Dans un ouvrage très documenté intitulé « Justice d’exception : l’État face aux crimes politiques et terroristes », l’universitaire Vanessa Codaccioni revient sur un demi-siècle de justice d’exception et interroge l’équilibre précaire entre liberté et sécurité.  

 

NonFiction : Les débats sur l’adaptation de la justice à des situations exceptionnelles s’enracinent dans une histoire longue de la France. Les juridictions d’exception, dites-vous, naissent toujours dans des contextes de crise. Dans l’histoire récente, quels sont les événements qui ont donné lieu à une justice d’exception ?

 

Vanessa Codaccioni : Tout dépend de ce que l’on entend par justice d’exception. Si on la définit comme une manière de punir des « ennemis intérieurs » par le biais de juridictions dérogatoires au droit commun, il faut remonter au milieu des années 80. À cette date, la France subit une vague d’attentats (Action Directe, Armée secrète arménienne de libération de l’Arménie, Comité de solidarité avec les prisonniers politiques arabes et du Proche-Orient etc.) qui conduisent à l’adoption de la première législation antiterroriste en 1986. La droite revenue au pouvoir par le biais de la cohabitation parvient ainsi à réactualiser de nombreux dispositifs d’exception supprimés par la gauche en 1981 (la garde à vue prolongée, la spécialisation et la centralisation des affaires terroristes à Paris, les juges d’instruction antiterroristes etc.) et à recréer une juridiction d’exception : la cour d’assises spécialement composée. Privée de son jury et n’ayant donc plus grand chose à voir avec une cour d’assises « ordinaire », celle-ci permet lors de juger rapidement des « terroristes » comme les membres d’Action Directe ou Georges Ibrahim Abdallah.

 

Pour autant, si on prend une définition plus large de la justice d’exception, c’est-à-dire comme une forme de justice qui crée un régime répressif aggravé pour une partie de la population, les derniers événements sont les attentats de novembre 2015. Ces derniers ont en effet conduit à modifier la législation relative à l’état d’urgence pour renforcer les pouvoirs de l’administration et de la police. C’est ce que montrent les assignations à résidence ou les perquisitions administratives sans contrôle judiciaire. Chaque attentat ou événement meurtrier géré par l’adoption d’une législation d’exception ne fait ainsi que renforcer une justice d’exception administrative et policière chargée aujourd’hui de lutter contre la criminalité dite « terroriste ».

 

NonFiction : Vous revenez longuement sur la Cour de sûreté de l’État qui marque l’institutionnalisation de la justice d’exception au cœur de l’Etat. Créée en janvier 1963, cette ancienne juridiction d’exception avait pour objectif de juger, en temps de paix, les crimes et les délits qui portaient atteintes à la sûreté intérieur et extérieure de l’État français. Quelles ont été les cibles privilégiées de cette Cour de sûreté ? Qui décidait de ces cibles ?

 

V. C. : Comme toute juridiction d’exception, la Cour de sûreté de l’État visait celles et ceux considérés par l’exécutif comme des « traitres », des « comploteurs », des « espions » ou des « terroristes », c’est-à-dire des ennemis politiques désignés par le pouvoir central. Créée pour juger rapidement et sévèrement les membres de l’Organisation armée secrète (OAS) à la fin de la guerre d’Algérie, ce tribunal spécial a pourtant changé très rapidement de « population cible » pour réprimer l’extrême gauche (manifestants de mai 68, maoïstes de la Gauche prolétarienne, soldats politisés dans l’armée), les mouvements indépendantistes corses et bretons en particulier, et enfin les « terroristes » comme les membres d’Action Directe.

 

Par rapport à toutes les juridictions d’exception qui ont jalonné l’histoire de la justice française (sous Vichy, à la Libération, pendant la guerre d’Algérie), qui avaient été instaurées de manière temporaire pour éradiquer une cible précise, la Cour de sûreté de l’État a donc la spécificité d’avoir été créée pour durer et pour réprimer tout militantisme radical. C’est cette singularité dans le paysage judiciaire français que j’ai interrogée et analysée.

 

A ce titre, il est très intéressant de se demander qui décide des cibles de la justice d’exception. Dans le cas des juridictions politiques, c’est l’exécutif qui choisit les « ennemis intérieurs » soumis à un processus de pénalisation d’exception, et plus précisément dans le cas de la Cour de sûreté de l’État le Garde des Sceaux aidé du chef de l’État. Je ne donne qu’un seul exemple : dans les années 70, il y a la volonté de punir plus sévèrement le mouvement maoïste. Or, ses militants ne commettent pas d’actes assez graves pour les soumettre à la justice d’exception. Le chef de l’État, sur proposition du ministre de l’Intérieur, décide donc de dissoudre la Gauche prolétarienne, rendant ainsi le militantisme maoïste illégal et soumis à la Cour de sûreté de l’État. Ainsi, dans le cas d’une justice d’exception, il y a de la part des autorités et des magistrats du parquet tout un jeu avec la loi et le droit pour séparer « justiciable ordinaire » et « ennemis publics ».

 

NonFiction : La suppression de la cour de sûreté en 1981 avec l’arrivée de la gauche au pouvoir a-t-elle changé la donne ?

 

V.C.: Arrivée au pouvoir en 1981, la gauche supprime toute forme de justice d’exception et en particulier les tribunaux spéciaux, à savoir les tribunaux militaires et la Cour de sûreté de l’État. Il s’agit à cette date pour le garde des Sceaux Robert Badinter de privilégier le droit commun au droit d’exception, de donner la primauté à l’égalité de toutes et de tous devant la loi et la justice, et de refuser toute forme de justice parallèle, même en cas de terrorisme. Autrement dit il n’y a plus deux formes de justice, celle pour les individus « ordinaires » et celle pour les « ennemis intérieurs », mais une seule, tous les justiciables étant jugés par les tribunaux correctionnels et les cours d’assises, et soumis au même régime répressif de droit commun.

 

Mais incidemment, en 1981, la gauche supprime aussi les crimes et les délits politiques. Qu’est-ce que cela change ? A partir de cette date, les « intentions politiques » des actes commis ne sont plus pris en compte. De la même manière, auparavant, les militants pouvaient en prison bénéficier d’un « régime spécial » qui disparaît lui aussi. Cette dépolitisation de la justice et des gestes commis par des activistes a perduré dans le temps et demeure encore aujourd’hui.

 
 

NonFiction : En décembre dernier, le ministre de l’intérieur Bernard Cazeneuve a dressé le bilan des perquisitions liées à l’Etat d’urgence. Sur les 2898 perquisitions menées, 488 ont donné lieu à des procédures judiciaires et 297 personnes ont été placées en garde à vue (dont 51 incarcérées). Des débordements ont toutefois eu lieu. Ces débordements ont été scrutés à la loupe par les médias, on pense notamment à l’Observatoire de l’Etat d’urgence mis en place par le journal Le Monde et à l’initiative du site La Quadrature du Net qui a recensé les dérapages liés à l’état d’urgence. Dans une tribune parue dans le journal Libération le 19 novembre, la sociologue américaine Judith Butler mettait en garde contre l’état d’urgence qui serait un moyen de « suspension de la démocratie annonciateur d’un État sécuritaire renforcé ». Ces accusations d’État policier vous semblent-elles justifiées ?

 

V.C. : Ce ne sont pas des « débordements » mais des « dérives » typiques du recours à l’exception, les mesures prises par le pouvoir étant progressivement étendues à des personnes tout à fait extérieures aux faits visés initialement. Dans le cas de l’état d’urgence on a ainsi mobilisé des outils policiers et administratifs contre des militants ou des individus qui n’avaient rien à voir avec les attentats et n’avaient aucun lien des réseaux terroristes.

 

Ensuite, faut-il parler « d’État policier » ou « d’état d’exception permanent » ? Personnellement, comme je l’explique dans l’introduction de mon livre, je ne suis pas favorable à ces grands termes « totalisants » qui occultent le fait que, malgré tout, nous sommes dans un État de droit. Ce dernier est progressivement rogné de l’intérieur par l’extension des pouvoirs accordés à l’administration, à la police et aux services de renseignements. Mais il existe encore des contre-pouvoirs sur lesquels s’appuyer (le Conseil d’État, le Conseil Constitutionnel, la cour de Cassation), et des contestations peuvent encore émerger malgré la tendance des gouvernants à les annihiler. Surtout, parler « d’état policier » ou « d’état d’exception permanent » occulte le fait que tous les individus ne sont pas soumis aux mesures d’exception décidés par les pouvoirs exécutif et législatif. Les états d’exception sont des régimes répressifs ciblés, c’est-à-dire qui vont s’attaquer à des catégories de la population mises en situation d’infériorité juridique et, elles, réellement réprimées.

 

NonFiction : On a beaucoup entendu, à gauche notamment, la mise en parallèle de l’état d’urgence en France avec le « Patriot Act » américain qui avait fait suite aux attentats du 11 septembre 2001. Cette comparaison vous paraît-elle pertinente ?

 

V.C. : Je n’aime pas cette comparaison avec les États-Unis car, à chaque fois qu’une législation très répressive est adoptée en France, le gouvernement explique qu’elle sera toujours moins « d’exception » qu’aux États-Unis. D’ailleurs, de nombreux observateurs de la vie judiciaire française, pour appuyer la thèse selon laquelle il n’y aurait pas de régime d’exception en France, s’appuie sur une comparaison avec les États-Unis. En revanche, ce que l’on peut dire c’est que la France, comme de nombreuses démocraties européennes, multiplie aujourd’hui les dispositions sécuritaires et radicales, et mobilise des procédés de plus en plus intrusifs et coercitifs. La ligne de partage entre les États-Unis et le reste de l’Europe, du point de vue des atteintes aux droits fondamentaux, reste donc tenue.

 

NonFiction : Les mesures d’exception ne se font plus au nom de la sûreté de l’État comme à l’époque gaulliste mais au nom de la sécurité individuelle des citoyens. L’idée est moins de protéger un système que les citoyens dans leur quotidien. D’où peut-être la relative indifférence face à ces mesures exceptionnelles. Dans la situation actuelle, parlerez vous de mesures exceptionnelles ou de justice d’exception ?

 

V.C. : Les mots sont très importants ici. Les gouvernements, lorsqu’ils adoptent des mesures très répressives, évoquent toujours des « mesures exceptionnelles », surtout pas « d’exception ». Au lendemain des attentats de janvier 2015, le Premier ministre Manuel Valls avait annoncé que le Gouvernement devait prendre des « mesures exceptionnelles, pas des mesures d’exception ». Devant les multiples dénonciations suscitées par le projet de loi sur le renseignement présenté en Conseil des ministres le 19 mars 2015, il avait redit en avril : « il ne s’agit en aucun cas de mettre en œuvre des moyens d’exception ». Pour autant, comme à chaque fois, ce sont bien des dispositions d’exception qui sont prises, c’est-à-dire dérogatoires au droit commun, liberticides, et attentatoires aux libertés individuelles et publiques.

 

NonFiction : Le juge Trevidic a rappelé à de nombreuses reprises qu’il était indispensable pour notre État d’adapter notre outil législatif à l’évolution de la menace terroriste. Notre législation est-elle obsolète pour répondre efficacement à cette nouvelle menace ? Ce qui soulève une autre question, comment adapter la loi sans nuire à l’État de droit ?

 

V.C. : Comment notre législation peut être obsolète alors que depuis le milieu des années quatre-vingt on se cesse de légiférer contre le terrorisme ? Précisément, pour y faire face, il existe toutes les législations antiterroristes votées depuis 1986, c’est-à-dire une vingtaine de lois qui s’empilent les unes aux autres sans que ne soit jamais posée la question de leur pertinence, de leur efficacité, ou de leur dangerosité pour les libertés individuelles et collectives. Il existe donc non seulement le droit commun pour lutter contre le terrorisme, mais aussi ce que j’ai appelé le « droit commun d’exception » façonné par les multiples lois antiterroristes adoptées par le Parlement. Quant à la préservation de l’État de droit, il est déjà mis à mal par tout cet appareil sécuritaire et répressif que je viens d’évoquer. Il faudrait ainsi cesser de légiférer dans l’urgence et en état d’urgence pour redonner toute sa force au droit commun.

 

NonFiction : On a également lu que la France avait notifié à la Cour européenne des droits de l’homme son intention de déroger à certains droits garantis par la CEDH (Convention européenne des droits de l’homme) et l’ONU. Qu’est ce que cela signifie concrètement ? La France risque-t-elle des sanctions ?

 

V.C. : Le communiqué du Conseil de l’Europe, informant que les autorités françaises n’allaient pas respecter certains droits garantis par la Convention européenne des droits de l’homme, ne doit pas surprendre outre mesure. Prévue par les textes, cette déclaration gouvernementale vise à éviter les procès. Elle confirme ainsi que les états d’exception conduisent toujours à de multiples atteintes aux libertés publiques et aux garanties fondamentales et, surtout, que leurs dérives sont juridiquement anticipées et, dans des circonstances exceptionnelles, tolérées. Néanmoins, certaines « dérogations » ne seront pas tolérées, comme celles liées à la torture, aux traitements inhumains, et au principe de la légalité des peines. Il faut donc attendre et voir la réaction de la CEDH si cette dernière est saisie