Lectures de « L'homme invisible »(1933) de James Whale autour d'une question figurative centrale : comment figurer l’infigurable ?  

Tout part d’un problème essentiel pour les arts visuels : la représentation de l’« invisible » (au sens élargi du terme). Les questionnements soulevés par cet enjeu sont à ce point nombreux qu’il semble nécessaire de ne pas le circonscrire à un champ réflexif restreint. C’est d’ailleurs toute l’ambition du livre que de multiplier les pistes épistémologiques autour de ce problème : comment la perception permet-elle d’approcher ce corps invisible qui n’est pas un « corps absent » (p. 23) ? Car dans le film de James Whale (de 1933), inspiré du roman de G.H.Wells   , l’homme invisible est bien là, sur l’écran.

 

On pense ici au Deleuze du Pli   , qui, en empruntant le concept de monade à Leibniz, y trouve une logique baroque où le monde n’a plus ni centre, ni figures, mais des perspectives mobiles et multiples.

En tant que substance matérielle, la monade travaille l’espace dans un double mouvement : miroir et point de vue sur le monde, tout autant qu’unité « sans portes ni fenêtres ». Ce lien d’implication entre extérieur et intérieur n’est pas sans rappeler le fonctionnement de l’homme invisible, métaphore possible du « pli » permettant la jonction entre ces deux espaces. La monade de l’homme invisible évoque ici un jeu de miroir partagé entre un point de vue clair (la sur-visibilité de son apparence extérieure) et un point de vue obscur (la sous-visibilité en négatif de sa présence immanente) : une différence moins de nature que de degré, comme le rappelle Durafour dès les premières lignes de son chapitre intitulé « Effraction du nu » : « Et quelle différence radicale, de nature, peut-il y avoir avec n’importe quel homme habillé de supposer son invisibilité sous ses vêtements ? La seule différence serait de degré : ici, tout entier recouvert – à l’auberge, on commence par suspecter qu’il cache quelque hideur trop visible, c’est-à-dire redouter de voir pire que ce qu’il y a effectivement à voir, ou à ne pas voir » (p.21). C’est dire si cette opposition dualiste n’en est pas vraiment une, puisque l’homme invisible incarne la duplicité imminente du sentir que l’image prend en charge.

 

Le cinéma est lui-même une machine de vision reposant sur le principe de l’illusion, il constitue un espace intermédiaire du visible qui inscrit sur l’écran un rapport renouvelé entre notre système de croyance et le réel, un rapport jamais simple car ouvert sans cesse aux manipulations les plus diverses. Il faut donc interroger la place de cet homme qui, par son statut étrange d’être invisible, jouit d’une ambiguïté de l’entre-deux permanent : présence absente à la vue, mais présence réelle dès que celle-ci se révèle par l’apparat (l’aspect extérieur qui recouvre la chair invisible) et par la direction de ses déplacements à l’intérieur du cadre de l’image (ce que le cinéma peut rendre tangible, à défaut de le rendre visible). L’instabilité de l’homme invisible se déploie ainsi dans l’empiètement de sa propre singularité sur un excédent qui reste impossible à définir avec précision dans l’espace : où situer cette présence si la puissance du regard est mise en défaut, voir en échec ? C’est ainsi que l’homme invisible renouvelle de façon durable et essentielle les rapports de notre conscience au monde perçu. On retrouve là tout le nœud de la relation entre visible et imaginaire que développe Merleau-Ponty dans l’Œil et l’Esprit et que le film de Whale semble anticiper   .

Mais comme le remarqueDurafour, nous voilà confrontés à une nouvelle aporie : dans sa définition du champ phénoménal, Merleau-Ponty explique que voir un objet, c’est le détacher d’un fond ou d’un horizon   . Or la proposition est ici inversée puisque du champ phénoménal dans lequel s’inscrit l’homme invisible nous ne voyons que « le fond et impercevons l’objet » (p. 30). On retrouve le questionnement principal de l’essai : comment appréhender cet étrange phénomène perceptif, auquel nous ne pouvons assigner une place tangible dans l’espace de l’image ?

 

L’homme invisible : un défi perceptif

 

Devant ce tissu complexe et impalpable d’un corps qui ne se donne pas de façon naturelle au visible, et bien qu’il mobilise pour l’étudier un arsenal référentiel très disparate, l’auteur réussit à ne jamais perdre le lecteur. Au contraire, il lui offre une proposition théorique séduisante qui, tout en faisant continuellement retour sur le même objet (l’inépuisable « présence-absence » de l’homme-invisible), se refuse à la systématisation. En cela, nous voyons se développer les contours d’une pensée visuelle renouvelée sous le sceau de l’interdisciplinarité.

 

Je mettrai surtout en avant dans ce compte-rendu la façon dont Jean-Michel Durafour reconstruit une théorie empirique de la perception, qui, bien que prenant des chemins multiples devant l’objet analysé, met en place un champ de réflexions stimulant, pour les études cinématographiques comme pour la pensée philosophique. Car il y a ici un terrain kantien qui dit la difficulté d’approcher et de définir cette figure en creux, présence problématique d’un « noumène » en puissance tel que l’entend Kant dans la Critique de la raison pure puis dans son Opus postumum, comme clef de voûte de sa philosophie critique : « l’expérience ne peut jamais fournir une preuve certaine de l’existence de l’objet, de cet objet, ou de ces objets sensibles comme forces motrices de la matière »   .

 

De quelle matière perçue l’homme invisible est-il le produit ? En effet, quand bien même il resterait un phénomène appartenant au champ de l’expérience, il est également à la vision cet espace vide, ce néant qu’il faut bien situer, ne serait-ce qu’intuitivement. Le livre montre bien, par sa façon de confronter le regard à l’« inframince » du visible (Duchamp n’est jamais loin) qu’on ne peut reléguer cet homme invisible à son extériorité. Au contraire, et comme Kant le postule, le noumène empêche de supposer une autonomie de l’entendement, mais entraîne bien cette confrontation, ce choc frontal avec l’expérience empirique. Ce qui en découle, c’est un travail sur le film L’Homme invisible, bien sûr, mais également, et de façon plus précieuse, un travail sur un corps acentré dans l’espace de l’image. Un corps-regard absent que l’auteur évoque comme une « terreur figurative contagieuse » (p. 15-16),rappelant au passage la dimension anxiogène du roman de H.G. Wells dont le film de Whale constitue une des plus audacieuses adaptations.

 

À cet égard, le paradoxe d’un homme ni visible, ni fantomatique, ouvre la voie à des questionnements sur le medium film lui-même   . Au-delà de la traditionnelle question de l’image du corps, il y a donc place pour s’interroger sur ce qui constituerait un corps-image : « La visibilité, impropre à figurer l’homme invisible tel quel, avertit en même temps des possibilités propres au cinéma (par rapport à la peinture : enregistrement du changement, alternance des plans) » (p.28).

 

On ressent au fil de ces pages l’accomplissement d’un deuil imagier devant la figure infigurable de l’homme invisible. Comme si l’acte même de penser L’Homme invisible nécessitait « d’adapter une quasi-chair à un trou béant fictif » (p. 22) auquel le film donne consistance.

L’homme invisible est doublement visible, par son excès de visibilité d’une part (la peau extérieure des vêtements qui adhère au corps absent pourtant déjà là), et par sa présence phonique d’autre part (la voix comme curseur visuel qui renouvelle notre rapport perceptif)   . Le livre est ainsi construit comme une enquête qui, partant d’une mise à nu de cette figure invisible (le chapitre intitulé « Effraction du nu »), rejoint les méandres de la perception phénoménale (« Mues de la perception »). Le livre trace alors un sillon visuel sur la dimension sonore, souvent reléguée dans les limbes de l’analyse, et qui bénéficie ici de longs développements archéologiques (« Distributions de la radio »). Durafour revient sur le corps à la fois absent et présent de l’eucharistie (« Imitation du christ »), qu’il pousse jusqu’aux rencontres de l’optique et de l’esthétique, du verre et de sa transparence (« Encodage du corps »). À l’intérieur de chaque chapitre, il développe un certain nombre de points théoriques qui ouvrent des clés de lecture souvent inédites.

 

Un constat s’impose cependant : il est impossible d’apporter des « réponses » définitives à cette anomalie figurative que constitue l’homme invisible. Ce que le livre effectue, c’est un inventaire de cet inachèvement. J’insisterai ici sur deux points particuliers : la dimension figurale de l’homme invisible d’une part, et la transparence contrariée d’un espace du visible d’autre part.

 

Figurer l’infigurable

 

L’homme invisible, être d’apparence davantage qu’être d’apparat, est bien ce « nu intégral (même habillé, il ne porte pas de sous-vêtements, comme le montre la scène où il s’effeuille...), nu esprit (il y a des effets de magie, d’action à distance, dans ses actes), nu de la totalité de la surface du corps (la peau) »   renvoyant à cette effraction du nu dont parle Durafour. Être à la localisation imprécise, le nu de l’homme invisible devient la réponse a posteriori d’un état nominatif apposé sur ce corps. Pour en arriver à ce constat, l’auteur établit un développement théorique autour de la notion de figure, et aborde plus précisément la question figurale. Tout en convoquant quelques grandes références théoriques sur cette question, il tente de tracer d’autres chemins devant cet infigurable en mouvement : « un déplacement du corps figuré (le figuratif) sur le corps figurant » (p. 29), accident d’image à même la pellicule, qui inspire à l’auteur cette belle expression d’une forme « moins impressionnable qu’événement impressionnant le tissu même du mouvement cinématographique sous-jacent »(p.29)

 

Il n’est pas étonnant de voir débuter cette réflexion à partir de Lyotard, tant sa pensée du « figural », depuis la mise en place du concept dans l’ouvrage Discours, Figure, contient en creux un espace propre au désir de la figure   . L’énergie plastique impalpable qui s’y noue font de l’homme invisible une figure désirante. C’est d’ailleurs l’une des raisons de ce livre qui, en revenant sans cesse sur cet objet, lui cherche un lieu propre – à l’image plutôt que dans l’image.

Devant les difficultés que présente le concept de figural pour penser L’Homme invisible, l’auteur emploie, de façon peut-être plus cohérente, la notion de visuel, avatar emprunté à Georges Didi-Huberman pour sa théorie du figural. En continuant son dialogue à distance avec Huberman, Jean-Michel Durafour propose l’idée d’un « corps-décor » qui « ressemble, sur le mode de l’effacement, aux phasmatodea dont parle ailleurs Didi-Huberman »   .  En épousant et non en s’effaçant du décor où il prend place, l’homme invisible y trouve une continuité singulière : impossibilité au premier regard d’y localiser une présence en mouvement, bien que le mouvement d’un objet dans l’espace soit aussi la trace immobile que la mobilité laisse derrière elle (Bergson). Dès lors et malgré ces intuitions prometteuses, l’auteur voit bien que le « phasme », en ce qu’il épouse à merveille un environnement, et s’il jouit de l’ambigüité des rapports figure/fond propre aux théories gestaltiques, ne peut être le modèle de l’homme invisible, lequel n’a pas de modèle : point de structure sur lequel s’appuyer ou de « matière à voir » (p. 32). La piste du figural ne sera pas suivie, mais elle enseignera quelque chose de précieux pour la suite du développement : à savoir que ce corps invisible n’est pas seulement, à la suite d’un accident, un corps devenu invisible (c’est ce qu’il est sur le terrain de la croyance fictionnelle), mais bien également un corps de « la rupture » (p. 33) dont l’indicialité pose problème. En effet, comment pourrait-on « figuraliser » l’invisibilité de quelque chose que l’on ne voit pas ? La dimension figurale permet alors de mettre en avant l’idea (l’apparence flottante) plutôt que l’eidos (l’image visuelle plus concrète). Ainsi l’opacité visuelle du figural est-elle située entre son aspect « matériel et conceptuel » et plus encore « entre vérité et illusion », comme l’écrit Philippe Dubois   . Il y a bien présence, mais comment lui circonscrire une place ? Entre le visible et l’invisible, une façon inédite de voir se met en place, vierge en cela qu’elle dépasse les dualismes ontologiques. Il s’agit de dévoiler une image où nous ne voyons que l’arrière-plan, sans possibilité d’y détacher une figure qui avance pourtant « au-devant de l’image », ce qui nous oblige à voir autrement.

 

Ce n’est que dans les derniers plans du film, et notamment lorsque l’homme invisible meurt, que l’apparence externe du corps modelé (visibilité extérieure), devenu ce « corps glorieux » de la résurrection (p. 115), devient une visibilité corporelle positive. C’est là tout le mystère du film : ne pas rendre compte de sa figura, de la cavité modelée sur ce corps en négatif. À une exception, toutefois : lorsque ses empreintes de pieds apparaissent distinctement dans la neige, et dans le mouvement de sa propre progression dans l’espace. Encore une fois, il est stimulant de voir la façon dont Jean-Michel Durafour convoque les « restes de visibilité photographique, et leurs métamorphoses mobiles »    pour mieux les dépasser. Au lieu des mains négatives de l’art pariétal, notons qu’ici, l’empreinte se fait positive tant le pied est en contact direct – la neige – avec son référent.

 

Le livre trouve alors de nouvelles clés interprétatives dans le champ théologique et le principe de l’eucharistie (le chapitre « Imitation du christ ») débouche sur une réflexion à l’assise historique et théorique très documentée. De la transsubstantiation catholique (présence réelle du corps du christ) à la consubstantiation protestante (coexistence des présences), comment définir cet homme invisible ? L’auteur trouve alors cette belle proposition : « L’Homme invisible reprend ce dispositif théologique en l’inversant : là où un dieu immatériel, donc invisible, s’incarne dans le corps visible d’un homme (...), se fait lieu vivant, un homme parvient à rendre son corps invisible – mais pas immatériel – et finit, assez logiquement mais aussi abusivement, par se revendiquer comme (un) dieu sur terre »   .

 

L’espace diaphanique du visible

 

La question figurale aborde l’œuvre sur le terrain d’une « idée esthétique » plutôt que sur celui d’un concept clairement défini. La position kantienne s’y retrouve, pourrait-on dire, sur le terrain de l’imagination permise par la représentation.

 

Déplaçons à présent le problème sur la question de la transparence, qui est un élément revenant à plusieurs reprises dans le livre : « L’homme invisible n’est pas à proprement parler transparent ou diaphane : ces deux adjectifs désignent avant tout une matière à travers laquelle on voit, qui laisse passer la lumière, et cette matière encore faut-il d’abord pouvoir l’assigner pour la qualifier » (p.43). En effet, un objet transparent ne l’est pas totalement en propre et absorbe toujours un peu de lumière. Ainsi et contrairement à ce qu’affirment d’autres auteurs (Pierre Cassou-Noguès), l’homme invisible n’est pas « transparent comme une vitre » (p. 43) : lorsqu’il demeure nu et qu’il n’y a aucune matière repérable à la vue, il n’y a rien a voir. L’auteur note qu’il en aurait été tout à fait différent dans le cas d’une vitre placée derrière un corps : réfraction de la lumière, vision modifiée de l’arrière-plan troublé dans sa netteté.

À ce point, il convient d’établir quelques éléments de définition afin de situer notre homme invisible de façon plus précise. L’objet transparent, s’il laisse passer totalement la lumière sans la diffuser – quoiqu’il en absorbe un peu – laisse la distinction de l’objet en arrière-plan. Pour achever la transparence de l’homme invisible, encore faudrait-il pouvoir lui assigner une place, ou mieux encore y voir une matière à repérer.Quant à la tentation de le définir comme un objet translucide, elle se révèle elle aussi un échec devant cet avatar subtil de la transparence aux effets perceptifs différents – passage da la lumière avec atténuation qui empêche de distinguer l’objet en arrière-plan –, ce que n’est pas plus l’homme invisible. Mais que dire alors de cette invisibilité lorsqu’elle se pare d’une enveloppe externe ? Le corps est alors bien présent, support possible d’objets avec lesquels il rentre en contact : il n’est donc plus transparent ni indolore.

 

Cette absence de « matière visible » (p.44) trouve finalement un développement passionnant sur la question du diaphane. L’auteur réfute dans un premier temps l’assimilation du diaphane à l’homme invisible, car le diaphane désigne là encore une matière dans laquelle on voit. Pourtant, vers la fin du livre, le diaphane semble porté par une nouvelle réflexion. Lorsqu’est évoquée l’idée d’une invisibilité de « l’homme invisible qui factorise le verre » (p. 120) : au sens où il serait plus transparent que la vitre elle-même, ou la transparence devient elle-même transparente. Un développement s’en suit sur l’obsession d’une époque – le XIXe finissant – à vouloir traquer l’« inframince » de la matière, son invisibilité à l’œil nu. Il faut donc traquer et nettoyer le moindre microbe (le versant scientifique), tout comme les fables artistiques y trouvent matière à penser (mouvements romantiques, naturalistes, symboliques). C’est alors en revenant sur l’importance de la transparence comme problème esthétique majeur de l’art moderne en mutation, que l’auteur évoque rapidement Duchamp et son influence considérable, devant des questions certes rebattues mais non moins fascinantes. Il évoque précisément l’œuvre La Mariée mise à nu par ces célibataires, même (1915-1923), davantage connue sous le titre quelque peu sibyllin du Grand Verre, œuvre qui renverse la façon d’aborder un objet artistique et plus encore la façon de la regarder. Comme l’écrit Thierry de Duve, « Duchamp mentionne tantôt le spectateur ou celui qui regarde, tantôt les regardeurs, le public ou la postérité »   .

Le Grand Verre n’est déjà plus de la peinture en ce sens qu’il convoque différents médiums, laissant l’œuvre dans une indistinction nominative précise – c’est une œuvre d’art – reléguant la dimension essentialiste au second plan. Les deux panneaux de verre qui constituent l’organisation de cette œuvre-dispositif n’ont de cesse de jouer sur une représentation non fixée par avance : surface faussement bi-dimensionnelle où les célibataires sont enchainés dans les trois dimensions de l’espace, et où les regardeurs deviennent ces témoins occultes dont nous nous faisons le relais.

Autre exemple dans le livre d’une perception qui ne manque pas de s’évanouir à chaque instant de part sa disparition référentielle : « en 1985, Andy Warhol apparaît dans le night-club de l’Area de Manhattan, au 157 Hudson Street, y reste quelques instants immobiles sur un socle, puis se retire. Y nait une œuvre à part entière : Sculpture invisible » (p.129). L’œuvre devient le résultat d’une réduction immatéruelle du corps de l’artiste, inscrivant cet acte performatif comme le prolongement « d’un processus sculptural commencé avec Rodin ». C’est-à-dire non pas seulement le mouvement d’une substitution d’un référent absenté mais « un mouvement substituant, un travail figural de la substitution » (Didi-Huberman). Je retrouve ici peut-être et en y projetant beaucoup, ce milieu abstrait décrit chez Aristote, élément en puissance dans l’air, dans l’eau et dans tous les corps. La figure absente de l’homme invisible est peut-être cet élément diaphanique, ce milieu absent à la perception et qui régit notre rapport à l’œuvre. L’homme invisible serait cet espace diaphanique du visible, cet intermédiaire indispensable entre l’œil et l’objet résultant d’une tension constante à même le film, tel un support qui se substitue à l’écran de projection (du moins de façon imaginaire). 

 

On ne peut ici rendre pleinement compte de la richesse des rapprochements mis en place dans ce livre, qui convie chaque lecteur à traquer lui aussi cette figure invisible. C’est sans doute l’ambition de l’ouvrage que de proposer d’établir un nouveau rapport à la perception. Ce point nodal, l’auteur n’a de cesse de le convoquer, cherchant à déjouer les lieux communs théoriques pour mieux en déplier les correspondances et affinités électives.

C’est finalement au regard de la phénoménologie elle-même que Jean-Michel Durafour tente, dans un souci épistémologique vibrant, de revenir à certains préalables parfois laissés en suspens chez d’autres : faire revenir et travailler en creux une métaphysique du toucher, non pas seulement à partir du dernier Merleau-Ponty, mais en remontant plus haut, à partir de Maine de Biran. Dans son essai majeur De l’aperception immédiate (1897), le philosophe y développait une relation au toucher qui passe par l’intériorité de sa propre présence, écho pertinent à cet homme invisible en lutte avec son propre corps : « restituer la sensation  de l’effort de l’homme invisible est un exercice auquel se livre Whale très souvent, quand on y regarde d’un peu plus près, et surtout quand on le compare avec le roman » (p.57). Sans doute cette quête incessante du toucher, dans laquelle se débat péniblement l’homme invisible, constitue-t-elle la possibilité d’un renouvellement de notre rapport haptique aux images