« Aucun obstacle (...) ne me détourne ou me ralentit dans le but unique de ma vie : le bien-être de tous, la liberté partout. »

Héros des Deux Mondes, parce qu’il brandit l’étendard de la liberté de part et d’autre de l’Atlantique, Gilbert du Moutier La Fayette le fut incontestablement. Dans une biographie érudite et exhaustive, Jean-Pierre Bois retrace le singulier itinéraire de ce marquis qui joua un rôle absolument crucial dans la Guerre d’indépendance américaine aux côtés de George Washington et qui, tour à tour héros et héraut de la Révolution française, appela de ses vœux une voie politique intermédiaire, demeurée longuement inaudible en France.

 

Gouverner au centre

 

Tout en revendiquant le statut d’icône de La Fayette, Jean-Pierre Bois explore la place du marquis dans le champ politique de la Révolution française, de l’Empire, de la Restauration et de la Monarchie de Juillet, et dévoile les lignes de son action politique, trop longtemps cantonnée aux dimensions symboliques qu’elle a pu revêtir. Farouche opposant à Bonaparte et à la Restauration, il défendit vigoureusement l’héritage de la Constituante et vanta les mérites d’une res publica à même de garantir à la fois l’intérêt général et une représentation nationale contre toute dérive autoritariste.

L’invention d’un juste milieu, de cette modération dont Montesquieu affirmait l’impérieuse nécessité pour l’établissement d’un bon gouvernement, ne va pas sans heurts. La position ambivalente de La Fayette, tiraillé entre l’adhésion aux revendications du Tiers-État et son appartenance à la noblesse, entre l’inexpugnable combat pour la liberté et l’indispensable maintien de l’ordre public, n’a jamais cessé de structurer son action politique de monarchiste constitutionnel. Une fois légitimées les insurrections contre toutes les formes tyranniques de gouvernement, la souveraineté populaire rétablie se devait de garantir la stabilité de l’ordre social. À peine fallait-il bannir la servitude, que déjà la force publique devait reprendre ses droits. C’est ainsi que le noble auvergnat, à deux reprises commandant de la garde nationale, sut s’attirer jusqu’au crépuscule de ses jours les foudres des royalistes intransigeants et des démocrates les plus virulents. La méfiance de Mirabeau, les sarcasmes de Marat et les procès d’intention de Robespierre – qui voyait cependant juste en affirmant que « Le plan de Lafayette étoit de former dans l’état un troisième parti mitoyen, entre ce qu’on appeloit les francs aristocrates, et les patriotes » – ont ainsi scandé l’itinéraire de celui qui fut un adulateur de la démocratie américaine et de ses libertés.

 

De la démocratie en Amérique

 

S’illustrant vaillamment à Yorktown le 19 octobre 1781, son « plus haut fait d’armes » selon Jean-Pierre Bois, et fait citoyen américain en 1784, La Fayette trouva en la jeune nation américaine un terreau favorable à l’éclosion des idées nouvelles. Si les passages consacrés à ses trois premiers voyages américains entre 1777 et 1787 ne sont pas porteurs de nouveauté historiographique substantielle, en revanche, la partie dévolue au voyage américain de 1824, souvent présenté comme une simple tournée mémorielle ayant ressuscité les reliquats de combats passés, nous dévoile la maturation de l’analyse politique de La Fayette au contact des représentations et pratiques de la jeune démocratie américaine. Ce périple fut en somme une occasion inédite pour le marquis d’étudier les vertus de la Constitution du New Hampshire, de prendre le pouls des effets bénéfiques d’un fonctionnement sain des institutions politiques à Albany, ou encore de s’enthousiasmer de la prospérité agricole, du perfectionnement des techniques d’élevage et des instruments agricoles à Baltimore avec la Société d’agriculture du Maryland. « À la semence de la liberté américaine transplantée sur d’autres rivages ! Etouffée jusqu’à présent, mais non détruite par les mauvaises herbes européennes, puisse-t-elle germer et s’élever de nouveau, plus vigoureuse, plus pure, et couvrir le sol de deux hémisphères » s’exclama le natif de Chavaniac. Mais l’Amérique n’est pas simplement présente au gré de ses voyages, elle irrigue en profondeur chaque passage du livre, agrémenté d’extraits de la correspondance entre La Fayette et George Washington, véritables père et fils spirituels.

 

La Fayette sur tous les fronts

 

Jean-Pierre Bois multiple les angles d’attaque en faisant converger les facettes de la vie de La Fayette, et cette entreprise de biographie totale est d’autant plus salvatrice qu’elle ne passe sous silence aucun aspect de la pensée et de l’action du héros des Deux Mondes, depuis sa tentative expérimentale d’affranchissement des esclaves de la plantation qu’il acheta à Cayenne, jusqu’à ses ultimes combats pour les causes belge et polonaise en 1830-1831, en passant par ses activités agronomiques au château de La Grange à partir de 1799.

On regrettera toutefois que la dimension biographique et l’approche chronologique ne cèdent pas de temps à autre le pas à des développements plus complets interrogeant l’influence de la pensée des Lumières sur l’action politique de La Fayette, ses activités de promotion du commerce avec les États-Unis entre 1783 et 1789, ou encore sa place dans les réseaux maçonniques et carbonaristes – bien que cet aspect soit esquissé, notamment lorsque l’auteur évoque la réception du marquis à la loge de Saint-Jean d’Écosse en 1782.

Surtout, alors même que la gloire semble être, aux dires de Jean-Pierre Bois, l’antienne cadençant la carrière du héros des Deux Mondes, cette notion ne donne pas lieu à un questionnement plus large sur une économie ou une sociologie de la rareté, comme l’avait proposée Nathalie Heinich dans son travail sur Van Gogh : « la singularité a ceci de paradoxal qu’elle n’est analysable que dans la mesure où elle est comparable, donc généralisable, donc dé-singularisée, c’est-à-dire dépouillée de ce qui fait sa spécificité. »   Au fond, comment la gloire comme construction d’une l’identité individuelle encore fortement imprégnée de l’idéologie des sociétés aristocratiques s’articule-t-elle, chez La Fayette, avec la défense des idéaux de la Révolution ? Comment la quête de cette gloire, qu’il revendiqua explicitement, a-t-elle été utilisée contre lui par ses détracteurs ? Même si la fin du dernier chapitre aborde la question de la postérité de La Fayette et son entrée progressive au Panthéon des grands hommes de la liberté, l’analyse aurait gagné à montrer comment se mettent en forme, collectivement et évolutivement, des figures de la singularité.

Il n’en demeure pas moins que cette biographie constitue une belle entrée en matière pour tout néophyte désireux de traverser les époques aux côtés d’une figure majeure – mais non moins ambivalente – du combat pour la liberté, d’un républicain qui rêva inlassablement d’une monarchie tempérée, d’un milieu dont Jules Michelet se plaisait à dire qu’il était introuvable