Une vaste enquête portant sur la notion de « contemporain », permet à l’auteur de traverser et notre époque et le monde.

Fallait-il en appeler à Molière pour titrer cet ouvrage ? Là où on fait le « brouhaha », n’est-ce pas d’abord au théâtre ? Sans doute. Cela étant, l’expérience du monde n’est-elle pas aussi celle du brouhaha, et ne convient-il pas de s’y confronter ? Sans précautions pour autant, ne risque-t-on pas de confondre le brouhaha, la dispute et le dissentiment   ? D’autant que, il est vrai, ce brouhaha est non moins dans la pensée des philosophes et des commentateurs du temps, nous suggère d’emblée l’auteur, dont Internet nous apprend, pour abréger, qu’il est professeur de littérature générale et comparée à l’Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis et membre junior de l’Institut Universitaire de France (promotion 2011). Il s’agit bien, dans cet ouvrage, de nous présenter les résultats d’une enquête sur la contemporanéité et ses bruits, laquelle a été publiée la première fois en anglais dans une revue d’Études hispaniques (2014). Quelques autres éléments ont aussi été publiés dans des revues diverses. Mais ce n’est pas sans en avoir rediscuté avec de nombreux analystes (dont des littéraires, des historiens, des philosophes), que l’auteur a abouti à la forme actuelle de sa réflexion.

L’ouvrage, éventuellement construit sous modèle deleuzien, se déploie en 6 « séries », dont la propriété est d’articuler à chaque fois des thèses et des expériences concrètes, puisées à des sources diverses dans le monde « contemporain ». Ces séries se nomment : exposition, médias, publication, controverse, institutions, archéologie, et lieux du contemporain. Elles dessinent des lignes de force et des points de tension à partir desquels l’auteur peut donner corps à la/sa notion de contemporain, en évitant de lui donner une représentation historiciste au profit d’une représentation archéologique. Chaque série se termine sur une des composantes possibles de la notion mise en jeu. 

 

Une polémique autour du terme « contemporain »


Précisons l’intérêt de cet objet. L’ouvrage porte d’abord sur des notions soumises à brouhaha   – par conséquent, dans l’optique choisie par l’auteur, l’adjectif « contemporain », et le substantif qui fût ensuite construit à partir de lui –, à propos desquelles on peut tout de même relever, qu’arriver après les batailles permet de présenter des réflexions constituées par des résultats acquis durant les années de tension, plutôt qu’élaborés récemment. Car la question de la signification à prêter à la notion de « contemporain » est posée depuis très longtemps, des acquis sont largement fortifiés. L’avantage de cet ouvrage est de les résumer, encore que ce soit sur le mode subjectif, en suspendant parfois le fil du temps requis pour les établir (depuis 1980), parce que l’auteur (ou la maquette éditoriale imposée) cite en note des ouvrages qui ont polarisé des polémiques, sans donner les dates de référence (ni les éditeurs), ce qui aurait aidé le lecteur à se rendre immédiatement compte, sans être obligé de recourir aux références bibliographiques placées en fin de volume, de la dimension temporelle de l’établissement des données et des discussions (l’auteur lui-même évoque la « fabrique » de la notion   ).

Le « contemporain » : un mode d’être au temps


En un mot, concernant d’abord « contemporain », substantif ou adjectif, appliqué tantôt à l’époque, tantôt à l’art, le résultat est effectivement le suivant : la référence au dictionnaire et à l’étymologie est tout à fait insuffisante, au vu de la manière dont ce signifiant est devenu un des termes par lesquels une communauté se désigne (qu’il s’agisse de l’époque ou des artistes, encore une fois). Il vaut plus que son étymologie (la co-présence), puisqu’il encourage aussi une expérience de réflexivité (en quoi nous sommes certainement post-kantiens). Le contemporain est avant tout une question posée à l’historicité. L’hypothèse formulée par l’auteur est que ce méta-mot du partage (avec l’antérieur et le postérieur) et de la relation (entre ceux qui en discutent) s’est imposé parce que celles et ceux qui prennent part au même temps – et en cela cette catégorie est aussi une affaire temporelle – n’ont jamais été aussi nombreux et divers, et probablement jamais autant en désaccord. Il y a, dans ce propos, à la fois une dimension pertinente (celle de la question de la masse, nous allons y revenir) et une dimension insuffisante (celle de prendre la masse pour une raison). Après avoir examiné correctement les approches de la temporalité que chacune des notions de ce type présuppose (Antique, Moderne – en rapport avec les travaux de Hans-Robert Jauss), « contemporain », mais aussi « présent » (en référence cette fois aux travaux de l’historien François Hartog), la conclusion s’impose, en particulier relativement aux considérations esthétiques : la seule approche pertinente de la notion de contemporain est son approche spécifique en dehors du champ des notions historiennes (Antiquité, Moderne), son approche modale : le contemporain est un mode d’être au temps. La synthèse est justifiée : « Il y eut [donc] autant de contemporains que de moments historiques, qui furent tour à tour contemporains ». Ainsi tel ou tel peinture classique fut en son temps un contemporain, « pour revenir sur une évidence » ! 


Des réflexions sur l’« art contemporain »


Dès lors, de la querelle des années 1970-1980, concernant notamment l’art contemporain, que reste-t-il, selon l’auteur (car en 2005, Marc Jimenez avait déjà entrepris une synthèse) ? Il en reste une passionnante réflexion, affirme-t-il, sur la structuration de l’espace artistique, laquelle tient aux questions suivantes : que montrer ? Où montrer ? Pour quelle relation entre l’artiste, le producteur, et ceux qui pénètrent les espaces d’exposition ? 

C’est sur le parti pris visant les masses qu’il faut revenir, puisque l’auteur s’appuie sur lui, faisant de la multiplicité nouvelle des sujets qui font l’expérience de la conscience historique le moteur de l’usage de la notion de « contemporain ».  Cette question des masses s’enroule autour du propos précédent, tout en ayant une autre portée. L’auteur relie le déploiement de l’art contemporain à la fois aux sociétés de masse (« de foule, de masse, de classe, de peuple, de communauté », précise-t-il en une formule ramassée   ) et à la multiplication à l’infini des lieux de monstration de l’art – des espaces publics, dans la mesure où ils impliquent débat et participation (qu’on se réclame de Jürgen Habermas ou non) –, ce qui a pour implication l’évanouissement de la spécificité du musée d’art moderne. Ici l’hypothèse est plus nouvelle. L’auteur synthétise autour d’elle un autre axe de son travail concernant le contemporain, la relation aux arts, et ceci dans une formule : « Les réflexions sur l’art contemporain (au premier rang celles que les artistes ont suscitées par leurs propositions) inspirent ainsi les autres champs du savoir et de la culture, car elles ont précisément su penser cette mutation démographique, politique et culturelle »   .

 

Le contemporain comme démocratisation de l’espace public


Présentant un autre brouhaha, l’auteur approfondit cette hypothèse. Il nous conduit en Argentine, à Rosario, là où le contemporain, selon son expérience, prend la forme d’un élargissement de l’accès aux lieux de distinction sociale, dont les lieux de culture. Là, toute une population est convoquée pour s’aventurer dans une culture démocratisée, et/ou contre la culture des élites. Le Centre des expressions contemporaines fait émerger des pratiques et des discours différents et dont l’auteur rend compte par allusions. Il nous conduit à la lecture du manifeste rédigé par le Centre, affirmant que si l’artiste doit rester en avance sur son temps, le fossé entre lui et son public doit être réduit ; mais aussi que la production artistique doit être excellente en accentuant la possibilité pour le public de la comprendre ; les artistes, enfin, précise le texte, doivent jouer le rôle de « leadership spirituel » auprès du peuple.

Ce récit permet à l’auteur d’indiquer que le contemporain, après tout, n’est peut-être rien d’autre qu’une question d’espace et de sphère publics. Est-ce suffisant ? L’auteur le croit qui ne cesse d’insister sur les mutations socio-historiques pour expliquer la dimension qu’a prise le contemporain. Dans le cas de Rosario, dit-il, l’adjectif « contemporain » signale la fin du dispositif-institution du musée, la fin d’une forme d’expérience spécifiquement moderne, en tant qu’elle est une expérience de distinction. En revanche, le « contemporain » est ouvert, il est dans la rue, dans la ville, il ne fait pas monument, isolé. Et il conclut : « L’expérience contemporaine de l’art, dont je redis l’importance pour comprendre le contemporain, est cette expérience de l’indistinction et la manifestation du contemporain comme indistinction »   .

 

Le contemporain est l'inactuel

 

C’est ainsi que la conférence prononcée par Giorgio Agamben, en 2008, fait son entrée dans l’ouvrage. Elle est intitulée : « Qu’est-ce que le contemporain ? »   . Elle développe une idée somme toute classique (on la trouve aussi chez Schiller et bien d’autres), selon laquelle être contemporain c’est faire l’effort de prendre ses distances avec son temps, « déployer l’activité courageuse de percevoir dans l’obscurité la lumière dirigée vers nous »   . Est-ce la seule référence possible pour introduire une problématisation de la notion ? Sans doute pas, mais du moins celle-ci existe-t-elle, même s’il est un peu exagéré de laisser croire qu’en elle le contemporain se trouve questionné pour la première fois et de telle manière qu’après cette conférence « plus rien n’est comme avant ». L’auteur présente ce texte, et résume le propos : il existe un « vrai » contemporain et il est inactuel. En un mot, Agamben facilite, il est vrai, la distinction entre le contemporain et le temps qui passe. Utile précision. S’agissant d’un texte dit « prophétique », l’auteur en reprend la leçon afin de bien nous l’expliquer, puisqu’il n’a pas été bien compris   . Cela dit, l’exploration du texte en question est un peu courte, n’insistant pas sur la fonction de la pensée de Martin Heidegger dans la conférence (le « trou dans l’être », etc.).

 

Un espace public postmoderne ?


Il n’en reste pas moins que ce recours lui permet d’approfondir deux questions centrales : celle des espaces publics, puis celle de la postmodernité. Quant à la première, autant dire qu’elle devait accompagner une telle théorie du contemporain. Abordée à partir des travaux de Habermas, elle est cependant largement ré-explorée à partir, d’ailleurs, des impasses que rencontre la pensée du philosophe allemand : par exemple, concernant la réalité d’un espace public, qui apparait finalement fortement idéalisé. En l’occurrence, la sphère publique idéalisée repose sur un très grand nombre d’exclusions, dont la plus importante est évidemment celle du genre (relevée par Nancy Fraser). Elle exclut aussi la culture de salon (hautement féminisée), mais en visant simultanément la culture littéraire. Si la sphère publique idéalisée est supposée accueillir tout le monde dans une apparence d’égalité, la réalisation de cette égalité n’est pas effective. Parler ainsi de la littérature est loin d’être indifférent. Non seulement parler de l’espace public de manière idéalisée passe par une valorisation du silence, par l’inverse du brouhaha, mais passe aussi par une idéalisation de la sphère littéraire, dont on a aussi exclu le brouhaha.

On retrouve ce problème en fin de parcours lorsqu’il est question d’évoquer à nouveau l’espace public, juste avant de terminer l’ouvrage sur des sujets aussi importants que la critique d’art, la décrédibilisation des grands récits, le culturel, etc. L’auteur ne se fait pas faute de remarquer que les politiques publiques s’appuient depuis longtemps sur une idée de la culture comme vecteur de cohésion sociale. Et il précise : « Autrefois, cela passait par une approche monumentale et somptuaire, supposée faire sens commun pour la communauté » ;  désormais ce sont au contraire des approches micropolitiques qui sont privilégiées. L’avantage ? Les artistes et les écrivains se trouvent mieux inscrits dans un tissu social donné. Ce qui nous reconduit au contemporain