Coup de fil : l'ex-compagne de Grégoire Bouillier, dont il n’a pas eu de nouvelles depuis plusieurs années, l’invite à un mystérieux dîner d’anniversaire organisé par une certaine Sophie Calle. 

 


« Le jour de mon anniversaire, note Sophie Calle   , je crains d’être oubliée. Dans le but de me délivrer de cette inquiétude, j’ai pris en 1980 la décision d’inviter tous les ans […] un nombre de convives équivalent à mon nombre d’années. Parmi eux, un inconnu que l’un des invités serait chargé de choisir. »

Le 9 octobre 1990, sans vraiment s’en douter, Grégoire Bouillier entre dans la vie artistique et personnelle de Sophie Calle en assistant, en tant qu’invité mystère, à l’un de ses rituels d’anniversaire. Pourtant, ce deuxième roman de Grégoire Bouillier ne parle pas directement de l’artiste. On ne comprend que très tardivement la place que celle-ci occupe et cette distance volontairement prise rend le personnage très différent de celui dépeint par Paul Auster dans Léviathan, où Sophie Calle (Maria Turner) revêt clairement les traits d’une personne extravagante.

Sophie Calle n’est véritablement dévoilée qu’à la suite d’une longue digression qui prend pour point de départ l’invitation faite par l’ex-compagne de l’écrivain à un mystérieux dîner. Il ne connaît ni son hôte ni ses amis, et s’il accepte d’aller à cette soirée qu’il sait ratée d’avance, c’est uniquement parce qu’il ne parvient pas à oublier la femme qui l’invite. En filigrane, une large partie du livre se focalise donc sur cette femme, jamais nommée, qui « […] l’avait quitté des années auparavant sans un mot ni une explication »   , sans même lui dire « prenez soin de vous » en somme.

 

Le cadeau

A l’approche de la soirée d’anniversaire, l’auteur décrit comment, des heures durant, il cherche vainement une idée de cadeau pour son hôte, cette « artiste contemporaine connue », qui l’oblige bien malgré lui à placer la barre très haut. Errant dans les rues de Paris, il se lance alors à la recherche du cadeau « capable de symboliser le don en lui-même »   . Tant d’efforts pour briller en société mais surtout, pour se montrer à la hauteur d’une attente fantasmée et imaginaire d’une femme qu’il aime encore, mais qui elle, a refermé le chapitre de leur relation depuis longtemps déjà.

Ses pérégrinations le mènent enfin à l’objet de toutes ses espérances : une bouteille de vin, mais pas n’importe laquelle, une des meilleures qu’il puisse trouver. De ces cadeaux qui coûtent bien plus que le prix d’un loyer, comme le rappelle allègrement l’auteur. « S’ils voulaient mon sang [...], j’allais le leur servir en millésime », écrit-il   . Ce sera un château Margaux 1964.

Vient alors la soirée. Un désastre donc, parfaitement comme on l’imaginait. L’auteur peine à se faire une place parmi les invités, si ce n’est en brillant par ses remarques aigres et cyniques. Pire encore, ce qu’on redoutait tant arrive. Il voit ses dernières illusions amoureuses partir en lambeaux. Son ex-compagne ne sait que trop bien tenir son rôle. Pas une once d’ambiguïté pour sauver notre triste protagoniste qui ne peut constater qu’une chose : celle qu’il avait tant aimée lui échappe désormais pour de bon.

 

Le dîner

Lui qui « s’était pourtant fait potlatch »   en faisant le don d’une bouteille de Margaux 1964 qui lui coûtait bien plus que son loyer, comment pouvait-il imaginer qu’il serait remercié ainsi ? La bouteille, d’ailleurs, où avait-elle disparu ? Il ne la revit plus de la soirée, trop occupé qu’il était à s’affairer auprès de son ex-compagne. La réalité qu’il découvre, c’est que son hôte, Sophie Calle, reçoit les cadeaux mais, comme à son habitude, ne les ouvre ni ne les utilise : « Je les ai conservés afin de garder à portée de main les preuves d’affection qu’ils constituaient »   .

Il ne le savait pas encore mais la bouteille allait finalement jouer un rôle éminemment symbolique. Si elle s’avérait être l’attribut évident d’un échec amoureux, elle serait également l’emblème d’une relation future avec Sophie Calle.

Plusieurs années se sont écoulées. Son ancienne hôte le recontacte à propos du premier livre qu’il publie, Rapport sur moi, sans se douter qu’ils se sont déjà croisés. Et pour cause, elle qui consigne habituellement les cadeaux reçus dans un registre spécial, a tout simplement oublié de noter la bouteille de Margaux 1964, perdue des années durant sur le haut d’une étagère, dans la cave à vin de l’artiste.

Point de départ d’une relation, point final d’une autre, cette bouteille qui fut bien un don renferme à elle seule plusieurs histoires qui ne doivent rien au hasard et que l’auteur relate avec humour et autodérision. L’objet se mue également en coulisses d’une œuvre participative de Sophie Calle, cette artiste qui ne mêle que trop bien art et intime, réalité et fiction.

L’auteur du livre partage ainsi avec Sophie Calle cette conception de l’art et de la littérature, lui qui refuse vertement de se laisser catégoriser et rappelle souvent qu’il ne souhaite pas opposer fiction et réalité :

« J’ai intitulé mon premier livre Rapport sur moi. Rapport, cela veut dire action de raconter ce que l’on a vu, ce que l’on a entendu et tout de suite je me suis dit que cela définissait un espace dans lequel la réalité elle-même pouvait être perçue comme une fiction, au lieu de s’opposer à elle. Et cela change tout. Cela change le point de vue sur le monde de le voir comme une fiction, une sorte d’aventure que l’on peut regarder comme telle. Tous mes livres sont ainsi des rapports, qu’il me plaît assez de considérer comme un genre littéraire à part entière. »  
 

 

 

 

 Grégoire Bouiller 

 L'invité mystère

 Éditions Allia, 2012