectif des relations de dominations mondiales dont elle est une des formes. L’exemple des rapports du grec et du latin (dans le cadre de la domination militaire romaine) montre que le grec exerce alors sa domination en devenant langue de haute culture ou de prestige (les deux dominations, économique et militaire puis linguistique ne se recouvrent pas). L’exemple développé de la non-traduction des plus grands romanciers brésiliens est non moins typique. Le rappel du fait que les populations qui utilisent plus d’une langue sont dominées attire aussi l’attention. La domination dont il est question ici est évidemment symbolique, en ce qu’elle ne dépend pas des faits, mais d’une croyance collectivement partagée. Car plus on croit que la langue dominante est seule à pouvoir donner de la valeur en traduction, plus la hiérarchie entre les langues s’accentue. C’est sans doute parce que le breton a été perméable au français que la domination du breton a été forte, et que l’on a pu renoncer à des traductions. Ou inversement, plus les langues se séparent, moins la domination est importante et plus le besoin de traduction se fait sentir. Axiome : « Plus la traduction est présente et moins la domination est importante ; réciproquement, moins elle est présente, plus la domination est grande ».

 

La traduction montrerait-elle une forme de résistance à la domination linguistique ? La domination linguistique recouvre-t-elle les formes politiques ? L’examen des propos de Salman Rushdie, romancier pakistanais de langue anglaise, sur ce plan, interroge : il parle des écrivains immigrés comme « des hommes traduits ». En somme, leur langue maternelle n’appartient pas au monde linguistique et leur écriture est potentiellement toujours déjà traduite. De surcroît, les traductions, dans ce cas, comme dans d’autres, matérialisent les frontières des zones légitimes.

 

Histoire de langues

 

L’essai est conduit en 5 temps. Le premier traverse une situation, celle des rapports latin-français dans notre histoire nationalo-linguistique. Cette traversée facilite la compréhension du propos général : les langues s’instaurent dans des rapports. Ainsi, l’auteure ne raconte pas l’histoire de la langue française, mais la manière dont cette langue émerge à travers la confrontation avec des dialectes coexistants ou concurrents dans la même aire géographique et sociale. Le deuxième temps s’intéresse au moment où le français a dû être défendu : il est question de rendre compte des luttes qui se livrèrent dans la première moitié du XVIe siècle pour « enrichir » ou non le français, pour discuter des bienfaits ou non de la traduction, et pour combattre le latin. On y rencontre évidemment Joachim du Bellay et sa manière de proclamer l’égalité de principe entre les langues, autrement dit son entreprise de laïcisation du problème linguistique. La troisième partie examine la traduction comme conquête, en se stabilisant sur la période renaissante, ce moment où tout montre que la traduction devient un genre littéraire. Souvenons-nous de l’immense programme accompli de traductions des textes antiques, en langue française, par exemple. Cela dit, si on doit le terme même (de traduction) à Etienne Dolet, ainsi que la codification du geste, ce n’est pas avec la signification qu’on lui prête aujourd’hui. Elle n’a pas pour but de faire accéder aux textes classiques des populations qui ne connaissent pas telle ou telle langue. Il s’agit avant tout de s’approprier les textes d’une langue pensée comme universelle, et de procéder, via les traducteurs, à une accumulation de capital (linguistique). On invente à ce propos le terme de « classique » (issu de classicus, qui fait référence). Dans un quatrième temps, l’auteure s’arrête sur les infidélités de la traduction, mais surtout sur leurs raisons : notamment l’ouverture de la littérature à un « public », et même un public de plus en plus large, assurant ainsi une audience plus grande aux ouvrages des écrivains et ouvrant un champ de débats esthétiques, les deux opérations ne se recoupant pas exactement. Enfin, dans un dernier temps, l’auteure se focalise sur Giacomo Leopardi et ses réflexions sur les langues, en particulier la française et l’italienne.  

 

 

De nombreuses considérations sont passionnantes, dans l’exposé de l’auteure. Par exemple, la concurrence entre le latin et le français, et la manière dont, entre Serment de Strasbourg (842) et ordonnance de Villers-Cotterêts (1539), les deux langues sont en véritable concurrence, une lutte dans laquelle les deux adversaires, bien qu’inégaux, contribuent à leurs modifications réciproques. La conséquence est le renversement progressif des positions qui a abouti à des situations nouvelles. L’auteure renvoie ainsi aux travaux de Eric Auerbach. Elle souligne qu’au XIVe et XVe siècles, les actes notariés bilingues rapprochent les deux langues du point de vue du vocabulaire (le français annexe des mots du vocabulaire latin), et que la langue latine est de plus en plus marquée par la langue vernaculaire. Le problème de la traduction ne se pose pas encore.

Autre considération intéressante : la reconstruction de la genèse de la notion de « classique » à la Renaissance, et du devenir classique des textes anciens, montre que le classique devient une valeur. Et le meilleur moyen de s’emparer de cette valeur est la traduction. La traduction passe bien pour un moyen et une fin de lutte symbolique. Et du coup, la question de la fidélité à l’original n’est ni thématisée, ni même débattue. Elle n’est pas au centre du problème de la traduction. Elle n’intervient que tardivement, par exemple sous la forme défendue par Wilhelm von Humboldt, au XVIIIe siècle.

 

Disons enfin un mot du chapitre consacré à Leopardi. En rappelant que le poète italien fut l’un des fondateurs de la poésie italienne moderne, mais à une époque, le début du XIXe siècle, où la langue française est la langue dominante. Le conflit qu’il entame avec la langue dominante et qui lui permettra de participer à la formation de la langue moderne italienne, ainsi qu’à son expansion en Italie, passe par le rapport au latin, dans la mesure où finalement les deux langues, la française et l’italienne ont le latin pour source. Pour l’auteure, Leopardi peut être considéré comme une sorte de théoricien spontané et génial de l’inégalité et de la domination linguistiques. Son problème : savoir s’il est possible, étant donné l’injuste méconnaissance dont souffre la langue italienne, à l’époque, de trouver des solutions, tant théoriques que pratiques, pour surmonter cette inégalité et se donner les moyens de la faire cesser. Leopardi trouve la solution du problème dans la valorisation du latin, soulignant que l’italien a un grand avantage sur le français, celui de l’héritage (latin) acquis. Il s’attache alors à montrer que toutes les qualités de l’italien sur le français peuvent se déduire des défauts du français dans ses rapports au latin. Généalogie et descendance sont placées au cœur du conflit contre la domination internationale du français. Il était donc nécessaire que l’italien s’enrichît linguistiquement de son rapport au latin, pour devenir une véritable langue moderne. Et il faut insister ici sur ce qu’implique, du point de vue du capital symbolique, le recours à cette idée de « moderne » ou de « modernité », ce que fait l’auteure pour achever son ouvrage

 

À lire aussi sur nonfiction  :

A. Filhon et M. Paulin, Migrer d'une langue à l'autre, par C. Ruby