nonfiction.fr : Pour guider cet entretien, je vous proposerai un parcours par anniversaires. Et tout d’abord, en cette année 2008 sont célébrés les 60 ans de la création de l’État d’Israël. À cette occasion, Israël est mis à l’honneur au Salon du livre. Comme vous le savez, une vive polémique est née à cause de l’appel au boycott venant non seulement d’un certain nombre de pays arabes, mais du côté israélien également, et notamment de Benny Ziffer, responsable du supplément littéraire du quotidien Haaretz, qui a eu des propos très durs à l’encontre de cette manifestation, qui légitime selon lui la politique d’Israël.
Avez-vous l’intention de vous rendre au Salon du livre ? Que pensez-vous de cette intrusion de la politique dans la littérature ?

Philippe Sollers : Deux observations tout de suite : vous avez dit que nous étions en 2008. J’ai l’habitude maintenant, chaque fois que je me demande : "Quelle année sommes-nous ?" - et c’est la fin de mon roman Une vie divine - de prendre un autre calendrier, qui est celui qui a été proféré par Nietzsche le 30 septembre 1888. Nous sommes pour moi en l’année 120. Et nous aborderons en septembre prochain l’année 121. J’insiste beaucoup sur cette datation puisque si le calendrier officiel est en effet celui que vous venez de dire, c’est un calendrier indubitablement chrétien, et qui occupe absolument toute la planète et sans lequel aucune transaction économique et économico-politique ne peut se faire dans le monde, pour des populations énormes qui n’ont rien à voir avec le christianisme. Je voudrais profiter de l’occasion pour insister sur le caractère factice et fallacieux de ce calendrier. C’est pourquoi je convoque d’emblée Nietzsche. Et il y aurait d’ailleurs encore beaucoup de réflexions à faire sur les différents calendriers, qui ne correspondent pas les uns aux autres : il y a un calendrier hébraïque ; un calendrier islamique ; il y a eu l’effort bizarre, vite abandonné, par la Révolution française ; vous avez aussi le calendrier positiviste, d’Auguste Comte. Tout cela mériterait beaucoup de réflexions sur la façon que nous avons de concevoir le temps, à partir de quoi, pourquoi, etc.


nonfiction.fr : Vous insistez donc sur la relativité des calendriers, et par conséquent, des dates anniversaires comme celle des 60 ans d’Israël ?

Philippe Sollers : J’insiste depuis quelques années déjà : pour moi nous serons en 121 le 30 septembre prochain ; le 1er janvier est une date illusoire. Et je remarque que ça n’est pas pris en compte. Tout le monde me regarde comme si j’avais lancé une énormité, ou une plaisanterie, ce qui n’est pas du tout le cas. C’est très sérieux. Voilà.

Maintenant sur cette histoire de boycott, elle me semble absolument ridicule. Ce matin même je reçois un coup de téléphone m’invitant à un colloque au Salon du livre, auquel je vous dis tout de suite que je n’ai pas l’intention de me rendre : j’ai horreur des foules, du brouhaha, alors si en plus il y avait des bombes, laissons tomber ! C’est un Salon du non-livre pour moi…


nonfiction.fr : Vous voulez dire que ce n’est pas le salon de la littérature ?

Philippe Sollers : Ça, n’en parlons même pas !

Le colloque en question porte sur Mai 68. Le type m’apprend qu’il a invité les figures principales de Mai 68, parmi lesquelles Alain Krivine, qui vient de refuser de venir à cause de l’invitation des écrivains israéliens. Tout cela vous montre la confusion dans laquelle tout le monde est en train de se fourvoyer. Je ne vois pas pourquoi il n’y aurait pas un salon des écrivains israéliens. Parce que si on devait boycotter les écrivains de tous les pays qui posent problème, on n’en aurait pas fini ! D’ailleurs à ce sujet, il y a eu un appel au boycott en Italie qui me paraît beaucoup plus grave encore que celui du Salon du livre   .


nonfiction.fr : Alors que pensez-vous du choix des écrivains invités, qui sont tous de langue hébraïque ?

Philippe Sollers : Aucun des écrivains invités n’appelle de remarque particulière, à l’exception de l’emblématique Amos Oz, peut-être. Si ce sont des écrivains, ils sont par définition indépendants de l’État qui est censé les instrumentaliser. Sinon, ce ne sont pas des écrivains, ce sont des officiels littéraires. Cela a pu avoir lieu dans des pays qui envoyaient autre chose que des écrivains, c’est-à-dire les serviteurs éventuels d’un régime, comme par exemple l’ex-URSS.

En tout cas je trouve ridicule de trépigner là-dessus, il y a mille façons de s’exprimer autrement. Un Salon du livre, c’est rien.


nonfiction.fr : Le Salon du livre, selon vous, ce n’est pas de la littérature ?

Philippe Sollers : Si, cela peut être éventuellement de la littérature mais, comme dans toutes les réunions d’ensemble, dans une proportion qui sera nécessairement faible. La littérature, comme toujours, est très marginale. Elle peut avoir du succès, ne pas en avoir, cela ne prouve rien du tout. Vous pouvez la mettre au Salon ou en-dehors, cela n’a absolument aucune importance.

 
nonfiction.fr : Passons à un deuxième « non-anniversaire » : celui de mai 1968. Quarante ans après, que retenir de mai 1968 ?

Philippe Sollers : Je me suis beaucoup exprimé là-dessus dans les livres. Il y a un texte de moi qui s’appelle Mai 68 demain   . En réalité, mon expérience personnelle de Mai 68 est passée dans mes romans, à très haute dose, ce qui fait que pour moi c’est une aventure, absolument en dehors de la langue de bois ressassée autour des données dites "politiques". Cela a été pour moi indubitablement une source d’inspiration physique tout à fait importante : il y a un corps de 68 qui s’est dégagé brusquement de pièges sociaux d’un archaïsme absolument insoutenable, qui est d’ailleurs en train de revenir. Comme souvent dans l’histoire. Nous sommes dans une période de régression et de conformisme aggravé.

Un corps s’échappe des conventions qui font la pesanteur sociologique d’une époque. Après cela, certains tentent de repeindre l’ensemble, ou de l’éradiquer, comme l’a dit le président de la République dans un discours ahurissant de drôlerie.


nonfiction.fr : Si nous vivons une période de régression, est-ce à dire que mai 68 a été un échec ?

Philippe Sollers : Non, on a dit que c’était un échec, mais c’est le succès d’un échec ; c’est une vraie révolution : il suffit de comparer ce qu’étaient les médias avant et après, ce qu’étaient les mœurs… ça saute aux yeux, ce n’est même pas la peine de revenir là-dessus.


nonfiction.fr : Alors en quoi vivons-nous une régression exactement ?

Philippe Sollers : Tout d’abord 68 a eu lieu parce qu’il n’y avait pas de situation économique désastreuse. Les gens se révoltent d’autant mieux et d’autant plus que la situation est à peu près convenable. Il faut toujours souligner le fait que ça a commencé à l’université, à Nanterre, parce que les filles ne pouvaient pas rejoindre les garçons dans leurs chambres. Il a suffi de cette étincelle pour mettre le feu aux poudres.

Ensuite, en contradiction complète avec le marxisme ossifié, on a assisté à un passage des superstructures aux infrastructures.

Ça a été une chance considérable : il fallait s’emparer de la liberté considérable qui explosait dans tous les domaines. Ce que j’ai fait ; et mes romans y font référence sans arrêt. Les femmes en général sont en première ligne quand il y a une rupture révolutionnaire ou quand il y a au contraire un retour au conformisme. Elles ont été extraordinairement émancipées à l’époque et puis c’est tout.

Aujourd’hui c’est très étrange, c’est un retour à toutes les valeurs sécuritaires les plus identitaires.

Une femme progressiste comme Ségolène Royal qui peut déclarer qu’elle a été trompée comme si c’était vraiment un événement majeur de son existence, moi cela me fait sourire. Cela me donne envie de lui envoyer un SMS du genre : "C’est pas grave. Amitiés socialistes, signé : Casanova"


nonfiction.fr : Quand vous parlez d’un retour aux valeurs sécuritaires, vous pensez par exemple aux mesures récentes sur la rétention de sûreté ? Au fait que notre société veut tendre vers un risque zéro ?

Philippe Sollers : Il y a plein de régressions en cours, la plus violente étant celle de l’inculture et de l’illettrisme aggravé. 68 a été fait dans ses parties les plus vivantes et les plus efficaces par des gens très cultivés, qui avaient beaucoup lu, qui étaient très performants au niveau du discours, comme l’Internationale situationniste avec Debord, par exemple. Il y a un abîme entre les pouvoirs en place, sans parler de son principal responsable, Nicolas Sarkozy, et l’extrême culture des gens qui ont fait cette révolution.


nonfiction.fr : Dans ce contexte, les écrivains aujourd’hui n’ont-ils pas un rôle à jouer ? Un engagement à prendre ?

Philippe Sollers : Je me considère comme un écrivain très engagé, pas à la Sartre mais je ne cesse de dire ce que je pense.


nonfiction.fr : Il est amusant d’ailleurs rétrospectivement, de voir que dans un texte programmatique ouvrant le premier numéro de Tel Quel en 1960 vous prôniez une "littérature dégagée"… Certes un tournant a été pris très vite et la revue s’est engagée dans les débats politiques du temps comme la guerre d’Algérie.
 
Philippe Sollers : Vous me parlez de Tel Quel et vous avez fort raison car il faudrait en reconsulter les 94 numéros. Nous en sommes en ce moment au 101ème numéro de L’infini, le plus étrange étant que tout se passe comme si rien ne s’était passé. C’est comme la lettre volée d’Edgar Poe : elle est là, au milieu, et personne ne la voit. C’est la même chose comme pour mes livres depuis 25 ans, c’est comme s’il n’existaient pas.

J’ai eu deux fatwas : l’université, qui me fait mourir en somme après 68, et le parti communiste, très puissant, qui a pris de plein fouet l’action politique de cette époque.


nonfiction.fr : Et depuis, il n’y a pas de relève ?

Philippe Sollers : Toute œuvre littéraire est un engagement d’une façon ou d’une autre. Houellebecq à sa façon est engagé : la description de la misère sexuelle par Houellebecq est un diagnostic intéressant. Moi je fais le contraire, mais ce n’est pas grave ! Les deux peuvent se compléter !

Dès lors qu’il y a une œuvre littéraire, il y a un engagement, et même politique.


nonfiction.fr : Vous ne partagez pas l’inquiétude ambiante sur le déclin, voire la "mort" de la culture française, qu’annonçait par exemple la couverture du Times ?

Philippe Sollers : Si vous voulez entonner le thème de la décadence et même de la mort de la culture française, là vous êtes avec les Américains, vous vous trompez à tous les coups, parce que c’est une volonté qui est exprimée, ce n’est pas un constat.  Vous n’allez pas attendre d’un écrivain américain sauf exception - je pense par exemple à Philippe Roth, qui est un ami - qu’il vous fasse penser. Comme dit Andy Warhol, "acheter est très américain", penser ne l’est pas. Or il y a tout un cheminement obscur et tout à fait effervescent de pensée qui ne s’arrête pas dans la littérature française. Incarné par exemple par Yannick Haenel et François Meyronnis, mais aussi un remarquable écrivain, Alain Fleischer, stupéfiant de talent et de force.

On peut avoir des jugements différents, mais tout ce qui s’est passé en littérature de vraiment intéressant dans les dernières années ça s’est fait en français : Littell écrit en français, Fleischer, Houellebecq etc. À part Roth et un peu DeLillo.

Là, c’est la dictature du marché qui fait qu’un roman doit être américain : c’est-à-dire que vous ouvrez un livre pour suivre un film ou une série télé. Dans le cas de Proust, il faudrait éliminer toutes les digressions. Là où ça a tendance à penser ça n’intéresse plus. C’est ce que j’appelle l’illettrisme généralisé et l’évacuation de l’histoire.


nonfiction.fr : Cette affirmation du déclin de la culture française procéderait alors d’un malentendu culturel ? d’une imposition du goût américain ?

Philippe Sollers : C’est la marchandisation :  ils ne s’intéressent pas à la littérature ; pas plus que les Français dans leur écrasante majorité, pour des raisons multiples. Comme qu’est-ce que la lecture, et pourquoi presque plus personne ne peut lire ou ne sait lire.


nonfiction.fr : Admettons que la littérature française soit plus vivante qu’elle n’en a l’air.

Philippe Sollers : Oui, elle est cachée, c’est tout…


nonfiction.fr : Que pensez-vous des institutions littéraires françaises, dont on dit qu’elles sont à bout de souffle ? L’Académie française, par exemple, peine à trouver des candidats. Pourquoi refusez-vous d’y être candidat ?

Philippe Sollers : J’y entre demain si je veux !

Mais mon explication est très simple : ça ferait baisser mes prix. J’ai un public de gens jeunes, très exigeants, qui seraient déçus si je faisais cela et qui n’achèteraient plus mes livres.


nonfiction.fr : Que pensez-vous des autres institutions ? L’Académie Goncourt, qui cherche à se réformer ?

Philippe Sollers : Tout cela c’est le système…


nonfiction.fr : Vous souhaitez rester en dehors des institutions ?

Philippe Sollers : Oui en dehors des institutions, et en même temps au cœur de la principale, qui est ici   , c’est ça qui est intéressant, être au cœur sans en être.


nonfiction.fr : La légitimation ultime d’une carrière d’écrivain, c’est toujours d’être publié dans La Pléiade ?

Philippe Sollers : Pas forcément… Dans mon cas il faut mourir, je ne suis pas pressé.


nonfiction.fr : Passons au dernier anniversaire : 50 ans nous séparent de la publication de votre premier roman, Une curieuse solitude. Que pensez-vous de l’évolution du paysage romanesque français pendant ces cinquante dernières années ?

Philippe Sollers : Il y a eu beaucoup de  choses, et puis finalement, comme d’habitude, il reste très peu. J’ai décrit cela de façon humoristique dans mes Mémoires, comme le western qui comporte toujours les mêmes acteurs : Le Clézio, Modiano, Quignard… ça fait 30 ou 40 ans que ça dure ça se joue dans un tout petit périmètre, un village du Texas. Il y a parfois quelques nouveaux arrivants au saloon : Houellebecq, par exemple, ou Christine Angot. On va voir ceux qui restent   .

Les enjeux sont là : mais lisez n’importe quel article de presse sur qui devrait aller à l’Académie française : c’est toujours la même liste de noms. Parfois j’y suis, parfois pas.


nonfiction.fr : Les prix littéraires ont-ils toujours autant d’importance ?

Philippe Sollers : Mettez des guillemets à "littéraires" s’il vous plaît. Ça dépend. Parfois c’est bien. Ingrid Caven de Jean-Jacques Schul a obtenu le Goncourt , personne ne s’y attendait. Le tirage de départ de 4.000 exemplaires, c’était un miracle. De temps en temps seulement un grand livre a un prix, et c’est l’hommage du vice à la vertu. Sinon on sait très bien de quoi il retourne : c’est un marché entre éditeurs, avec leur trésorerie à remplir : Grasset, Gallimard etc. L’année dernière Gallimard a raflé tous les prix, cela veut dire que ce gros paquebot traverse les glaces en pilotage presque automatique.

C’est très rare qu’un livre important pour ce qui est de l’histoire supposée de la littérature obtienne un prix.


nonfiction.fr : Justement, comment voyez-vous l’avenir de cette histoire de la littérature ?

Philippe Sollers : Ce qui est inquiétant dans l’époque, c’est l’évacuation de l’histoire. L’évacuation de la possibilité neurologique de lecture et l’évacuation des références historiques. La victoire du système, c’est de former des gens qui n’ont plus aucune connaissance historique.


nonfiction.fr : C’est une évacuation paradoxale de la référence historique alors, puisqu’elle revient d’un autre côté au premier plan, comme avec la proposition de Nicolas Sarkozy d’associer chaque élève de CM2 à un enfant juif exterminé pendant la Seconde Guerre mondiale.

Philippe Sollers : Vous voyez bien que c’est une proposition purement démagogique qui veut centrer les choses sur ce drame énorme en dehors de tout enseignement fondamental de l’histoire. Les connaissances historiques, même chez des gens très cultivés, qui ont fait des études, sont presque inexistantes, on peut le vérifier à chaque instant en prenant d’énormes choses : l’histoire de la Révolution française, par exemple, ne serait-ce que cela. Ou l’histoire des religions : tout ce qui agite le bocal politico-économique est conçu dans la confusion la plus totale.


nonfiction.fr : C’est le même paradoxe pour les religions alors : on a un effacement des références, mais un surgissement au premier plan en politique nationale et internationale ?

Philippe Sollers : Oui, car les religions ont un rôle néfaste si on n’en connaît pas l’histoire et moins on en connaîtra l’histoire, plus elles seront néfastes.

Le confluent des névroses est quand même très très avancé.

Le président de la République a dit : "Il n’y a pas de société sans Dieu." Or il oublie un pays entier, c’est la Chine. Il n’y a jamais eu de Dieu en Chine.


nonfiction.fr : Vous vous êtes beaucoup intéressé à la Chine.

Philippe Sollers : Il n’y a que cela d’intéressant !


nonfiction.fr : Quel rôle pensez-vous qu’elle sera amenée à jouer dans l’avenir ?

Philippe Sollers : Voyons ça saute aux yeux, j’ai l’ai dit il y a trente ans, personne ne m’a écouté : en 2040, c’est la première puissance mondiale. Il faut encore dix ou vingt ans. On vous aurait dit en 1910 que les États-Unis seraient la première puissance mondiale, tout le monde aurait rigolé. Ça a échappé par exemple aux nazis. Ils ne savaient pas. La première puissance mondiale, c’est le contrôle de la monnaie ; il s’ensuit beaucoup de choses ; dans vingt ans, trente ans… c’est en cours. Le XXIe siècle sera chinois, il faut vouloir être aveugle pour ne pas le comprendre.


nonfiction.fr : Si les échanges économiques sont très importants, il y a finalement peu d’échanges intellectuels entre l’Europe et la Chine ?

Philippe Sollers : Là aussi, nous l’avons dit il y a très longtemps. Mais insistons : il n’y a pas sept ou huit personnes avec qui on peut parler réellement de la Chine. Ce qui est très déraisonnable. Sauf les traders, qui se familiarisent avec L’Art de la guerre de Sun Tzu, pour savoir à qui ils ont affaire parce que ça leur sert pour déchiffrer ce qui leur paraît sinon complètement incompréhensible.


nonfiction.fr : Vous avez beaucoup dénoncé l’importance du spectacle et de l’image ? Pourquoi ?

Philippe Sollers : Vous êtes scotché à l’imagerie donc votre corps est peu à peu exproprié de ses autres sens. C’est ce que cherche le système. C’est une forme suprêmement insidieuse de tyrannie. C’est l’annihilation de la possibilité de lecture qui est la chose principale (La Guerre du goût, Éloge de l’infini tous mes essais ne parlent que de ça). Voltaire avait déjà un peu vu cela. Bien sûr. Dès que la possibilité de lecture est atrophiée, vous avez impossibilité des comparaisons, des critiques, impossibilité aussi d’étudier l’histoire. Vous avez des esclaves qui sont dans la "servitude  volontaire" et qui ne demandent qu’à s’affoler dans les lieux de pouvoir, là où ça peut leur permettre de vivre - c’est beaucoup dire - de survivre.

La dictature est une des formes de l’expropriation des corps, substances extraordinairement délicates et fines qui doivent en principe utiliser leur cinq sens. Si vous êtes tout le temps rivé à l’image, vous ne touchez plus rien, vous n’entendez plus rien, à la limite vous ne voyez plus rien : vous ne voyez même plus les fleurs qui sont là : la nature, autrement dit.

Ça a des conséquences directionnelles extrêmement importantes : y compris l’éradication de l’érotisme, très importante. À cause de la marchandisation des corps : "fleur bleue" et porno. Houellebecq et Beigbeder étaient à Moscou, ils ont fini dans une boîte et ils ont dit ça : les Russes sont épatantes parce qu’elles peuvent être à la fois fleur bleue et pornographes, vous voyez ? voilà. C’est nouveau.

Pour savoir écrire, il faut savoir lire. Mais pour savoir lire, il faut savoir vivre. Donc ce qui est visé, c’est l’impossibilité d’apprendre quelque chose de la vie elle-même. La littérature doit vous apprendre à lire, c’est là pour ça. La question est d’ordre métaphysique. C’est la simplification du langage, la stéréotypie. L’évacuation des mots, l’évacuation des nuances, la dictature de la communication, qui n’a rien à voir avec l’art. La littérature ce n’est pas de la comm’. Vous savez c’est comme quand on demande : c’est du rédactionnel ou de la publicité ? De plus en plus, il faut que ce soit simple, direct, compréhensible. C’est l’influence du cinéma. À la foire de Francfort, on demande immédiatement : quels sont les films qui peuvent être adaptés ? Houellebecq et Beigbeder sont bien gentils, mais s’ils pensent directement au cinéma, c’est la déviation d’auteurs qui n’ont pas confiance dans leur langage, c’est profond, c’est très grave.


nonfiction.fr : Cette perte de confiance ne touche-t-elle pas tous les arts ?

Philippe Sollers : La crise est générale. L’art dit contemporain est de la bouillie. C’est très visible.

"L’affairement culturel" est très flagrant dans les arts plastiques.


nonfiction.fr : L’État n’aurait-il pas un rôle à jouer dans l’encouragement ? Que faire pour encourager la culture ?

Philippe Sollers : La décourager, systématiquement.

Les artistes d’État sont une calamité publique, et tout le souligne. La culture d’État est la pire chose qui puisse exister ; on en a vu les conséquences dans les régimes totalitaires, mais on peut faire du totalitarisme soft où vous avez des gens sans aucun talent qui sont encouragés au nom de l’esprit démocratique.

Je publie un livre insolite sur l’amitié entre De Gaulle et Malraux. C’est passionnant. Les rapports entre De Gaulle et Malraux sont beaucoup plus intéressants qu’entre Sarkozy et Albanel : nous vivons actuellement, même plus une décadence, mot du XIXe siècle, mais une déliquescence, comme le sucre déliquescent dans l’eau.


nonfiction.fr : Que faut-il faire pour favoriser la culture ?

Philippe Sollers : Il "faut" rien ! Il est souhaitable que des individus "athées de la société" surgissent pour leur propre compte. Picasso n’a pas été souhaité. Joyce ? Illisible. D’où vient l’idée folle que les artistes seraient attendus par la société, c’est le contraire qui se passe à chaque coup, c’est la stupeur, la surprise. Si ! c’est une idée totalitaire.

Prenez le duc de Saint Simon : huit volumes en Péiade. Magnifique. On n’a jamais écrit un français aussi énergique, aussi électrique, aussi beau. Il veut écrire "la vérité à la lumière du Saint Esprit", rien que ça. Vous allez au dictionnaire, vous voyez : "écrivain français". Vous lui auriez dit qu’il était écrivain, il vous aurait ri au nez. À Rimbaud : "vous êtes un poète français". Il vous aurait ri au nez. Et tout comme ça : Picasso, Bacon, ne sont jamais attendus par la société.


nonfiction.fr : Ce n’est plus possible d’avoir un Malraux au ministère de la Culture ?

Philippe Sollers : Il faudrait encore qu’il y en ait un qui accepte, et puis il serait paralysé immédiatement. La culture d’État a fait son temps, des individus doivent surgir à leurs risques et périls et imposer leur création. Et ça aura lieu, quand l’anesthésie générale va s’effondrer. Ça a eu lieu : la preuve, je suis là.


Propos recueillis par Fanny Jaffray, le 10 mars 2008.


>> Pour en savoir plus sur Philippe Sollers, voir notre courte présentation de l'auteur.

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Crédit photo : ©J. Sassier, avec l'aimable autorisation des éditions Gallimard