L’exergue choisi pour cet ouvrage, sous-titré « récit », donne une précieuse indication : « De mes états d’âme, la neige est celui que je préfère. » C’est de Jules Renard, dans son Journal. C’est primesautier, un peu taquin. En fait, la métaphore installe un paysage et surtout partage le monde en deux. Sous la neige, sous les pages du récit, la dure réalité ; en superficie, la perfection du style. Sophie Pujas sait regarder la capitale, dont elle emprunte les boulevards et plus encore les ruelles, pour conférer un territoire à son récit, mais plus encore l’intérieur des êtres qu’elle croise et qu’elle invente, à la fois. « Les êtres humains n’affichent pas ainsi leurs abîmes, leurs fantômes. Il faudrait pouvoir deviner, sous le front, tel deuil, au creux des reins, tel grand amour perdu, dans la chevelure, tel regret, pour ne pas ouvrir négligemment des trappes sous les pas de ceux à qui nous parlons. »

Ce récit est une éphéméride où les jours ne se détachent pas, comme ceux du calendrier, mais s’agrègent aux précédents, sur quatre saisons. À chaque page ou presque, et dans le halo des « maraudes », errances, qui donnent leur titre au volume, se révèle une histoire en miniature. L’être humain y est présenté dans toutes ses dimensions, par les silhouettes qui se succèdent, arpentant Paris. Un sans domicile fixe, rue de l’Odéon, mort de froid, d’un « froid de gueux ». Un street artist rue de l’Equerre. Une mère qui sort pour la première fois avec son nouveau-né, et qui « lui décrit, d’une voix qu’elle ne se connaissait pas, les arbres, les fleurs et les passants » du Parc Monceau... Sophie Pujas rejoint là, pour ces sentiments si rarement exprimés dans la littérature, la Françoise Lefèvre du Petit Prince cannibale qui a su faire si bien résonner ce timbre-là.

Le style de Sophie Pujas – on ne s’étonnera pas qu’un écrivain véritable fasse le don d’un style – est un régal. Ses phrases sont incisives sans être carnassières. Elle marie la formule, un art de la chute digne de Maupassant, et le délié nécessaire à l’expression de la délicatesse. Elle interroge, de façon cinglante : « Combien de haine peut-on recevoir chaque jour ? » Elle constate : « La modernité a banni la pause. » Elle sait dénicher « l’aiguille du désir dans la meule de foin des femmes indifférentes », une jupe qui « pétarade au soleil », à l’autre extrémité : « un visage sans personne derrière ». Elle sait faire ressentir aussi toute une histoire d’amour en quelques lignes : « Elle sait que bientôt, c’est presque inéluctable, elle connaîtra le poids exact de ce corps contre le sien, sa chaleur dans la nuit, le timbre précis de cette voix, invisible possession, mémoire vive pour les heures moins fastes. » Elle relate à ravir les rencontres, les ratés, les illusions et les désillusions. Qui avait noté avant elle : « le désir la prive des mots qu’elle devrait dire » et comment un couple, avant même de naître, s’est déjà défait ?

« Nous n’aimons pas la perfection, mais la fragilité, ce qu’il nous faut apprendre à protéger. Ce qui fait notre déroute en amour n’est pas l’idéal courbe d’un visage mais le trouble pailleté d’un regard. Ce sont les aspérités d’une âme qui nous laissent à merci. » Si ces traits ne rendent qu’à peine l’épiderme de la ville qu’offre aussi ce récit — comment est-il possible qu’il n’y ait pas de bar dans la rue Hemingway ? –, c’est que tout y fait merveille. On devrait accueillir autrui sans rien attendre de personne. En trois lignes, elle confirme la preuve de cela, rue de la Lune, et que néanmoins l’âme humaine est increvable. Elle peut tout tolérer, l’âme, même « les mots cravatés », « les yeux en embuscade » et que « le temps n’est pas à la mesure de nos cœurs ».
Voilà un très beau livre, le second, d’un écrivain qui marie le cru et le cuit, la massette et le plumet, la vérité et mille enchantements, et dont il faudra suivre le cheminement. Mais Maraudes délivre déjà un tel plaisir que ce serait un grand dommage de surseoir à sa découverte
 

Sophie Pujas

Maraudes

Gallimard [collection L’Arpenteur], 2015

168 pages, 16 €